Marie Calumet/17

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XVII

marie calumet va se faire tirer à moréal.


Ma voyageuse avait pris un ticket de deuxième. L’intérieur de la voiture était bondé comme un wagon de bêtes à cornes.

Dans un coin, un manant pressait de très près une paysanne, une citrouille sous un bras et un panier de tomates sous l’autre.

Au milieu d’éclats de rire épais et empâtés, de farces stupides et risquées, une demi-douzaine de rustres en ribote se passaient à la ronde un flacon de gin, et étanchaient leur soif à même le goulot.

Debout, son gros sac de tapis à la main, écœurée de la rancissure de tous ces corps humains distillant la sueur et la crasse, Marie Calumet bougonnait contre ces malappris qu’étaient sulement pas assez éduqués pour donner leu places aux criatures.

— Tickets ! tickets ! hurla le conducteur en paraissant à l’extrémité du wagon.

Il n’avait pas l’air tendre, le conducteur, avec ses boutons jaunes, sa large figure brique, et sa moustache en filasse de John Bull, épanouie comme un blaireau de barbier.

Ah ! pardon, j’ai oublié de vous dire que Marie Calumet transférait, pour la première fois, sa personne sur un wagon. À part ça, le seul voyage qu’elle fit dans sa vie fut lorsqu’elle déménagea ses pénates de Sainte-Geneviève à Saint-Ildefonse. C’est vous dire qu’elle était complètement désorientée.

Voyant faire les autres voyageurs, elle plongea la main dans le fond de son ridicule pour y prendre son ticket. Elle ne le trouvait pas.

Le conducteur, comme toute cette espèce, du reste, n’aimait pas à attendre. Il pestait dans un idiôme dont Marie Calumet ne connaissait pas un traître mot. Enfin, elle le trouva.

Bon garçon, sous une rude écorce, le conducteur, par une faveur toute spéciale, fit passer Marie Calumet en première.

Là, au lieu de méchants bancs en bois, elle se vit en présence de sièges en velours rouge, aux souples ressorts. Il n’y avait pas à dire, on n’en pouvait trouver d’aussi beaux, pas même dans le salon du presbytère de monsieur le curé.

Courbatue, elle s’écroula dans le fauteuil.

— Ouf ! fit-elle, dans un soupir d’aise.

Devant cette avalanche, une vieille fille, sèche comme un œuf au miroir cuit depuis deux heures, ramena près d’elle, avec une grimace de dépit mal dissimulé, sa robe de mousseline bleu d’azur fraîchement repassée.

— Faites excuse, dit Marie Calumet intimidée, en se croisant les mains sur le ventre.

— Ce n’est rien, répondit la vieille fille, en esquissant un sourire qui ressemblait plutôt à un rictus de ouistiti. Et elle se rapprocha de la paroi.

— Une belle journée, pas vrai, mamzelle ?

— Oui, madame.

— Vous allez loin comme ça ?

— Oui.

Décidément, ça ne prenait pas. Choquée de cette froideur, à laquelle on ne l’avait pas habituée, Marie Calumet détourna dédaigneusement la tête.

Sur un banc à côté, elle vit un couple de nouveaux mariés, Tous deux roucoulaient tendrement. Lui, en redingote de serge luisante, un bouquet de fleurs artificielles à la boutonnière, et le crâne en melon couronné d’un haut de forme, pour le moins aussi gros qu’une tinette de beurre. Elle, en robe de soie vert-pomme savatée, avec des gants en filoselle blanche sale, et des souliers de satin crème.

Pour ces deux heureux, en train d’écorner la lune de miel, le reste du monde n’existait plus. Amoureusement, elle avait couché sa tête sur l’épaule de son cher mari, et, de temps en temps, c’était insurmontable : les doigts s’entrelaçaient avec une nervosité inquiétante. Parfois, on la voyait rougir. Que lui soufflait-il à l’oreille ? On le soupçonnait.

Un peu plus loin, une marmaille, les doigts et le museau tout gommés de bâtons de sucre, grimpaient sans façon sur les genoux d’un dandy.

Celui-ci, quoique sur les charbons n’osait rien dire, parce que la mère avait des yeux de tourterelle et un de ces chignons faits pour les baisers.

