Marie Tudor (Victor Hugo)/Acte I

La bibliothèque libre.
Marie Tudor
Oeuvres complètes, Texte établi par G. SimonLibrairie OllendorffIII (p. 9-37).
Acte II  ►


PREMIÈRE JOURNÉE

L’HOMME DU PEUPLE


Le bord de la Tamise. Une grève déserte. Un vieux parapet en ruine cache le bord de l’eau. À droite, une maison de pauvre apparence. À l’angle de cette maison, une statuette de la Vierge, aux pieds de laquelle une étoupe brûle dans un treillis de fer. Au fond, au delà de la Tamise, Londres. On distingue deux hauts édifices, la Tour de Londres et Westminster. — Le jour commence à baisser.


Scène PREMIÈRE.

Plusieurs hommes groupés çà et là sur la grève, parmi lesquels SIMON RENARD, JOHN BRIDGES, baron CHANDOS, ROBERT CLINTON, baron CLINTON, ANTHONY BROWN, vicomte DE MONTAGU.
LORD CHANDOS.

Vous avez raison, milord. Il faut que ce damné Italien ait ensorcelé la reine. La reine ne peut plus se passer de lui. Elle ne vit que par lui, elle n’a de joie qu’en lui, elle n’écoute que lui. Si elle est un jour sans le voir, ses yeux deviennent languissants, comme du temps où elle aimait le cardinal Polus, vous savez ?

SIMON RENARD.

Très amoureuse, c’est vrai, et par conséquent très jalouse.

LORD CHANDOS.

L’Italien l’a ensorcelée !

LORD MONTAGU.

Au fait, on dit que ceux de sa nation ont des philtres pour cela.

LORD CLINTON.

Les Espagnols sont habiles aux poisons qui font mourir, les Italiens aux poisons qui font aimer.

LORD CHANDOS.

Le Fabiani alors est tout à la fois espagnol et italien. La reine est amoureuse et malade. Il lui a fait boire des deux.

LORD MONTAGU.

Ah çà ! en réalité, est-il espagnol ou italien ?

LORD CHANDOS.

Il paraît certain qu’il est né en Italie, dans la Capitanate, et qu’il a été élevé en Espagne. Il se prétend allié à une grande famille espagnole. Lord Clinton sait cela sur le bout du doigt.

LORD CLINTON.

Un aventurier. Ni espagnol, ni italien. Encore moins anglais, Dieu merci ! Ces hommes qui ne sont d’aucun pays n’ont point de pitié pour les pays quand ils sont puissants !

LORD MONTAGU.

Ne disiez-vous pas la reine malade, Chandos ? Cela ne l’empêche pas de mener vie joyeuse avec son favori.

LORD CLINTON.

Vie joyeuse ! vie joyeuse ! Pendant que la reine rit, le peuple pleure. Et le favori est gorgé. Il mange de l’argent et boit de l’or, cet homme ! La reine lui a donné les biens de lord Talbot, du grand lord Talbot ! la reine l’a fait comte de Clanbrassil et baron de Dinasmonddy, ce Fabiano Fabiani qui se dit de la famille espagnole de Peñalver, et qui en a menti ! Il est pair d’Angleterre comme vous, Montagu, comme vous, Chandos, comme Stanley, comme Norfolk, comme moi, comme le roi ! Il a la jarretière comme l’infant de Portugal, comme le roi de Danemark, comme Thomas Percy, septième comte de Northumberland ! Et quel tyran que ce tyran qui nous gouverne de son lit ! Jamais rien de si dur n’a pesé sur l’Angleterre. J’en ai pourtant vu, moi qui suis vieux ! Il y a soixante-dix potences neuves à Tyburn, les bûchers sont toujours braise et jamais cendre ; la hache du bourreau est aiguisée tous les matins et ébréchée tous les soirs. Chaque jour c’est quelque grand gentilhomme qu’on abat. Avant-hier c’était Blantyre, hier Northcurry, aujourd’hui South-Reppo, demain Tyrconnel. La semaine prochaine ce sera vous, Chandos, et le mois prochain ce sera moi. Mylords ! mylords ! c’est une honte et c’est une impiété que toutes ces bonnes têtes anglaises tombent ainsi pour le plaisir d’on ne sait quel misérable aventurier qui n’est même pas de ce pays ! C’est une chose affreuse et insupportable de penser qu’un favori napolitain peut tirer autant de billots qu’il en veut de dessous le lit de cette reine ! Ils mènent tous deux joyeuse vie, dites-vous. Par le ciel ! c’est infâme ! Ah ! ils mènent joyeuse vie, les amoureux, pendant que le coupe-tête à leur porte fait des veuves et des orphelins ! Oh ! leur guitare italienne est trop accompagnée du bruit des chaînes ! Madame la reine ! vous faites venir des chanteurs de la chapelle d’Avignon, vous avez tous les jours dans votre palais des comédies, des théâtres, des estrades pleines de musiciens. Pardieu, madame, moins de joie chez vous, s’il vous plaît, et moins de deuil chez nous. Moins de baladins ici, et moins de bourreaux là. Moins de tréteaux à Westminster, et moins d’échafauds à Tyburn !

