Marie Antoinette et Barnave/Introduction

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Texte établi par Alma SöderhjelmLibrairie Armand Colin (p. 1-26).

INTRODUCTION



En 1912, le monde littéraire ne fut pas peu étonné de trouver publiées dans la Revue de Paris, à côté de quelques lettres inconnues d’Axel Fersen à sa sœur Sophie Piper, des lettres de la main même de Marie-Antoinette qu’on supposait avoir été adressées à Barnave. Du moins telle était l’opinion de celui qui les publiait à l’époque, M. de Heidenstam, chambellan à la Cour de Suède, littérateur plutôt qu’historien. Celui-ci venait de découvrir au château de Löfstad, dans la province d’Ostrogothie, en Suède, appartenant à une descendante de Sophie Piper, la comtesse Émilie Piper, deux collections de documents, jusque-là ignorés, et dont les lettres publiées dans la Revue de Paris ne constituaient que des fragments. Les documents de la collection Sophie Piper avaient paru dans le numéro du 15 juillet 1912, ceux relatifs à Marie-Antoinette parurent dans les numéros des 1 et 15 novembre de la même année.

Peu de protestations se firent entendre lors de la publication de la Revue de Paris, mais elles se firent véhémentes et nombreuses lorsque parut en 1913, chez Calmann-Lévy, l’ouvrage de M. de Heidenstam : Marie-Antoinette, Fersen et Barnave. Il y reproduisait les deux collections de documents où il avait puisé les premières lettres révélées au public, bien que ces collections n’eussent à vrai dire aucun autre lien entre elles que celui tout fortuit de figurer ensemble aux archives de Löfstad et d’avoir trait à Marie-Antoinette. La première partie comprenait les lettres d’Axel Fersen à sa sœur Sophie Piper que celle-ci avait vraisemblablement reçues lors de ses séjours à Löfstad, où elle passa une grande partie de son enfance et aussi de sa vieillesse. Il existe des lacunes dans cette collection : elles correspondent probablement aux périodes où la destinataire ne résidait pas à Löfstad. La seconde partie du livre de Heidenstam comprenait la correspondance politique de Marie-Antoinette avec Barnave depuis le retour de Varennes jusqu’en janvier 1792. La présence de celle-ci aux archives de Löfstad s’expliquait moins facilement que celle des lettres à Sophie Piper.

À peine quelques mois après son apparition, l’ouvrage de Heidenstam fut l’objet d’attaques extrêmement violentes et ceci ne doit pas étonner, car, à l’en croire, les révélations qu’il avait apportées menaçaient sérieusement des faits considérés comme historiquement établis. Un historien connu, Hans Glagau, professeur à’1'Université de Greifswald, publia dans Die Internationale Monatsschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik (VIIIe année, nº 5), une longue étude, où il soumit les documents de M. de Heidenstam à une critique fort sévère ; ayant procédé à un examen serré, il les traita de grossière falsification dont l’auteur ne serait autre que M. de Heidenstam lui-même, « un de ces polygraphes qui ne doutent de rien ».

Cette étude critique fit sensation non seulement dans le monde des historiens, mais dans tous les milieux lettrés du monde. La question de savoir s’il s’agissait d’une falsification fit l’objet de discussions animées dans tous les pays. En Suède, où nombre de gens avaient entendu parler de l’existence de ces documents et les connaissaient même, l’argumentation catégorique de Glagau fut accueillie avec scepticisme, tandis qu’en Norvège, un excellent historien, Wilhelm Munthe, se ralliait à l’opinion de Glagau dans un article de l’Aftenposten du 5 mars 1914. En France, un accueil somme toute bienveillant fut réservé à l’ouvrage de Heidenstam dans de nombreux journaux, notamment par le Journal des Débats où M. Fernand de Brinon lui consacra un feuilleton. Les critiques bienveillants furent cependant bientôt réduits au silence par les Annales Révolutionnaires. Celles-ci qui avaient tout d’abord salué avec joie la publication des premiers documents dans la Revue de Paris, mettant seulement en doute les assertions de Heidenstam quant à la question tant de fois controversée de la franchise de Marie-Antoinette dans ses relations avec les Feuillants, donnèrent ensuite, en 1913, une large publicité à l’étude critique de Glagau et à la polémique qui s’ensuivit. On remarqua surtout deux articles importants signés par leur directeur, Albert Mathiez.

La première étude de Glagau avait en effet provoqué une polémique. M. de Heidenstam, suivant les conseils qu’on lui avait donnés, avait chargé deux experts suédois, M. Groenblad, de la Bibliothèque d’Upsal, et le comte Stenbock, de la Bibliothèque Royale de Stockholm, d’examiner l’authenticité des documents incriminés. Ceux-ci s’acquittèrent de leur mission avec célérité et donnèrent un témoignage que les adversaires de M. de Heidenstam taxèrent de partial. Glagau, adoptant une suggestion de Munthe[1], avait proposé que les documents fussent transportés à Paris pour être examinés par une commission dont auraient fait partie MM. Pierre de Nolhac, Aulard, Mathiez et Seignobos, sous prétexte qu’il n’existait point, en Suède, les éléments nécessaires pour établir une comparaison entre les documents de Heidenstam et les lettres originales de la reine, et que les experts suédois, quoique grands experts graphologues, n’étaient point assez familiarisés avec l’histoire de l’époque, pour pouvoir se prononcer sur des questions d’une nature aussi particulière. Mais on ne donna pas suite à sa proposition. Aussi personne ne se laissa-t-il convaincre par les experts suédois et Glagau moins que tout autre[2].

La guerre mondiale survenant, la polémique autour du livre de Heidenstam fut un moment oubliée : mais, en 1916, elle se ralluma. Cette fois-ci, l’attaque venait d’Angleterre. Un historien anglais, Miss E. D. Bradby, auteur d’une Vie de Barnave[3], soumit de nouveau la publication de Heidenstam à un examen dans une longue étude, publiée dans The English Historical Review[4].