Quatre bancs en arrière, un vénérable abbé au ventre à triple étage, lisait son bréviaire, ses lunettes assises sur son nez visible à l’œil nu.

Près de la porte, une jeune fille, une pensionnaire probablement, qui retournait au couvent, échangeait les œillades furtives avec un tout jeune homme, dont la lèvre supérieure était ombragée d’un soupçon de poils fous.

Et le train filait à travers les prairies de vert-bronze mourant, de vieil


Deux infortunées pécores, morveuses, l’œil larmoyant, la langue pendante…

or, et de rouge-corail ; septembre avec sa riche palette brossant la toile de cette nature moribonde des tons les plus châtoyants. Des troupeaux de moutons et de vaches broutaient ce qui restait encore de pâturage, et les chevaux, affolés par le passage du train, détalaient à toute vitesse en hennissant et en ruant.

Marie Calumet, cependant, n’avait pas encore pris une bouchée depuis la veille au soir. Les tenailles de la faim lui travaillaient l’estomac. Elle ouvrit donc son sac de voyage, et étendit sur ses genoux un grand mouchoir carreauté rouge et blanc.

Apparurent successivement : une tresse de pain cuit au four, un morceau de jambon fumé, des confitures aux prunes en petit pot, un triangle de fromage doux, des biscuits à la mélasse, une bouteille de lait, un couteau à manche en os, une cuiller en étain.

Ces préparatifs de collation n’avaient pas été sans provoquer la curiosité et l’hilarité des voyageurs. Quelques-uns même ne se gênaient pas de faire tout haut leurs remarques irrévérencieuses.

— Eh ! la mère, cria un farceur, vous avez oublié la soupe.

— Quand vous serez au dessert, vous m’inviterez, n’est-ce pas ? ajouta un commis-voyageur, la bouche fendue d’une oreille à l’autre.

— Attention, madame, vous allez renverser votre lait.

Et jusqu’à la fin de son déjeuner, les interpellations se croisèrent en tous sens. mordantes, acerbes, blessantes même.

En fille intelligente qu’elle était, Marie Calumet fit la sourde oreille à tous les quolibets. Lorsqu’elle eut bien mangé, elle plaça les restes du repas dans son sac de tapis, et s’essuya la bouche et les doigts avec le mouchoir qui lui tenait lieu de nappe.

Le convoi allait entrer en gare. Les jeunes mariés se dénouèrent les mains et les pieds ; les petits bonshommes sucrés rendirent sa liberté au jeune souffre-douleur chic, payé de sa patience par un sourire aimable de la mère ; le collégien, en se levant, glissa furtivement dans la main de la pensionnaire rougissante un poulet tendre qu’il venait de griffonner.

Dépaysée en descendant du train, Marie Calumet s’arrêta quelques minutes, le nez au vent. Elle fut, en un instant, assaillie par une nuée de cochers, qui, le fouet à la main, lui criaient dans les oreilles :

— Voiture, madame ! barouche, madame !

Ma voyageuse, cependant, avait sans cesse présent à l’esprit qu’elle ne devait pas faire de dépenses inutiles. Elle joua donc des coudes et se fraya un chemin, au hasard, à travers cette cohue.

Où se dirigeait-elle ?

Elle ne le savait pas. Partie de son village pour aller se faire tirer à Montréal, la ménagère du curé errait à la bonne aventure, guettant une enseigne de photographe. Mais en 1860, un photographe, ça ne se trouvait pas à tous les coins de rues. Elle battait donc le pavé.

D’abord, elle parcourut la rue Saint-Joseph, traversa la rue McGill, continua dans la rue Notre-Dame, monta la rue Saint-Laurent, où apparaissaient de rares maisons et de vastes jardins potagers et fruitiers. Arrivée à la rue ou plutôt au chemin Sainte-Catherine, elle s’arrêta fourbue.

Devant ses yeux, s’étendait la nappe verte de la campagne mouchetée de quelques cabanes sans prétention, qui semblaient avoir poussé tout bonnement près de gros arbres, sous l’ombrage desquels elles s’abritaient.

Il avait plu toute la nuit. En traversant les rues boueuses, mon amie s’était souillé les pieds comme des barbets. Elle n’avait pas découvert son photographe. Et pourtant, il fallait bien qu’elle le trouvât, coûte que coûte.

