Marie (Auguste Brizeux)/Marie, X

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MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 149-151).


Marie


 
Partout des cris de mort et d’alarme ! Paris
S’entoure avec effroi de ses jeunes conscrits,
Et du Nord, du Midi, des champs de la Lorraine,
Des jardins verdoyants de la riche Touraine,
Tous, enfants bien-aimés, déjà près d’être époux,
Accourent à grands pas au commun rendez-vous.
Sur l’habit du pays, qu’ils conservent encore,
Plus d’un porte une fleur, et tous, avant l’aurore,
Par bandes s’avançant aux deux bords du chemin,
Disent des chants de guerre en se tenant la main.
Liberté, seul amour que notre âme flétrie
Sente et poursuive encore avec idolâtrie,
De ce siècle sans foi seule divinité,
Regarde, à ton seul nom, regarde avec fierté
Se lever cette foule ardente, généreuse !
Dans tes prédictions si tu n’es point menteuse,
Quels biens, ô Liberté ! pourras-tu donc offrir
À ces nouveaux croyants qui pour toi vont mourir ?

Il faut partir aussi, Daniel ! Adieu ta ferme
Qu’un fossé large et creux contre les loups enferme,
Ton hameau recouvert d’un bois de châtaignier,

Et tes beaux champs de seigle ! adieu, jeune fermier !
Lorsqu’au lever du jour, joyeux, plein de courage,
Monté sur tes chevaux tu sortais pour l’ouvrage,
Avec toutes ses voix l’harmonieux matin
S’éveillait en chantant à l’horizon lointain :
Le noir Ellé d’abord, ou le Scorf à ta droite
Roulant ses claires eaux dans sa vallée étroite ;
Et, tel qu’un doux parfum, le chant de mille oiseaux
S’élevant du vallon avec le bruit des eaux ;
La brise dans les joncs, qui siffle et les caresse ;
Puis l’appel matinal de la première messe,
Répété tour à tour, comme un salut chrétien,
Du clocher de Cléguer à celui de Kérien. —
Adieu, Daniel ! adieu le bourg, l’église blanche !
Adieu ton beau pays ! Après vêpres, dimanche,
Tes amis te verront pour la dernière fois,
Et tu cacheras mal tes larmes sous tes doigts ;
Car pour nous rien ne vaut notre vieille patrie,
Et notre ciel brumeux, et la lande fleurie !

Mais avant de partir, si tu le peux, va voir
Celle qui demeurait chez sa mère au Moustoir,
Comme si tu voulais, avant ton grand voyage,
Visiter tes amis de village en village.
Assis dans sa maison, alors regarde bien
Si quelque joie y règne, et s’il n’y manque rien,
Si son époux est bon, sa famille nombreuse,
Et si dans son ménage enfin elle est heureuse.
Regarde chaque objet pour me les dire un jour,
Et que dans ton récit je les voie à mon tour.
Attache bien tes yeux sur cette pauvre femme.
Est-elle belle encor comme au fond de mon âme ?

Et ses petits enfants, prends-les entre tes bras,
Et s’ils ont de ses traits tu les caresseras.
Tu lui diras enfin (et toujours, je t’en prie,
Garde, en parlant, tes yeux attachés sur Marie),
Que tu pars, devenu soldat de métayer,
Que tu vas à Paris ; et, feignant de railler,
Tu lui demanderas si d’une ardeur fidèle,
Dans la grand’ville, ici, nul ne languit loin d’elle ;
Puis, revenant encore à ton prochain départ,
Dis-lui : « N’aura-t-il pas un mot de votre part ? »
— Oh ! S’il croît une fleur, une feuille à sa porte,
Daniel, prends-les pour moi ! déjà sèches, qu’importe !