Miss Bradby se montre infiniment moins catégorique que sæs devanciers. Elle formule plusieurs objections de détail, mais aucune ne présente la même importance que les difficultés signalées par Glagau, ce qui s’explique aisément puisque ce dernier avait parlé le premier. Le ton des lettres à la reine, leur contenu ne lui paraissent pas conformes à l’idée qu’elle s’était faite de Barnave. Les relations que toute la correspondance atteste entre la reine et Barnave, les entrevues qu’elle relate lui paraissent inconciliables avec les dénégations de ce dernier au tribunal révolutionnaire. Cependant elle ne conclut pas formellement à la falsification et encore moins à la culpabilité de Heidenstam. Elle observe que Fersen a eu en sa possession un portefeuille où il avait enfermé « les papiers de la reine » et que la présence des documents au château de Löfstad semble témoigner en faveur de leur authenticité. Elle remarque en outre que, parmi les documents publiés par Heidenstam, il s’en trouve deux qui sont incontestablement authentiques et dont les originaux sont à Vienne : l’un est une copie de la lettre de la reine à Léopold, du 30 juillet 1797 ; l’autre la réponse de l’empereur. Elle ne pouvait savoir que cette réflexion est en fait sans portée, en ce qui concerne du moins la dernière de ces pièces, car elle ne figure pas dans la Collection et Heidenstam est allé la prendre dans la publication d’Arneth[5]. L’impression d’ensemble de Miss Bradby paraît avoir été que Heidenstam, manquant autant de science que de méthode, ne se serait pas contenté de publier de travers les documents qu’il avait découverts et de les annoter avec une inexactitude flagrante[6], mais se serait en outre permis de les retoucher, pour mettre en meilleure lumière les qualités d’esprit et la fermeté de la reine et pour rabaisser au contraire Barnave et ses amis, sans se rendre compte que ses connaissances étaient tout à fait insuffisantes pour procéder à de pareils remaniements avec quelque sécurité.

Quelques années après Miss Bradby, Mr Welvert, dans son petit volume, Le Secret de Barnave[7], déclara, au contraire, tenir pour authentiques les documents publiés par Heidenstam, en se référant d’ailleurs uniquement à l’expertise suédoise et sans entrer dans la discussion. Mais, en 1924, Mr G. Michon eut à les signaler dans sa thèse sur Adrien Duport et le parti feuillant[8] et déclara ne pouvoir les utiliser, en versant au débat un argument nouveau : « Il nous a été impossible, dit-il, de considérer comme une source sérieuse ce recueil qui a toutes les apparences d’une falsification. Nous ne pouvons que partager, à cet égard, les judicieuses critiques de M. Glagau. En outre, nous avons comparé, tant aux Archives Nationales qu’à la Bibliothèque de Grenoble, le fac-similé d’une lettre de Barnave, fourni par M. de Heidenstam, aux différents manuscrits de Barnave, et nous avons constaté de graves différences entre les deux écritures. Les s, les a, les v ne sont pas tracés de la même manière. Le mouvement général n’est nullement identique. Enfin, le détail suivant nous a paru péremptoire : les y pointés (y) qui se remarquent dans le facsimilé de M. de Heidenstam ne se retrouvent nulle part dans les manuscrits de Barnave. Il semble même peu probable que cette habitude de pointer les y soit celle d’un Français. »[9]

Ajoutons que, tout récemment, M. J.-M. Thompson a donné une idée d’ensemble de ce qu’on sait actuellement sur les papiers de Fersen et de la polémique dont nous venons de retracer les étapes, dans un article de l’English historical Review[10]. Avec beaucoup de modération et de sagesse, M. Thompson, sans rejeter l’authenticité, pense néanmoins qu’une conclusion définitive n’est pas possible aussi longtemps qu’on ne connaîtra pas le texte exact des documents en question.

II

Toutes les observations de ces critiques étaient loin d’être également pertinentes, mais en tout cas, on est en droit d’observer, sans méconnaître leur sagacité et leur science, qu’il ne leur était pas possible de formuler des conclusions définitives. La critique externe ne pouvait faire de progrès, puisque personne n’avait en mains les documents ; seuls, les deux experts suédois les avaient examinés, depuis leur publication par Heidenstam, et on objectait que pour contrôler l’écriture des lettres attribuées à la reine, ils leur avaient comparé seulement quelques fac-similés publiés par Feuillet de Conches et par Klinckowstroem ; que, pour les lettres de son correspondant, les moyens de comparaison leur avaient fait totalement défaut ; qu’il était fort douteux enfin que les manuscrits français du xvm siècle leur fussent familiers. On se croit seulement fondé à observer que l’objection tirée par Mr Michon d’une observation graphologique, exacte en elle-même, était sans fondement puisque, dès le début, la reine dit expressément qu’entre elle et Barnave s’interpose un intermédiaire qui « écrit les réponses sous la dictée »[11]. Barnave est bien le correspondant de Marie-Antoinette, mais les réponses qu’il lui faisait ne peuvent donc être de son écriture.

Par la critique interne, on ne pouvait non plus aboutir. Mr Glagan et Miss Bradby raisonnaient comme s’ils eussent été certains d’avoir entre les mains le texte exact des documents. Il y avait pourtant un fait qui permettait de présumer qu’il n’en était rien et ce fait ne leur avait pas échappé : Heidenstam, en effet, avait donné, des mêmes lettres, deux reproductions différentes, dans la Revue de Paris, d’une part et, de l’autre, dans son volume ! Les experts suédois avaient eux-mêmes signalé de graves erreurs de lecture. Le plus probable était donc que Heidenstam n’avait aucune idée des obligations qui s’imposent à l’éditeur de documents historiques. L’examen de la Collection de Löfstad a confirmé cette hypothèse de manière éclatante. Nous nous bornerons à un exemple, mais il est convaincant. Soit la lettre de la reine, en date du 21 octobre 1791 ; voici, d’une part, le texte exact et, de l’autre, celui que présente Heidenstam, p. 222-223 :

TEXTE ORIGINAL[12] TEXTE DE HEIDENSTAM[13]
Je ne craindrai jamais d’entendre

la vérité ; je saurai gré au contraire à ces Messieurs lorsqu’ils chercheront à me la faire connaître. Mais, lorsqu’après un plan adopté, une marche constamment suivie de ma part depuis 4 mois, ces Messieurs sans aucun motif apparent, sans qu’on se soit même encore refusé à aucun de leur avis, m’annoncent qu’ils s’éloignaient de nos affaires, me parlent des dangers pour eux de continuer cette correspondance, j’avoue franchement que je n’ai pu trouver dans cette démarche de leur part, ni le caractère, ni le désir du bien public que je me plaisais à trouver en eux. Il y avait des réflexions très justes dans la grande lettre, mais il ne s’agit pas d’un seul ministre : c’est le ministère entier qui, par la petitesse de son esprit et de ses moyens, ne peut pas servir le