Un galopin nu-jambes, les deux mains dans les ouvertures de sa culotte, flânait à deux pas ; elle l’interpella à brûle-pourpoint.

— Dis don, mon garçon, tu pourrais pas m’dire, toé, ousque je trouverais ben un tireux de portraits dans ces environs icitte ?

— Et pourquoi faire ? demanda l’espiègle, en se fourrant un doigt dans le nez.

— Pour m’faire frapper, c’t’ histoire. J’sus pas pour aller su un photographe pour acheter des aulnes de catalogne.

— Eh ben ! si c’est pour vous faire frapper, dit-il, en montrant du doigt la route à suivre, allez tout dret devant vous, descendez la rue Saint-Laurent, prenez la rue Notre-Dame, déviez le coin de gauche, faites trois ou quat’ blocs, et vous verrez une grosse théquière rouge. C’est là. Le photographe y reste au-dessus.

Marie Calumet ouvrait de grands yeux, et accentuait les explications de signes de tête.

— Merci ben, mon bonhomme, dit-elle.

Comme il s’éloignait :

— Hé ! lui cria-t-elle, en ouvrant son sac de tapis qu’elle venait de déposer sur le trottoir en bois aux madriers disjoints.

Avec un sourire, elle lui mit dans les mains une énorme pomme qu’elle était descendu chercher dans le sous-sol de son sac.

— V’là pour ton trouble.

En traversant la rue, l’imprudente ne vit pas un char urbain, à trois pas d’elle.

— Attention ! la mère, lui cria le garçon, vous allez vous faire frapper.

À ses yeux inexpérimentés s’offrit un curieux spectacle. Deux infortunées pécores, morveuses, l’œil larmoyant, la langue pendante, la carcasse à jour, le poil râpé de coups de fouet, avaient peine à se maintenir en équilibre, et prévenaient les piétons par une clochette suspendue à leur cou maîgrichon. Les pauvres bêtes tiraient après elles, sur des rails inégaux, une façon de cahute roulante de bohémiens saltimbanques.

En dépit de sa décision bien arrêtée de ne pas faire de folles dépenses, ma villageoise ne put résister à la délectation de se payer le luxe d’une promenade en p’tit char.

Elle n’était pas encore assise, que le conducteur sonna deux coups de cloche, et les chevaux se remirent en marche cahin-caha. Cela donna un contre-coup et fit culbuter Marie Calumet sur un Révérend tout de noir habillé, aux genoux pointus comme les dents d’un râteau.

La villageoise se confondit en excuses. Sans retourner la tête, le ministre anglican maugréa entre ses dents longues comme des boutoirs de sanglier :

— Shocking !

— Notre-Dame ! tonna le conducteur.

Marie Calumet sursauta et s’élança au dehors en marchant sur les orteils des gens, ou en les accrochant avec son sac en tapis.

Ce qu’on lui en lança des invectives, et des salées !

Trop préoccupée pour rien entendre, elle gagna à pas pressés la théière rouge, et escalada un escalier sombre et raide où il fallait prendre garde, à chaque marche, de ne pas se rompre le cou. Au haut, la porte était ouverte ; Marie Calumet entra.

Un tout petit jeune homme clignotant, quelques poils sous le nez, se présenta en se dandinant sur ses jambes veuves de mollets.

— C’est-tu icitte qu’on s’fait tirer ? s’enquit la ménagère du curé, en inspectant la pièce du regard.

— Oui, madame, sur le zinc ou sur le carton ?

— Ah ben ! j’ sais pas, moé, ça m’est égal. D’abord qu’ ça me ressembelra et qu’ ça coûtera pas trop cher.

— Sur le zinc, ça vous coûtera trente sous pour trois.

— Et pis su le carton ?

— Une piastre chacun, et si…

— J’men vas en prendre trois su le zinc.

Il était midi. Le petit jeune homme sec n’avait pas encore dîné, car il paraissait impatient.

— Asseyez-vous là, dit-il.

— Icitte ?

— Oui, oui, icitte.

Ma campagnarde eut bien aimé à se regarder dans un miroir, mais, n’en voyant aucun, elle n’osa demander s’il s’en trouvait dans l’atelier. Tout de même, elle dit :

— J’ sus-tu correcte de c’te façon-là, mon bon m’sieu ?

— Très bien, madame, très bien.

