Marie-Didace/16

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Beauchemin (p. 193-208).

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— Marie-Didace !

* * *

Marie-Didace, un souffle de vie, sans même la force de pleurer. Elle a un mois. À chaque visite, les voisines s’étonnent de la retrouver dans le ber.

— Ce petit pleur misérable !

— Elle est bleue comme un raisin !

— Mais elle geint sans larguer, reprend l’Acayenne, tandis que, de ses mains fortes, elle retourne l’enfant sur le ventre et la dodine à petits coups de genoux.

De la voir faire, Phonsine, qui relève mal de ses couches, frissonne, le cœur chaviré d’inquiétude, près du poêle surchauffé : « Elle va ben me la casser ! »

* * *

Marie-Didace, deux yeux noirs et pointus qui interrogent l’espace ou qui louchent, dans le ber, sur le poing qu’elle essaie de ronger. Une risette, un hoquet. Elle a trois mois. De nouveau, les voisines s’étonnent :

— Ma grand’foi, on dirait ben qu’elle veut profiter.

De semaine en semaine, de jour en jour, le mystère s’opère. Marie-Didace vit. Elle s’éveille à la connaissance des gens de la maison. Maman : un corsage noir et dur, où sa petite tête se heurte à chercher en vain un coin propice au sommeil. Memère : un vaste corsage fleuri, moelleux et chaud, qui se soulève en grandes vagues et en chansons.

Phonsine, déjà jalouse, veut reprendre l’enfant.

— Donnez ! dit-elle.

Mais Marie-Didace enfonce davantage sa tête dans le creux chaleureux, entre le bras et le sein de l’Acayenne.

— Tu vois ben qu’elle veut dormir. Elle fait sa niche. Ah ! la canaille de canaille !

La chaise fait entendre un craquement berceur :

— Berce… Berce… la petite… berce… berce…

Les yeux de Marie-Didace se ferment.

* * *

Mais le héros, le champion de la maison, c’est le père Didace. À un an et demi, Marie-Didace le suit comme son ombrage. S’il passe la porte sans l’emmener, elle trépigne, se jette par terre.

— Non, mais vous la voyez pas, la moutonne, qui fonce partout ? Viens-t’en, moutonne. Laisse pe-père tranquille.

— Elle se pâme ! crie Phonsine, affolée.

Vitement le père Didace revient sur ses pas. Voilà la petite consolée.

— Eh ! race de Beauchemin !

Pe-père : un gros parler fort, un visage plein de piquants.

Menton fourchu,
Bouche d’argent,
Nez cancan,
Joue bouillie,
Joue rôtie,
Petit œil,
Gros œil,
Sourcillon,
Sourcillette…

… un pied magique qui soulève l’enfant dans l’espace

Petit trot,
Gros trot,
Petit galop,
Gros galop,

Deux grandes mains qui la hissent au plafond.

— Elle me fait des joies, dit le père Didace, les larmes aux yeux, à qui veut l’entendre.

Pe-père : deux grands bras qui l’emportent à l’autre bout du monde… à l’étable, parmi la vie des bêtes. Z’Yeux-ronds, la queue basse, suit, comme par obligation.

Guidée par la main du père Didace, la main de la petite plonge dans le quart. Une poignée de moulée aux petits cochons qui pleurent comme des enfants, se bousculent, se dressent, l’œil éveillé, le museau rose et frémissant. Une poignée de grain aux poules. Les doigts écartés et raidis de moulée, Marie-Didace sourit de voir les poussins picorer à ses pieds.

Soudain le père Didace, las du vivant fardeau de l’enfant, s’engage vers la maison. La cour s’emplit des cris de Marie-Didace.

— Tu veux pas retourner à la maison ? Non ? Où c’est que tu veux donc aller ?

L’enfant pointe le bord de l’eau.

— Voir les canards au quai ? On y va. On y va…

De nouveau l’enfant se chagrine.

— Bon !

Du regard le vieux cherche alentour la cause de chagrin.

— C’est pourtant vrai, on a semé Z’Yeux-ronds en route.

Sans Z’Yeux-ronds qui couraille les canards, il n’y a guère de plaisir à avoir au quai.

— Z’Yeux-ronds !

Le chien abandonne à regret sa tache de soleil. Il clopine jusqu’auprès de son maître, puis prenant sa part du jeu, il s’élance à la poursuite des canards. Phonsine paraît sur le seuil de la porte du fournil, le cœur ému :

— Vous allez me la rendre inserviable !

Puis, le cœur en alerte, elle crie :

— Surtout, penchez-vous pas avec, au-dessus de l’eau. Je vous le recommande, pour l’amour du bon Dieu !