Je n’ai jamais refusé ou

craint d’entendre la vérité. J’ai toujours su gré, au contraire, à ceux qui cherchaient à me la faire connaitre. Mais lorsque après un plan adopté d’un commun accord, une marche suivie avec constance de ma part depuis quatre mois, ces messieurs viennent me dire, sans le moindre motif apparent, sans que je me sois une seule fois refusée de suivre leurs avis, qu’ils préfèrent s’éloigner de moi et de nos affaires, qu’ils me parlent de l’inutilité pour eux de continuer cette correspondance, j’avoue franchement, que je ne puis trouver dans cette démarche de leur part ni le caractère de générosité, que je me plaisais à leur reconnaître ni ce désir de servir le bien public, que je croyais trouver en eux. Je ne

roi et ne cherche jamais qu’à

se soutenir lui-même, au détriment des affaires de l’État ; ce n’est pas comme cela qu’on mène un grand royaume, surtout dans des moments de crise et voilà encore le malheur de ce décret si impolitique sur le ministère ; on a parlé à ces Messieurs du peu de peine que j’ai eu à décider Mr du Moutier ; vraisemblablement Mr de Ségur acceptera.

contesterai pas qu’il n’y eût

peut-être du vrai dans certaines des réflexions qu’ils me soumettent dans leur longue lettre. Mais il ne s’agit pas d’un seul ministre, mais de tout un ministère au-dessous de sa tâche. Ne l’ai-je pas dit maintes fois ? Par la petitesse de son esprit, l’étroitesse de ses moyens il est incapable de servir la politique du Roi. Il ne songe qu’d se soutenir lui-même, fût-ce même au détriment des affaires de l’État. Ce n’est pas comme cela qu’on mène un grand royaume, surtout dans des moments de crises comme ceux que nous traversons. C’est le résultat du décret si impolitique de l’Assemblée sur le ministère.

Il est fort peu juste d’en attribuer les effets à notre manque de franchise au Roi et à moi.

Ce n’est pas tout. Au lieu de publier purement et simplement des documents, Heidenstam a préféré les enchâsser dans un récit de sa façon ; il a été ainsi amené à les sectionner pour en citer des fragments en divers endroits. Ce procédé n’eût été admissible à la rigueur que si Heidenstam avait possédé une connaissance approfondie de l’époque et un sens historique infaillible. Il n’en était malheureusement pas ainsi et on peut imaginer les conséquences de ce découpage arbitraire, opéré par un incompétent. L’annotation erronée, que Miss Bradby a signalée, a encore aggravé le mal.

Il y a plus. Heidenstam a affirmé, dans son ignorance, que deux des lettres de la collection étaient adressées à Fersen, ce qui a permis à Miss Bradby de les arguer de faux, attendu que, si ces lettres avaient réellement existé, on ne voit pas, dit-elle, pourquoi Klinckowstroem[14] les aurait négligées. En fait, elles étaient destinées à Barnave : leur contenu ne laisse aucun doute à cet égard. En sens inverse, Heidenstam ne s’est pas aperçu que, dans le dossier de sa correspondance avec Barnave, la reine, qui évidemment ne partageait d’ailleurs pas les préoccupations d’un archiviste, avait glissé par inadvertance plusieurs minutes de lettres qui n’avaient rien à y faire. Tel est le cas pour un billet du 18 novembre, sans indication d’année, mais que Heidenstam a rapporté hardiment à 1791 : il a fait l’objet d’une des critiques les plus sérieuses de Mr Glagau. En réalité, il est de 1790 et concerne les relations de la reine avec Mirabeau.

Heidenstam a beaucoup souffert d’avoir vu contester sa bonne foi et il est mort récemment sans avoir obtenu des historiens la réparation qu’il souhaitait. C’est à tort qu’on a mis en doute sa loyauté ; après avoir lu le procès-verbal de l’expertise à laquelle Mr Lefebvre a fait procéder, ainsi que nos explications, tout le monde reconnaîtra que sa mémoire est lavée de tout soupçon. Mais il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même et il est très naturel qu’on l’ait suspecté. Il convient seulement d’observer que ses critiques auraient mieux fait, après avoir exprimé leurs doutes, de suspendre leur jugement jusqu’à ce qu’on eût comparé ses publications avec les documents. Que Heidenstam eût donné deux versions de ses documents dans la Revue de Paris et dans son livre, c’était une naïveté dont un faussaire n’eût sans doute pas fait preuve.

Quoi qu’il en soit, il était nécessaire de recourir aux documents pour trancher la question. Madame la comtesse Nordenfalk, à qui la propriété en appartient aujourd’hui, a répondu favorablement à notre demande. Nous sommes heureux de pouvoir lui exprimer ici notre reconnaissance. De l’examen auquel nous nous sommes livrés, il résulte que les objections qui avaient été formulées contre l’authenticité ne peuvent être retenues.

III

On peut faire deux parts dans les objections de Mr Glagau et de Miss Bradby. Les unes concernent le ton et la forme des lettres ou la vraisemblance de telle ou telle assertion ; les autres, très précises, signalent des impossibilités évidentes ou des erreurs de fait que Barnave ne pouvait pas commettre.

Nous n’insisterons pas longuement sur les premières qui n’ont rien de décisif. Marie-Antoinette écrivant à Barnave qu’elle aurait cherché plus tôt à lui faire parler, si Lafayette ne lui avait dit, de sa part, qu’il la priait « de ne pas parler de lui, ni d’avoir l’air de s’en occuper »[15], Miss Bradby estime que Lafayette ne se serait pas chargé d’un message pour la reine. Pourtant, qu’y a-t-il là d’invraisemblable ? Les triumvirs avaient défendu Lafayette, le 21 juin, et s’étaient présentés en sa compagnie aux Jacobins ; si leurs idées n’étaient pas absolument identiques, ils se mirent du moins d’accord pour conserver la royauté et pour maintenir Louis XVI sur le trône : il se peut donc fort bien que Lafayette ait consenti à rendre à Barnave un tel service ; il savait bien que Barnave avait dirigé les réponses du roi aux commissaires de l’Assemblée, le 26 juin, et la Fes. toute indiscrétion ne pouvait pas lui échapper. Bradby juge, d’autre part, que Barnave ne s’exprime pas d’une manière assez courtoise dans sa correspondance avec la reine de France. Cet argument ne tient pas : il ne s’agit pas de lettres en bonne et due forme, mais de notes qui résument les vues d’un groupe d’hommes. Il suffit de comparer le seul billet, adressé personnellement par Jarjayes à la reine, aux notes qu’il lui transmet de la part de Barnave, pour apercevoir la différence. L’objection est encore moins soutenable quand on se rappelle qu’il se trouve fort peu de formules d’étiquette dans les lettres de Fersen ou d’autres de ses contemporains. La reine elle-même en faisait d’ailleurs assez bon marché. Elle écrivait notamment à Fersen de « mettre seulement : vous » et que « le Roi dispense de toute cérémonie ». Une comparaison avec les lettres que Fersen adressait vers la même époque à Gustave III fait ressortir la différence de ton et de style, quoique le roi de Suède ne fût pas particulièrement friand de formules de politesses dans sa correspondance avec des amis intimes.