Il croisait son châle comme ceci, redressait sa câline comme ça, lui faisait tourner la tête à gauche, lui relevait le menton.

— Allons !… attention !… hein… pas si sérieuse !… Vous avez l’air trop sévère… souriez un peu… pensez à quelque chose d’agréable… à quelqu’un qui vous est cher… (Marie Calumet pensa au curé). Bien… bien… très bien. Ne bougeons plus… une… deux… attention !… trois… Ça y est !

Marie Calumet n’eut pas bougé pour une terre. Tellement, que lorsque le photographe lui dit : Ça y est ! elle était encore immobile sur son siège.

— Levez-vous, madame, c’est fini.

En attendant ses portraits, la servante songeait :

— Un pour m’sieu le curé, un pour moé… À qui’s que je donnerais ben le troisième ?… À qui’s que je l’ donnerais ben ? Dans tous les cas j’ men vas le garder en réserve.

Enfin, après un quart d’heure d’attente, la villageoise entra en possession de ses photographies, qu’elle enfouit précieusement dans son sac de voyage.

— Bonne sainte Anne ! comme ça me ressemble, s’exclama-t-elle ravie, on dirait que c’est moé.

Elle paya avec une pièce de dix centins, deux de cinq centins et six d’un sou.

— À revoir, m’sieu.

— Bonjour, madame.

Toujours se faire appeler ainsi madame plutôt que mademoiselle agaçait passablement Marie Calumet. Pourquoi ? Était-elle donc si âgée ? À Saint-Ildefonse, pourtant, pas un ne s’y trompait. C’est qu’à Saint-Ildefonse, elle était une femme célèbre. L’ignorait-elle ?

Le petit jeune homme sec, par une condescendance digne de mention, reconduisit jusqu’à la porte la ménagère de monsieur le curé.

Plutôt froide, le matin, la température s’était élevée, et maintenant que le soleil était à son zénith, ma voyageuse suait à grosses gouttes avec son châle en cachemire à arabesques et son sac en tapis.

Où aller, à présent ? Elle avait encore deux heures à sa disposition. Déambulant à la bonne aventure, elle descendit la place Jacques-Cartier, où elle vit un grand nombre de cultivateurs débitant leurs denrées aux gens de la ville ; elle jeta un regard dans la rue Saint-Paul, aux magasins de gros. Avant de tourner dans la rue des Commissaires, la rue des auberges, elle jeta un coup d’œil sur l’hôtel Cassepel où l’on mangeait à deux sous le bout, selon l’expression du temps.

Elle revint par la rue Saint-Jean-Baptiste où elle prit pour une prison le couvent de Notre-Dame-de-Pitié ; et, finalement, se retrouva à la théière rouge. Les pieds vermoulus, elle continua, cependant, dans la rue Notre-Dame, la rue des promeneurs, des maisons privées et des magasins armés d’une infinité d’enseignes.

Les uns après les autres, la paysanne remarqua un lion d’or rugissant, à la gueule grimaçante, retenu au milieu du corps par une chaîne en fer ; des moutons d’argent ouvrant la bouche comme pour bêler sous le couteau qui égorge ; un parapluie écarlate tout grand ouvert, assez vaste pour servir d’auvent ; une paire de bottes sauvages pendues à une longue perche ; des ciseaux interminables, menaçant de trancher d’un seul coup la trame des humains ; un globe terrestre aux proportions colossales ; une montre d’or dont on eut pu observer la marche des aiguilles d’un travers à l’autre du pays ; et que sais-je encore… tout ce pandémonium d’enseignes suspendues au-dessus de la tête des passants comme de traîtresses épées de Damoclès.

Soudain, Marie Calumet entendit le son du cor et le cri d’alarme partout répété de : Au feu ! Au feu ! Cinq minutes plus tard, elle voyait passer une pompe à incendie traînée par deux pompiers volontaires. En arrière, galopaient sept ou huit autres pompiers du même genre et quelques douzaines de curieux, pataugeant dans les saletés de la rue.

Les valeureux pompiers eurent bientôt expédié la besogne, cette fois, car ils n’avaient qu’à éteindre un feu de cheminée. Ils retournèrent à leur poste du carré Chaboillez, qu’on appelait le Héros.

