Marie (Auguste Brizeux)/Marie, XII

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MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 170-173).
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Marie


 
« Ouvre ! c’est moi, Joseph ! — Quoi ! si tard en voyage !
N’as-tu pas rencontré les chiens près du village ?
Bon dieu ! seul et si tard dans le creux des chemins !
À ce feu de Noël viens réchauffer tes mains.
Noël ! t’en souvient-il ; quand, pour bâtir la crèche,
Les prêtres nous menaient cueillir la mousse fraîche ?
— Ne ris pas ! c’est Noël qui chez toi me conduit :
Je viens entendre encor la Messe de Minuit.
— Nous irons avec toi toute la maisonnée.
Ma jeune femme aussi. Car, depuis une année,
J’ai pris femme, au moment d’être soldat du roi.
A ton tour, mon ami, près du feu conte-moi
Les pays d’où tu viens… C’est du vieux cidre ! Approche !
Mélèn, appelez-nous au premier son de cloche. »

Soyez béni, mon dieu ! Dans les biens d’ici-bas,
Ceux qu’on poursuit le plus, je ne les aurai pas.
Il en est quelques-uns, hélas ! que je regrette ;
Mais il en est aussi que la foule rejette,
Et votre juste main me les donna, mon Dieu !
Des biens que je n’ai pas ceux-ci me tiennent lieu.
Dans cette humble maison, près de ce chêne en flamme,
Ce soir, je vous bénis, et du fond de mon âme !


Par un gai carillon enfin fut annoncé
L’office de Minuit. « Le chemin est glacé,
Disait Joseph Daniel en traversant la lande.
Chaque pas retentit. Comme la lune est grande !
Entends-tu, dans le pré, des voix derrière nous ?
— Oui, j’entends des chrétiens, des pasteurs comme vous.
Ils ont vu cette nuit la légion des anges
Passer et du Très-Haut entonner les louanges :
Gloire à Dieu ! gloire à Dieu dans son immensité !
Paix sur la terre aux cœurs de bonne volonté !
Et tous vont adorer Jésus, l’enfant aimable,
Le roi des pauvres gens, le Dieu né dans l’étable. »

O vivants souvenirs ! La nuit, par ce beau ciel,
Tandis que nous marchions en célébrant Noël,
Les arbres, les buissons, les murs du presbytère,
Dans la brune vapeur passaient avec mystère.

Toute l’église est pleine ; et courbant leurs fronts nus,
Les pieux assistants chantent l’Enfant Jésus ;
Chaque femme en sa main porte un morceau de cierge ;
On a placé la crèche à l’autel de la Vierge ;
Je reconnais les saints, la lampe, les deux croix ;
Enfin tout dans l’église était comme autrefois.
Moi seul je n’étais plus debout près du pupitre,
Chantant à l’Évangile et chantant à l’Épître ;
Mais, oublié des gens qui m’avaient bien connu
Et s’informaient entre eux de ce nouveau venu,
Je restais, comme une ombre, immobile à ma place,
Muet, ou pour pleurer les deux mains sur ma face.

A la Communion, quand le prêtre arriva
Offrant le corps du Christ, mon front se releva.

Les hommes, les enfants et les femmes ensuite
Marchèrent lentement vers la table bénite ;
Et, comme en un festin où beaucoup sont priés
Les mets sont tour à tour servis aux conviés,
Dès qu’un communiant avait reçu l’hostie,
Du ciboire sortait la blanche Eucharistie.
Seul encor je n’eus point ma part de ce repas.
Mais quand, les yeux baissés, et murmurant tout bas,
Les femmes s’avançaient vers la douce victime,
J’essayai de revoir (Seigneur, était-ce un crime ?)
Celle qui, près de moi, dans notre âge innocent,
À votre saint banquet s’assit en rougissant.
Je ne la nomme plus ! Mes yeux avec tristesse
La cherchèrent en vain cette nuit à la messe ;
Dans la paroisse en vain je la cherchai depuis :
Elle a quitté sa ferme et quitté le pays ;
Mais son sort, quel qu’il soit, m’entraînera moi-même :
Je vais, les bras ouverts, suivant celle que j’aime.

Terminons, il le faut, ce récit du passé,
Que je reprends toujours après l’avoir laissé…
Enfin la messe dite, et, vers la troisième heure,
Lorsque les assistants regagnaient leur demeure,
Mon hôte m’appela. « Quelque chose au retour
Nous attend, disait-il, sur la pierre du four. —
Hâtons-nous ! hâtons-nous ! » disait la jeune femme.
Or tant d’émotions fermentaient dans mon âme,
Qu’au détour d’un sentier, soudain quittant Daniel,
Par la lande j’allai tout droit vers Ker-Rohel ;
Et, de ces hauts rochers où brillait la gelée,
À mes pieds regardant le Scorf et sa vallée,
Je laissai de mon cœur sortir un chant d’amour

Que rien n’interrompit jusqu’au lever du jour.
Il semblait à longs flots rouler vers la rivière,
Ou suivre le vent triste et froid de la bruyère.
Et c’était un appel à la Divinité,
Pour toute nation un vœu de liberté ;
C’étaient, ô mon pays ! Des noms de bourgs, de villes,
D’épouvantables mers et de sauvages îles,
Noms plaintifs et pareils aux cris d’un homme fort
Luttant contre la main qui le traîne à la mort !…
Oui, nous sommes encor les hommes d’Armorique,
La race courageuse et pourtant pacifique,
Comme aux jours primitifs la race aux longs cheveux,
Que rien ne peut dompter quand elle a dit : « Je veux ! »
Nous avons un cœur franc pour détester les traîtres,
Nous adorons Jésus, le dieu de nos ancêtres,
Les chansons d’autrefois toujours nous les chantons !
Oh ! Nous ne sommes pas les derniers des bretons !
Le vieux sang de tes fils coule encor dans nos veines,
Ô terre de granit recouverte de chênes !