Nous irons même plus loin, en affirmant que ce ton « peu séant » (rude) que Miss Bradby reproche aux triumvirs est en somme un nouvel argument en faveur de l’authenticité des documents. S’il ne s’agissait que d’une falsification et surtout si Heidenstam en eût été l’auteur, il ne lui serait certainement pas venu à l’idée de faire parler aux triumvirs un langage familier ou grossier. Tout au contraire les modifications que Heidenstam a fait subir au texte se rapportent-elles à ces soi-disant écarts de langage. Heidenstam s’est appliqué à rendre le style des triumvirs plus poli et celui de la reine moins direct et moins confiant !

Mr Glagau, lui, s’attaque à la lettre du 5 novembre 1791 où Barnave met la reine en garde contre Mme de Staël et Narbonne, en la priant de ne leur tenir à l’avenir aucun propos malveillant sur Lafayette, car ils s’en serviraient aisément, attendu qu’ils le détestent : « une telle erreur est impossible, surtout pour Barnave ; seul, un faussaire très mal renseigné pouvait la commettre ». Il est incontestable que les fayettistes, sinon Lafayette qui était alors en Auvergne, manœuvraient alors de concert avec Mme de Staël, mais il est bien possible aussi que celle-ci le regardât comme un rival éventuel pour son amant ou que ses sentiments personnels ne fussent pas d’accord avec sa conduite politique ; il ne nous paraît pas prouvé que Barnave ait commis une erreur ; il l’est d’ailleurs encore moins qu’il fût incapable de se tromper en pareille affaire.

Le même critique croit aussi trouver une contradiction entre celles de nos lettres où Barnave parle du duc d’Orléans et le mémoire à l’empereur que les triumvirs firent envoyer par la reine, en janvier 1792, et qui est connu depuis longtemps. Dans les premières, Barnave met en garde contre ce qui se passerait si le comte de Provence, puis le comte d’Artois, se trouvant déchus de leur droit à la régence, le duc d’Orléans s’avisait de sortir de France et d’y rentrer sur réquisition de l’Assemblée ; non seulement, il deviendrait le régent désigné, mais il reparaîtrait en France « avec toute la popularité formée de la haine que se seront attirée les frères du roi ». Au contraire, dans le mémoire, l’importance politique que les émigrés attribuaient au duc d’Orléans se trouve déniée : « il ne faut qu’avoir passé trois jours à Paris pour savoir dans quel mépris, il y est tombé ; personne ne pense à en faire quelque chose ! » On peut répondre d’abord que les lettres en question sont de Barnave, tandis que le mémoire est de Duport. On peut observer ensuite que Barnave n’envisage qu’une hypothèse : le duc d’Orléans deviendrait populaire s’il manœuvrait de la façon qu’on suppose, ce qui n’implique pas qu’il le fût au moment où Barnave écrivait. Enfin, en admettant même que la contradiction fût réelle, pourquoi serait-elle invraisemblable ? Barnave était exposé, comme n’importe qui, à présenter les faits de la manière la plus favorable à la cause qu’il était en train de plaider.

Plus importantes assurément sont les objections fondées sur des erreurs de fait. Certaines sont pourtant sans valeur et il aurait suffi de lire attentivement la publication de Heidenstam pour s’en apercevoir. Ainsi Mr Glagau allègue que dans les lettres du 25 septembre et du 10 octobre, les triumvirs et la reine « soutiennent qu’il appartient au roi de nommer le gouverneur de Paris ». Or, pareil dignitaire n’existait pas à cette époque. Mais le texte publié par Heidenstam parle seulement du gouverneur ». C’est en note que Heidenstam explique qu’il s’agit du gouverneur de Paris et il suffisait de rectifier son erreur : les experts suédois ont aussitôt aperçu qu’il s’agissait du gouverneur du dauphin. De même, Glagau fait grand état d’un passage sur le refus du ministère des affaires étrangères par Mr de Ségur : il aurait décliné le poste à la suite d’une forte manifestation de l’Assemblée nationale contre son imminente nomination ». Or, Ségur passait pour libéral et l’Assemblée aurait accueilli cette dernière avec plaisir. Mais, si l’on se reporte au livre de Heidenstam, p. 193, on constate de nouveau qu’il s’agit d’une interprétation erronée de l’auteur. La lettre du 30 octobre ne parle nullement d’une manifestation parlementaire contre Ségur, mais seulement de ce qui s’est passé hier à l’Assemblée », c’est-à-dire des attaques dirigées contre le ministre de la guerre Duportail, qui dégoûtèrent réellement Ségur du ministère, au témoignage de Bertrand de Moleville.

Il ne reste rien non plus de la remarque relative au ministre de l’intérieur que Barnave appellerait indifféremment Garnier ou Cahier (de Gerville). Barnave ne les confond pas du tout : il parle d’abord de Garnier, administrateur du département de Paris, comme candidat possible, et ensuite de Cahier comme autre candidat, puis comme ministre.

En fin de compte, deux objections seulement avaient à l’époque une réelle consistance.

Dans un billet du 18 novembre, publié par Heidenstam, p. 240, la reine parle de la nécessité de soutenir Lafayette à cause des services qu’il peut rendre puisque, dans son propre intérêt même, il doit employer toute la force qu’il a entre les mains « pour le maintien de l’ordre et la sûreté des Tuileries », ce qui revient à lui supposer le commandement général de la garde nationale. Or Lafayette avait abandonné cette fonction dès le 8 octobre et il était retourné en Auvergne. En fait, ce billet ne porte pas de date d’année et il est de 1790, comme plusieurs autres qui, ainsi que nous l’avons dit déjà, ont été adjoints sans raison valable à la correspondance de la reine avec Barnave, alors qu’ils n’étaient nullement adressés à ce dernier.