Poursuivant sa route, Marie Calumet s’arrêta tout à coup devant la vitrine d’un magasin de nouveautés. Quelque chose de monstrueux avait frappé ses regards.

Qu’on s’imagine une cloche démesurée de trois pieds de diamètre par trois de hauteur, une espèce de squelette de jupon bouffant en fil de fer. Elle se rapprocha et épela les grosses lettres d’une pancarte :

BALLON À VENDRE,
À TRÈS BON MARCHÉ !

— Pourquoi faire c’te ballon ? pensa mon amie.

Un moment, elle réfléchit…

Eh ! non, ça ressemblait, il est vrai, à une carcasse de jupon, mais est-ce qu’il y avait, sous le soleil, une créature assez dévergondée pour s’affubler d’une invention pareille.

Elle voulut en avoir le cœur net, et entra crânement dans le magasin.

— Bonjour, mamzelle.

— Bonjour, madame.

— Mamzelle, si vous plaît.

— Pardon, mademoiselle.

— Voulez-vous m’dire pourquoi que c’est faire c’te grosse affaire que vous avez dans vot’ vitreau. Et elle indiqua de la main.

— Ça, madame, mademoiselle, pardon, c’est une crinoline, généralement connue sous le nom de ballon.

— Ah bah !

— Une minute, je vais vous en faire voir une semblable.

— Dérangez-vous pas.

— Ah ! ce n’est rien.

— Tenez, voici. Veuillez donc déposer votre sac de voyage près du comptoir.

Et, tandis que Marie Calumet se baissait, la jeune fille fit un clin d’œil aux autres commis, qui se mettaient en quatre pour ne pas éclater.

— C’est la grande mode du jour, une mode qui fait fureur — la crinoline était alors sur son déclin — toutes nos élégantes en raffolent.

— T’as qu’à oir !… Jamais j’vous creirai !…

— Eh oui ! Et puis, c’est décent, c’est joli : cette forme sphérique que le ballon donne à la robe. Ça fait si bien ressortir la souplesse de la taille ; ça vous détache les hanches comme dans un moule. Je suis persuadée qu’un ballon vous irait à ravir.

— Allez don, fit Marie Calumet.

Elle se laissait tenter.

— Je vous l’assure.

— Comment que ça se met, c’ballon-là ?

— Comme un jupon, tout simplement. Mais, dit-elle, en se penchant à l’oreille de la ménagère, il ne faut jamais oublier le caleçon, car… enfin… vous comprenez… on ne sait pas…

— Mamzelle, répondit Marie Calumet indignée, jamais j’oublie d’ met’ mon caleçon !

— Je vous crois, mademoiselle, s’empressa de dire la jeune vendeuse, conciliante.

— Mais j peux pas emmener ça su nous au bout du bras ?

— Voyez, comme ça se transporte facilement. Et, en deux mouvements, la jeune fille réduisit le ballon à une roulette.

— Vais-je vous l’envelopper, il est exactement, de votre taille.

— Comment que ça coûte ?

— Je vais vous laisser celui-là pour trois piastres.

— Oh ! qu’ c’est cher, j’vas vous donner quat’ écus pour.

— Non, deux piastres et demie. Et parce que c’est vous.

— Quat’ écus.

— Deux piastres et quart.

— Quat’ écus.

— Eh bien ! soit !

Le ballon, cependant, ne valait qu’un dollar cinquante.

L’acheteuse paya et sortit. Dans le fond, elle regrettait bien ses quatre écus et n’était pas trop contente de son achat. Mais elle était excentrique, et c’est ce qui devait lui porter malheur.

Comme elle n’avait plus rien à faire à Montréal et que, du reste, il ne lui restait plus que dix minutes avant le départ du train, elle se rendit en toute hâte à la gare.

Le train ne stoppa à Saint-Ildefonse qu’à la tombée de la nuit. Narcisse attendait à la station avec Suzon. Le curé Flavel n’avait pas jugé convenable de laisser revenir seule en voiture, à la noirceur, sa ménagère et son homme engagé.

— Et pis ! mamzelle Marie, demanda Narcisse en l’aidant à monter en barouche, comment que vous avez trouvé ça la grande ville de Moréal ?

— Parlez moé-z-en pas, j’ai rien vu, les maisons la cachaient toute.

Imaginez-vous qu’en débarquant des chars, une bonde de charretiers…