* * *

— Marie-Didace !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Six ans faits ! et ça obéit pas plus qu’un petit enfant d’un an, s’impatienta l’Acayenne.

Marie-Didace, à plat ventre dans l’herbe haute, entendit sans broncher. À la voix de sa grand-mère, elle discerna qu’il n’était pas encore urgent de répondre. Les yeux mi-clos, comme une petite chatte, toute à sa vie secrète, l’oreille collée au sol, elle écoutait, par ce midi de juin, sa première musique de la terre. Alentour, une abeille butinait ; des anémones, de la vergerette, et, au fond, des violettes éclataient. Pour Marie-Didace, elles étaient des fleurs éveillées. D’autres, à côté, dormaient encore.

La cane blanche s’approcha, caquetant, le train lourd, imposant. Toujours immaculée et toujours solitaire, son isolement étonnait. Mais pas Marie-Didace qui en savait la raison. La cane blanche ne voulait pas salir ses plumes. De crainte que le secret de sa cachette ne fût révélé par le caquetage, Marie-Didace éloigna la cane.

— Marie-Didace !

La voix, plus aiguë, déchira le silence. Cette fois l’enfant jugea bon de répondre.

— Quoi c’est ?

— Cours vite au bord de l’eau. Va dire à pe-père que le manger est paré à dresser. Et pile pas dans l’ortie.

Marie-Didace s’assit sans hâte. Elle cueillit une anémone et en porta à ses lèvres la coupe minuscule. Une fourmi montait sur son pied. Avant de se lever, tandis que du sable chaud coulait entre ses orteils, elle laissa à l’insecte le temps de se poser à terre. Une fois debout, Marie-Didace partit en courant.

Soudain, essoufflée, elle s’arrêta et leva la tête. Les liards, aux feuilles lisses et soyeuses, bruissaient. Sur la branche maîtresse, un étourneau appelait. Un goglu, plastron blanc, dos lustré, s’envola. Partout, d’un arbre à l’autre, les oiseaux s’affairaient, chacun à son nid.

Plutôt que de passer par la barrière ouverte, Marie-Didace enfila avec difficulté la clôture entre les fils de fer. Une mèche de ses cheveux y resta accrochée. Sur la route, tout près, un léger attroupement se formait. L’enfant y courut, ses pieds nus faisant lever, par plaisir, le plus de poussière possible.

Le dernier coup d’eau avait noyé les terres. Le bas du Chenal du Moine était inondé. Depuis son mariage avec Bernadette Salvail, Odilon Provençal s’y était établi, en attendant de posséder le vieux bien paternel. Les propriétaires devaient laisser errer les animaux, qu’ils ne pouvaient encore mettre en pacage sur la commune, afin de permettre aux bêtes de chercher leur vie.

Odilon Provençal accourait, une poche à la main. Sa femme le suivait. Apercevant leur fils Tit-Côme, elle se mit à crier :

— Éloigne les enfants. Éloigne Tit-Côme, qu’il ait pas connaissance de rien.

— Quoi c’est ? demanda à Tit-Côme, Marie-Didace qui avait devancé le couple.

D’une voix flûtée trahissant déjà une légère suffisance, il expliqua avec condescendance :

— C’est la vache qui vient d’avoir son veau.

Dans l’herbe, près de la vache attentive à le lécher, le veau luisait, filandreux, son œil bleuté interrogeant l’espace.

Odilon, énervé, tempêtait après sa femme.

— Poigne la chaîne, Bedette, Hou donc ! mène la vache à l’étable. Remue-toi.

Bernadette leva les épaules de pitié.

— Pauvre Dilon ! pauvre homme que t’es ! Tu sais ben qu’elle voudra pas grouiller tant que son veau sera icite.

La vache partie, les enfants se dispersèrent. Sur le quai, un grand amas de laine séchait. Marie-Didace s’y jeta la tête la première. Didace, qui réparait son canot de chasse, sous le gros saule, pausa, le pinceau à la main, afin de mieux suivre les ébats de l’enfant.

— Tu goudronnes ?

Didace sursauta à la voix de Pierre-Côme Provençal qu’il n’avait pas entendu approcher. Lentement, posément, il répondit :

— Je goudronne !

Dans un regard, les deux hommes se mesurèrent :

Tu goudronnes : tu prépares ton canot pour chasser avant le temps ? Je te rejoindrai bien à la coulée des petits chenaux.

Je goudronne : essaye de me faire payer l’amende si tu peux ! Je placerai mon affût assez creux dans les joncs, que tu passeras à côté, sans même t’en douter.

— As-tu su la nouvelle ? demanda Pierre-Côme, appuyé au saule.