En second lieu, dans ses lettres du 12 et 13 décembre, Barnave fait allusion à l’impression produite par le veto du roi « à la loi contre les prêtres assermentés », dit Mr Glagau et, dans la lettre du 13, il insiste en outre sur la nomination de MMrs de Lessart aux affaires étrangères, Garnier à l’intérieur et Narbonne à la guerre. Or, le veto en question n’a été rendu public que le 19 ; de Lessart et Narbonne ont été nommés le 20 novembre et le 6 décembre ; Cahier, et non Garnier, l’a été le 3. Déjà les experts suédois avaient répondu que la lettre datée du « 13 au matin » à en croire Heidenstam qui, par surcroît, avait jugé convenable de la placer en décembre (p. 254), était en réalité datée du 13 novembre, tout simplement. Quant à celle du 12, elle ne porte pas d’indication de mois et c’est, également par erreur, que Heidenstam l’a rapportée au mois de décembre. Il est à peine besoin d’ajouter qu’elle ne parle pas du décret relatif aux prêtres assermentés, mais seulement « du veto » : or, le 12 novembre, le refus de sanction avait été en effet notifié à l’Assemblée contre le décret du 9 relatif aux émigrés. La difficulté est donc résolue.

IV

Venons maintenant à la provenance de nos documents. La discussion comporte deux points :

1° La correspondance de Marie-Antoinette avec les chefs feuillants est-elle attestée par ailleurs ?

2° Comment cette correspondance est-elle parvenue en Suède, au château de Löfstad ?

I. — Nous savons — et Glagau lui-même le reconnaît — qu’il a existé une correspondance entre Marie-Antoinette et les chefs feuillants, les « triumvirs ». Nous trouvons une allusion à celle-ci dans des lettres de la reine à Fersen. Déjà dans la seconde lettre qu’elle lui adresse, celle du 26 septembre 1791, elle laisse entrevoir qu’il existe une telle correspondance. « Je vous assure », écrit-elle, en rapportant à son ami les différents projets envisagés pour le discours qu’avait prononcé le roi, à l’occasion de l’acceptation de la constitution, « je vous assure que c’est le moins mauvais projet qui a passé. Vous les jugerez un jour car je garde tout ce qu’a ex… ». Cette phrase mutilée ne dit guère grand’chose en elle-même, mais devient parfaitement claire, si on la rapproche des lettres suivantes.

Après la visite aux Tuileries d’un des fidèles amis de la famille royale, l’évêque de Pamiers, Marie-Antoinette écrit à Fersen, le 7 décembre 1791 :

« Il vous dira bien des choses de ma part, et surtout sur mes nouvelles connaissances et liaisons. Je l’ai trouvé bien sévère ; j’avais cru avoir déjà fait beaucoup et qu’il m’admirerait : point du tout. C’est qu’il m’a dit tout net que je ne pouvais en trop faire. Mais, plaisanterie à part, je vous garde, pour le temps heureux où nous nous reverrons, un volume de correspondance très curieuse, et d’autant plus curieuse qu’il faut rendre justice à ceux qui y ont part ; personne au monde ne s’en doute, et si on en a parlé, c’est si vaguement que cela est rentré dans les mille et une bêtises qu’on dit chaque jour. »

Le 22 décembre, Marie-Antoinette écrit de nouveau à Fersen :

« J’ai bien envie de vous envoyer Goguelat, ne fût-ce que pour trois jours, pour qu’il puisse causer à fond avec vous… Mandez-moi ce que vous en pensez. Il ne sait rien de ma correspondance avec les personnes que l’évêque vous a dit. »

Fersen n’est d’ailleurs pas le seul à recevoir ces sortes de confidences de la reine. À Mercy aussi, elle parle ouvertement de ses négociations avec les Feuillants. C’est ainsi que le 31 juillet 1791, en recommandant à Mercy l’abbé Louis, que les triumvirs ont envoyé en mission auprès de l’empereur, elle écrit :

« L’abbé Louis qui va vous joindre… C’est M. Duport qui l’a proposé. J’ai lieu d’être assez contente de ce côté-là c’est-à-dire des Duport, Lameth et Barnave[16]. J’ai dans ce moment-ci une espèce de correspondance avec les deux derniers que personne au monde ne sait, même leurs amis. Il faut leur rendre justice…, etc. ».

Mais tout en reconnaissant que cette correspondance a bien existé, Glagau se croit cependant en mesure d’affirmer qu’elle aurait été brûlée au mois de mars 1792, au lendemain de la chute des Feuillants. Son affirmation s’appuie sur une lettre que Fersen aurait adressée au Roi de Suède, Gustave III, le 24 mars 1792 et qui se trouve dans la collection de Feuillet de Conches[17]. Voici le passage qui s’y réfère : « Dans cette extrémité, le roi et la reine ont pris toutes les mesures possibles, ils ont brûlé et détruit tous leurs papiers. Ceux qu’ils ont absolument voulu conserver sont en sûreté. » Mais il résulte justement de cette lettre qu’ils en avaient gardé une partie et, d’autre part, il n’est pas impossible qu’à cette date, Fersen lui-même fût déjà en possession de la correspondance avec Barnave.

Dans les Mémoires de Mme Campan figure également un passage qui s’y rapporte : Après le 20 juin, la reine mit dans un portefeuille qu’elle confia à Mr de Jarjayes, ses lettres de famille, plusieurs correspondances qu’elle jugeait nécessaires de conserver pour l’histoire du temps de la révolution, et particulièrement les lettres de Barnave et ses réponses dont elle avait fait des copies… » Dans la Biographie universelle de Michaud, nous lisons : « On sait qu’à la fin d’aoust… Ce fut en ce moment d’effroi général que Jarjayes, ne pouvant confier à aucun autre le portefeuille de la reine, se vit réduit à le brûler et à chercher asile hors de chez lui… ». Cette tradition provient sans aucun doute de Mme Campan, car elle se retrouve dans les Mémoires publiés par son neveu. Or, l’autorité de Mme Campan, comme mémorialiste, est trop contestée[18] pour que nous lui donnions la préférence au préjudice de témoignages moins précis il est vrai, mais d’une authenticité absolue et qui expliquent le transfert à Löfstad des documents dont nous avons commencé par montrer que la critique n’a aucune raison de soupçonner non plus l’authenticité.

2. — Aucun document ne nous dit à qui Marie-Antoinette a remis cette correspondance, si c’est à Fersen ou à quelqu’un de ses amis, ni à quelle époque elle s’en est séparée. Mais quelques indications suggèrent deux hypothèses hautement vraisemblables. Par une coïncidence, qui paraît ne pas être le fait du hasard, la correspondance s’arrête au moment même où Marie-Antoinette attendait l’arrivée à Paris de Fersen ou plutôt, au moment où il annonçait que ce voyage clandestin, remis plusieurs fois, aurait lieu le 11 février 1792.

La fin de la correspondance coïncide également, il est vrai, avec le départ de Barnave. La dernière lettre est du 5 janvier — Heidenstam l’a placée au 3 janvier — 1792. C’est une lettre personnelle de Barnave. La reine a écrit en bas du dernier feuillet cette note explicative : « Fin de ma correspondance avec 2 : I, qui est parti ce même jour. Je continuerai la correspondance avec 4 : 15 », c’est-à-dire avec Duport. Si elle n’a pas joint cette dernière à la précédente, c’est peut-être qu’elle avait dessein de remettre la correspondance terminée à Fersen, lors de sa prochaine visite.

Il se peut donc que Fersen les ait reçues, lors de sa visite aux Tuileries, en février 1792.

Mais il se peut également que la reine ait confié ce paquet de lettres à un ami de Fersen, à Simolin, ministre de Russie, dont l’arrivée à Bruxelles coïncida avec le départ de Fersen pour Paris, ou bien à l’Anglais Craufurd, lequel vivait, à Paris, depuis le mois de novembre, avec sa compagne Mme Sullivan, qui était aussi l’amie de Fersen ; il était entièrement dévoué à la famille royale et, en cette qualité, fréquemment reçu aux Tuileries.

En tout cas, Fersen était en possession de papiers provenant de la reine, le 9 novembre 1792, jour où il dut quitter précipitamment Bruxelles, sous la menace de l’arrivée imminente des troupes françaises. Fersen note le 9 novembre dans son Journal Intime :

« Il fut décidé qu’on monterait en voiture. On voulut m’engager à brûler le portefeuille qui contenait les papiers de la reine, mais je n’en fis rien ; je le plaçai avec les miens dans la voiture de Simolin. J’avais résolu la veille de les remettre à Lord Elgin pour être envoyés en Angleterre, mais l’insurrection d’Anvers me fit changer d’avis, ou plutôt Mme Sullivan ne les lui fit pas donner dans la nuit, lorsqu’il envoya les chercher par son courrier. »

Il est permis de supposer que Marie-Antoinette avait remis ces papiers à Craufurd, et que Mme Sullivan en avait eu la garde, puisqu’elle portait un si vif intérêt à tout ce qui touchait à la reine.

Nous pensons que, parmi les papiers de la reine, qui furent ainsi sauvés, se trouvait sa correspondance avec les chefs feuillants. Dans la collection des autographes de Marie-Antoinette, au château de Stafsund, figure un bout de papier, sur lequel Marie-Antoinette a écrit de sa main : « Papiers à mon ami ». Ce morceau de papier, visiblement découpé dans un plus grand, est peut-être tout ce qui reste de l’enveloppe qui renfermait la précieuse correspondance qu’on lira plus loin.

V

Il ne nous reste plus qu’à répondre aux deux questions suivantes : Avec qui la reine a-t-elle correspondu ? Qui a servi d’intermédiaire entre elle et ses correspondants ?

Dans les notes et dans les lettres de la correspondance de Marie-Antoinette que nous publions ici, la reine a recours à un chiffre, pour masquer les noms réels de ses correspondants, ou des personnes qu’elle considérait comme ses conseillers particuliers. Ce chiffre est d’une grande simplicité. D’ailleurs, même sans en avoir la clef, on serait cependant arrivé à mettre des noms propres sous les chiffres employés par La reine, car il lui arrive de les remplacer par des initiales ou même par les noms eux-mêmes. C’est ce qu’a fait Heidenstam, qui a su nous donner Les vrais noms, tout en ignorant la signification du chiffre. La solution de celui-ci ne fait en somme que confirmer, que corroborer ce que nous savions.

Voici comment nous avons trouvé la clef de l’énigme. Si l’on a tant soit peu l’habitude de messages chiffrés, la première chose à faire est de chercher la clef du chiffre dans l’ordre alphabétique. C’est ce que nous avons fait. À se traduit donc en langage chiffré par 1, B par 2, et ainsi de suite, 2 : 1 ou 2 : dans le chiffre de la reine se lit donc BA ou B (Barnave) ; 1 : 12 se lit AL (Alexandre de Lameth) et 4 : 15 devient DP (Duport). Si le chiffre porte exceptionnellement le prénom Alexandre pour Lameth, c’est sans doute parce que la reine l’a fort bien connu à la Cour et qu’il y avait d’autres frères Lameth. Ces désignations reviennent constamment dans la correspondance de la reine pendant les premiers mois. Ensuite nous les trouvons alternant avec les majuscules des noms et à de rares reprises avec les noms entiers.

Ainsi, la reine dit et répète qu’elle tient cette correspondance avec les chefs feuillants, « ces messieurs », comme elle les désigne en leur écrivant. À la réception du premier message de Marie-Antoinette, Barnave déclara « qu’il était lié à ses amis » par un engagement indissoluble ; Alexandre de Lameth et, à un moindre degré, Adrien Duport, furent mis dans la confidence et, participèrent ainsi à la correspondance. On entrevoit toutefois que Duport, méfiant, se retire bientôt et que, en décembre seulement, il revient pour prendre la succession de Barnave, après le départ de celui-ci.

Mais, parmi ces conseillers, la reine, dès le début, désigne Barnave comme le principal. Dans sa première note, elle le cite plusieurs fois comme « celui avec lequel j’avais causé » ; elle évoque le retour de Varennes : « frappée du caractère et de la franchise que je lui (2 : 1) ai reconnu dans les deux jours que nous avons passés ensemble…… » ; et ce n’est pas une, mais maintes fois, qu’elle lui rappelle ce voyage » dans ses lettres, tout comme Barnave le fait dans les siennes. De temps à autre, l’on trouve même des allusions plus personnelles pour rappeler les bonnes relations, nouées dans ces tristes circonstances. Il nous semble même qu’il y a dans la correspondance deux sortes de lettres, les unes plus personnelles, les autres plus sèches, ayant plus strictement trait aux « affaires ». Bref, si Barnave est censé parler au nom d’un groupe, on n’en a pas moins l’impression très nette que ces notes à la reine sont bien de lui ; il n’y a pas de doute qu’il fût seul à lire les lettres de Marie-Antoinette ; s’il consultait ses amis avant d’envoyer la réponse, c’était lui qui la dictait ou qui rédigeait la minute que l’intermédiaire recopiait.