— … La nouvelle ? demanda à son tour Didace.

— Le lard a encore monté. Il se vend .27. Tout monte sans bon sens, le beurre de table .47, les œufs. Tout.

— Ouais ?

— C’est écrit sur la gazette. Va ben falloir s’y mettre à notre tour ?

— Ouais… répéta Didace en réfléchissant.

La guerre, une curieuse d’invention. Des hommes se battent, souffrent, perdent leurs biens. Ils meurent même sur le champ de bataille ; pendant ce temps-là leurs frères, au loin, mangent plein leur ventre et s’enrichissent. Oui, mais ceux du Chenal ont lutté, eux aussi. Dans les premiers temps de la colonie, par exemple, quand les Iroquois allaient tremper leurs armes au ruisseau Jean et que les anciens ne pouvaient pas s’éloigner de la maison, au risque de se faire scalper, autrement qu’armés de mousquets ; puis, quand les Sauvages enlevaient les femmes et les forçaient à vivre sous la tente comme des Sauvagesses. Depuis, les Beauchemin ont-ils lutté pour abattre la forêt, pour acquérir, ensuite pour conserver le petit lopin de terre, la maison, lutté contre l’eau, lutté contre les glaces, contre toutes sortes d’ennemis, tandis que ceux des vieux pays jouissaient.

Marie-Didace tirait son grand-père par la manche :

— Pe-père, écoute !

— Quoi, ma fille ?

— Écoute : la grive demande de la pluie.

Didace sourit à sa petite-fille :

Pauvre petite ! Qui sait si ce n’était pas à la suite de toutes ces misères que le sang des Beauchemin avait fait un remous dans Amable. Didace pensa : « Notre guerre, on l’a eue ! L’un à la joie, l’autre à la peine, c’est le roule du monde ! »

— Il y a pas l’ombre d’un doute, conclut-il, on va hausser les prix.

Il tira une touche profonde, à sa pipe :

— Puis la guerre marche toujours ? Quoi c’est qu’ils en disent sur la gazette ?

— Pas ben… ben de quoi. Pour parler franchement…

À la vérité, Pierre-Côme effleurait d’un regard rapide les titres des nouvelles de guerre : SUS AUX VIEILLES MÉTHODES… GUERRE À OUTRANCE… COMME LLOYD GEORGE… TROP GRAND NOMBRE DE MINISTRES EN ANGLETERRE. Son gros pouce humecté de salive tournait vite les feuilles pour arriver à la cote des denrées. À peine jetait-il un coup d’œil à la liste des morts au champ d’honneur, des blessés, des disparus, des prisonniers de guerre parmi lesquels ne se trouvait aucun des siens.

— La France en regagne-ti ? demanda Didace.

— Des fois elle faiblit. D’autres fois on dirait qu’elle veut prendre de l’avance.

— Ils vont pourtant finir par avoir la paix. Qu’ils doivent donc languir après !

Pierre-Côme se rengorgea pour protester :

— La paix, tu y penses pas ? Aux chantiers, à Sorel, ils viennent d’obtenir un gros contrat, vingt steamboats de cent quatre-vingt quelques pieds de long. Les gros culs-ronds achèvent pas de traverser de l’autre bord. Puis les obus, à c’t’heure ? Joinville dit qu’ils en fabriquent des huit cent mille par semaine, rien que dans le pays. C’est un signe, il me semble.

Didace perça le mobile des paroles de Pierre-Côme :

— T’es ben, toi !

— Quoi, j’sus ben ?

— T’es pas à plaindre ! Tu fais de l’argent comme de l’eau : une terre qui rapporte ; tes quatre garçons proches de toi. Trois établis, Joinville, aux obus, qui gagne des huit, dix piastres par jour.

— Mais va pas craire qu’il en dépense pas là-dessus…

Joinville était l’écharde plantée au cœur de Pierre-Côme. Dans l’espoir de le rattacher à la maison et à Rose-de-Lima Bibeau qui l’eût volontiers épousé, et plutôt que le voir s’éloigner pour tout de bon du Chenal, il avait consenti à le laisser travailler à Sorel. Puis, d’après les apparences, dans quelques semaines la conscription serait un fait accompli.

Voyant Didace qui travaillait le bras gauche collé au corps, il lui demanda :

— As-tu attrapé un effort ?

— Je sais pas trop si je me serai déplacé un petit os, ou ben tressailli un nerf, mais j’ai mal au bras l’yâble. On dirait que la viande veut laisser les os.

— Il a dû se former un câlus. Va donc voir Coq. Avec ses gros pouces il va te ramancher ça le temps de le dire.

— Ah ! ça va se replacer tout seul.