Car il y a eu un intermédiaire. Marie-Antoinette répète tant de fois qu’elle a envoyé ses lettres et qu’elle a reçu les réponses par les soins d’un agent qu’il ne peut y avoir de doute à ce sujet. Et ce n’est pas tout ; elle pose en principe, dès le début, que cet agent écrit lui-même les réponses, en sorte qu’il ne peut y avoir aucun danger d’écriture « reconnue » pour son correspondant. Ce n’est pas là une découverte : c’est écrit en toutes lettres dans la première note de la reine. Il faut pourtant bien le rappeler puisque Mr Welverti[19]et Mr Michon[20]s’y sont trompés et ont comparé les notes adressées à la reine aux manuscrits de Barnave, le premier pour conclure qu’elles sont bien de son écriture, le second pour affirmer qu’elles ne sont pas de lui !

Quel fut cet intermédiaire ? Sur ce point précis, M. de Heidenstam ne nous induit point en erreur, mais il nous donne un faux chiffre pour l’agent, I : o au lieu de 10 :. L’original porte 10 :. Mais ce n’est pas une erreur de copiste, c’est tout simplement une négligence. M. de Heidenstam ne savait pas lire le chiffre. Il commet en ce sens une bévue assez grosse quoique fort amusante. Page 65 de son livre, à propos d’un passage d’une lettre des triumvirs où il est fait allusion « à l’extravagante conduite des 290 », Heidenstam a cru bon de donner une note explicative. « 290 » était pour lui un chiffre et, dans une note, il explique que ce chiffre visait « le comte de Provence qui avait pris le titre de régent en raison de la captivité du roi et du dauphin » !

La dixième lettre de l’alphabet étant J, le nom de l’intermédiaire devait commencer par un J, et, de fait, en certains passages, la reine le désigne par cette lettre. Qui pouvait-ce être sinon le comte François-Augustin Régnier de Jarjayes ?

Cette identification concorde avec les indications des contemporains et avec ce que nous savons de Jarjayes et de sa femme. Mme Campan raconte que la reine la mit au courant de ses relations avec les constitutionnels par l’intermédiaire de Jarjayes[21]; il est bien douteux que Marie-Antoinette lui ait fait pareille confidence, mais elle était cependant bien placée pour voir et entendre. En 1850, le vieux marquis de Jaucourt fit passer là-dessus un renseignement à Sainte-Beuve[22] : la reine mettait sa lettre cachetée dans la poche de Jarjayes ; Barnave l’y replaçant, après l’avoir lue et recachetée. Il est plus probable que Jarjayes n’a pas rempli souvent cet office de boîte aux lettres et que sa femme, à l’intérieur des Tuileries, servait d’intermédiaire entre lui et la reine.

Sur les Jarjayes, nous ne possédons pas d’ouvrage biographique, et c’est Théodore de Lameth qui nous a parlé d’eux le plus longuement[23]. François-Augustin Régnier de Jarjayes était né à Grenoble en 1745 ; il était donc le compatriote de Barnave, mais beaucoup plus âgé que ce dernier. En 1791, il était maréchal de camp et remplissait des fonctions aux bureaux de la guerre. Il était le neveu du lieutenant-général Bourcet, l’écrivain militaire bien connu, et avait d’abord servi sous ses ordres ; mais ce qui probablement hâta surtout son avancement, ce fut son mariage avec Marguerite Quetpée de Laborde, veuve de l’Allemand Hinner, harpiste réputé, et l’une des deux femmes de chambre survivancières de la reine (l’autre était Mme Campan). Fersen mentionne une fois Madame de Reignière » comme s’il s’agissait d’une amie intime de Marie-Antoinette, mais sans insister. Mme de Tourzel rapporte qu’aux Tuileries, elle couchait dans la chambre de la reine[24]. Il paraît certain que Marie-Antoinette lui accordait plus d’affection et de confiance qu’à Mme Campan. Les Jarjayes, de leur côté, lui étaient profondément attachés. Jarjayes se trouva aux Tuileries le 1o août 1792, et en février 1793, il noua un complot pour faire évader la reine. Marie-Antoinette n’aurait pas pu trouver en 1791 d’intermédiaire plus sûr ; par sa femme, il avait aussi plus de facilité qu’aucun autre à jouer son rôle.

En démontrant que Jarjayes a servi d’agent de liaison et qu’il a écrit les lettres, on démontre du même coup, à notre avis, l’authenticité de la correspondance. Car, enfin, s’il y a eu quelqu’un d’assez habile et d’assez insensé à la fois, pour contrefaire l’écriture de Marie-Antoinette, avec ses fautes caractéristiques de grammaire et d’orthographe, ce qui pouvait tout au moins avoir un certain sens, qui donc se serait donné la peine de contrefaire l’écriture d’un personnage de second plan, comme Jarjayes ? Qui donc aurait fabriqué des faux Jarjayes en bien plus grande quantité que des faux Marie-Antoinette, alors que ceux-ci offraient incontestablement le plus grand intérêt ? Mieux eût valu, assurément, fabriquer de toutes pièces toute une correspondance directe entre la reine et Barnave, en contrefaisant l’écriture de celui-ci…

Au surplus, la conviction que nous avions acquise par la critique interne, à savoir : que les lettres de la reine sont authentiques et que les réponses sont de l’écriture de Jarjayes, se trouve maintenant corroborée par l’expertise graphologique et aucun doute ne peut plus subsister.

VI

En publiant ces documents, nous avons cru devoir en respecter l’orthographe, du moins dans toute la mesure où la lecture en pouvait ainsi demeurer possible. Nous avons résolu les abréviations, qui sont d’ailleurs sans importance[25] ; nous avons ajouté, entre crochets carrés, quelques lettres omises par inadvertance. Seule, l’orthographe des noms propres a été restituée intégralement : nous indiquons d’ailleurs plus loin les variantes qu’en donnent nos correspondants. Enfin, nous avons reproduit en italique les passages soulignés dans l’original.

Il nous a paru impossible de conserver la ponctuation fantaisiste de la reine et de Jarjayes : la ponctuation est donc de notre fait, dans une proportion très importante ; des majuscules ont naturellement été introduites en conséquence.

C’est l’accentuation qui nous a causé le plus de tracas. Elle n’est pas moins fantaisiste que la ponctuation et, tout compte fait, nous avons cru devoir la moderniser pour ne pas mettre la patience du lecteur à trop rude épreuve ; à une exception près toutefois : ordinairement, l’accent manque dans l’original lorsque le redoublement de la consonne ou, comme dans le mot nécessaire, lorsque l’interposition de l’s entre e et c, peuvent en tenir lieu ; en ce cas, nous avons conservé la graphie du document ; cependant, cet usage n’est pas absolument constant l’accent se rencontre par surcroît et, en pareille rencontre, nous l’avons conservé. Nous ne nous dissimulons pas que les philologues auraient recommandé la reproduction intégrale de l’accentuation originale qui est parfois précieuse pour fixer la prononciation. Pour parer de notre mieux à l’inconvénient qu’ils dénonceront dans la méthode que nous avons adoptée, nous avons pris le parti de signaler ci-dessous les particularités qui nous ont paru présenter à cet égard quelque intérêt.

Alma Söderhjelm.

NOTE SUR QUELQUES PARTICULARITÉS DE LA GRAPHIE ET DE L’ACCENTUATION


I. — La reine emploie assez souvent, à l’allemande, le j à la place de l’i au début d’un mot : jdée, jsolée, jl. Elle écrit fréquemment : s’avoir, s’aura ; le plus souvent n’y pour ni ; trois fois si pour s’y ; et une fois : existe elle pour existe-t-elle. Ordinairement, elle écrit aussi aroit pour aurait. Jarjayes ramène l’y à un j qu’il pointe invariablement dans royal, croyent, etc. ; il écrit même j pour y, adverbe ou pronom.

2. — On trouve ordinairement : arrettés, deffault, deffendre (mais parfois aussi déffendre, déffendu), deffense, inquiettant, menne, meslent, nescessaire, nescessité, prets, vefflexions, repette, repetterai, tronne. Sauf omission de notre part, on trouve seulement déffinitif et déffinitivement.

3. — Le plus souvent on trouve : decret, mais il y a au moins deux exemples de : décret. On rencontre aussi : décreter. Le mot désir et ses dérivés ne prennent ordinairement pas d’accent desir, desirer, desirons, desirent, desirerais, desirerions. Cependant on trouve au moins une fois désirer. On note encore desarmera, decidés, veflexions, vegenérer et regeneré, repéter (dans les lettres de Jarjayes, on trouve aussi répeté), repette, repetterai, reponce, retablissement, reveillée, sécrette, veriffier.


NOTE SUR L’ORTHOGRAPHE DES NOMS PROPRES


Bathelemy. — Jarjayes écrit : Barthelemi.

Cahier de Gerville. — On rencontre dans les lettres de la reine Gayet de Gerville, et dans celles de Jarjayes : Cajer de Girville.

Garnier. — La reine écrit aussi : Garnie.

D’HERVILLY. — Jarjayes écrit : d’Ervilly.

Jaucourt (Marquis de). — La reine orthographie correctement ; Jarjayes écrit : Jeaucourt.

Lacoste (Marquis de). — La reine écrit : Lacotte.

Mme de Lamballe. — Jarjayes écrie aussi : de Lambale.

de Lessart. — La reine écrit tantôt correctement et tantôt : de L’essart.

de Mercy-Argenteau. — La reine écrit toujours : Mercy ; Jarjayes : Merci ou Mercy.

G. Morris. — Jarjayes écrit : Maurice.

de Narbonne. — Jarjayes écrit : de Narbone,

O’Kelly. — La reine l’appelle Okelie.

Petion. — Orthographié : Pethion ou Péthion.

Pont-L’Abbé. — Jarjayes écrit : Pont-l’Abé.

Sainte-Foy. — D’après la reproduction de son interrogatoire à la Convention, le 23 novembre 1792 (Archives parlementaires, LIV. p. 442), ce personnage signait Sainte-Foy. La reine écrit : Sainte-Foix.

Bruxelles. — La reine écrit Bruxcelle.


  1. Aftenposten du 15 mars 1914.
  2. L’expertise parut dans le Dagens Nyheter du 15 mars 1914. Elle fut reproduite dans l’Internationale Monatschrift de juin 1914, avec réplique de Glagau. dans l’Intermédiaire des chercheurs at des curious du 30 mai 1914 (traduction B. Dandet), dans l’Amateur d’autographes (août-sept. 1914), l’American historical Review (VII, 675), la Révolution franpaiss (t. 67, p. 286), la Revus historique de la Revolution française (VII, 336), les Annales révolutionnaires (VII, 675 ; avec la réplique de Glagau).
  3. The life of Barnave, 2 vol. in-8° ; Oxford, Clarendon Press, 1915.
  4. Marie Antoinette and the Constitutionalists ; the Heidenstam letters ; English Hist. Review, 1916, p. 238-255.
  5. Marie-Antoinette, Joseph II und Leopold II, 1866, p. 198.
  6. Miss Bradby assure n’avoir trouvé que 4 notes exactes sur 57.
  7. Paris, De Boccard, 1920.
  8. Essai sur l’histoire du parti feuillant. Adrien Duport.
  9. Ibidem, p. XIX.
  10. Tome 47 (1932), p. 73-85.
  11. Voyez ci-dessous, p. 38.
  12. On a modernisé l’orthographe, ce qui est sans inconvénient ici.
  13. Les parties conservées du texte original sont en italique. On remarquera que Heldenstam a supprimé les deux derniers membres de phrase et leur a substitué une phrase de sa façon.
  14. Le comte de Fersen et la Cour de France (1877-1878).
  15. P. 39.
  16. Marie-Antoinette n’avait pas pour habitude d’orthographier les noms en entier. C’est vraisemblablement l’œuvre du déchiffreur.
  17. Louis XVI, Marie-Antoinette et Mme Elisabeth, 1864, V, 361.
  18. Voyez Flammermont, Les Mémoires de Mme Campan, Bulletin mensuel de la Faculté des Lettres de Poitiers, 1886 ; et tiré à part, Paris, Picard, 1886 ; et pour ce qui concerne particulièrement ce qu’elle dit des rapports de la reine et de Barnave : Alexandre de Lameth, Histoire de l’Assemblée Constituante, I, p. XXVIII.
  19. Le secret de Barnave, p. 63.
  20. Voir ci-dessus, p. 5.
  21. Mémoires, II, 150.
  22. Lundis, II, 42-43.
  23. Mémoires, p. 154 ; Notes et Souvenirs, p. 74, 155, 222.
  24. Mémoires, I, 337. Voir aussi les Mémoires de Mme Campan, II, 148.
  25. Ass. pour Assemblée ; emp. pour empereur ; R. pour Roi et Reine ; ces Mrs pour ces Messieurs.