Ils fumèrent en silence. Au bout d’un certain temps, Pierre-Côme demanda :

— C’est-il le canot que le Survenant t’avait fait que tu répares là ?

— Le même. Avant qu’une branche vinssît tomber dessus, il avait pas un brin de mal. Il était comme flambant neuf. Heureusement qu’elle a tombé dret sur la pince, là où est la force.

— En effet, reprit Provençal, comme il se préparait à partir ; j’ai vu sur la gazette le portrait d’un gars qui ressemblait ben gros à ton Survenant. Mais ça peut pas être lui, parce qu’il était costumé en soldat.

Didace ne broncha pas. Longtemps il avait espéré, et craint à la fois, le retour du Survenant, parce qu’en revenant au Chenal du Moine, malgré la joie que le père Didace en eût éprouvée spontanément, le grand-dieu-des-routes aurait triché.

— Marche te coucher ! cria soudain Didace, au chien des Provençal qui harcelait Z’Yeux-ronds, haletant, la langue sortie.

— Ton chien est pas raisonnable, Gros-Gras. Il est toujours rendu icite à faire la loi au mien. Tu sais comment c’est que ce pauvre Z’Yeux-ronds était de quart, puis travaillant, quand il était plus jeune. Aujourd’hui, il a p’us la force. Si ton maudit jappeux continue, j’vas me grèyer d’un chien, son garçon à lui — montrant Z’Yeux-ronds — il est en élève su’ un habitant de Saint-Ours. Et tu vas voir que le tien va manger sa ronde, ça sera pas long.

Le vent tourna. Au loin la Pèlerine sonnait. Des bribes d’angélus volèrent dans le ciel bleu et blanc.

Pierre-Côme s’éloigna, le chien à ses trousses. Marie-Didace se souvint subitement de la commission qu’elle devait faire.

Au même instant la voix de l’Acayenne s’éleva pour appeler l’enfant. Puis, celle de Phonsine, angoissée :

— Mon Dieu ! pourvu qu’elle soit pas tombée dans le puits.

— Oui… oui… vous êtes pas à l’agonie, leur cria Didace.

Puis il dit à l’enfant :

— Réponds vite. Ta mère s’inquiète.

— Quoi c’est ? demanda Marie-Didace.

L’Acayenne cria :

— Tu vas manger la meilleure volée que les fesses vont te chauffer longtemps.

— Oui, touchez-y donc et vous aurez à faire au père Didace. On dirait que vous prenez plaisir à envoyer la petite au bord de l’eau.

Les deux femmes se querellaient près du fournil.

— Si le mois de septembre peut donc arriver, continua Phonsine, que j’vas donc vous l’entrer à la petite école ! Là au moins elle trottera pas.

— Ça serait ben un vrai crime, protesta l’Acayenne. Une enfant qui a pas encore l’âge de raison.

Marie-Didace se mit à pleurnicher, collée à son grand-père.

— J’y vas pas à l’école. J’y vas pas. J’sais pas lire, pas écrire. J’sais rien faire. Quoi c’est que j’aurai l’air, à l’école ?

— T’apprendras.

— J’ai pas l’âge de raison, me-mère l’a dit. Puis, dans les grosses tempêtes, j’m’écarterai dans la neige.

— Crains pas, je te battrai le chemin s’il le faut. Puis, après la classe, j’irai au-devant de toi. Tu te colleras à ras moi et je te cacherai le vent.

Il s’arrêta :

— Regarde, regarde vite ce qui vole au-dessus de la commune.

Un héron battait l’air de ses grandes ailes. Les pattes verticales, il se posa sur la grève opposée.

— Si t’es bonne fille, continua Didace, après-midi p’t’être ben que je te mènerai voir un nid de sarcelles.

— Où ça ? demanda l’enfant sur un ton de doute et de joie à la fois.

— Vis-à-vis l’Île à la Croix.

Marie-Didace battit des mains. Entre toutes les îles, elle aimait l’Île à la Croix dont la pointe verte représentait à ses yeux la proue d’un bateau paré de verdure.

— La petite mère sera-ti sur le nid ? demanda-t-elle.

— Oui, mais faudra que tu te tiennes tranquille pour pas l’effaroucher. Il lui reste presquement pas de plume. Elle les a toutes arrachées pour en garnir son nid. Les petits doivent pourtant être à la veille d’éclore.

— Il y en a combien ?

— Treize. Une vraie belle nichée. Le petit père se tient autour. Il y a rien de plus fin.

Du pied le père Didace écrasa un brandon fumant, parmi les herbes folles. Il le recouvrit de terre. Avec précaution, il plaça le pinceau dans la chaudière de goudron. Puis il prit l’enfant par la main.