LORD MONTAGU.

Prenez garde. Nous sommes loyaux sujets, mylord Clinton. Rien sur la reine, tout sur Fabiani.

SIMON RENARD, posant la main sur l’épaule de lord Clinton.

Patience !

LORD CLINTON.

Patience ! cela vous est facile à dire, à vous, monsieur Simon Renard. Vous êtes bailli d’Amont en Franche-Comté, sujet de l’empereur et son légat à Londres. Vous représentez ici le prince d’Espagne, futur mari de la reine. Votre personne est sacrée pour le favori. Mais nous, c’est autre chose. — Voyez-vous ? Fabiani, pour vous, c’est le berger ; pour nous, c’est le boucher.

La nuit est tout à fait tombée.
SIMON BENARD.

Cet homme ne me gêne pas moins que vous. Vous ne craignez que pour votre vie, je crains pour mon crédit, moi. C’est bien plus. Je ne parle pas, j’agis. J’ai moins de colère que vous, mylord, j’ai plus de haine. Je détruirai le favori.

LORD MONTAGU.

Oh ! comment faire ? j’y songe tout le jour.

SIMON RENARD.

Ce n’est pas le jour que se font et se défont les favoris des reines, c’est la nuit.

LORD CHANDOS.

Celle-ci est bien noire et bien affreuse !

SIMON RENARD.

Je la trouve belle pour ce que j’en veux faire.

LORD CHANDOS.

Qu’en voulez-vous faire ?

SIMON RENARD.

Vous verrez. — Mylord Chandos, quand une femme règne, le caprice règne. Alors la politique n’est plus chose de calcul, mais de hasard. On ne peut plus compter sur rien. Aujourd’hui n’amène plus logiquement demain. Les affaires ne se jouent plus aux échecs, mais aux cartes.

LORD CLINTON.

Tout cela est fort bien, mais venons au fait. Monsieur le bailli, quand nous aurez-vous délivrés du favori ? cela presse. On décapite demain Tyrconnel.

SIMON RENARD.

Si je rencontre cette nuit un homme comme j’en cherche un, Tyrconnel soupera avec vous demain soir.

LORD CLINTON.

Que voulez-vous dire ? Que sera devenu Fabiani ?

SIMON RENARD.

Avez-vous de bons yeux, mylord ?

LORD CLINTON.

Oui, quoique je sois vieux et que la nuit soit noire.

SIMON RENARD.

Voyez-vous Londres de l’autre côté de l’eau ?

LORD CLINTON.

Oui. Pourquoi ?

SIMON RENARD.

Regardez bien. On voit d’ici le haut et le bas de la fortune de tout favori, Westminster et la Tour de Londres.

LORD CLINTON.

Eh bien ?

SIMON RENARD.

Si Dieu m’est en aide, il y a un homme qui, au moment où nous parlons, est encore là (il montre Westminster), et qui demain, à pareille heure, sera ici. (Il montre la Tour.)

LORD CLINTON.

Que Dieu vous soit en aide !

LORD MONTAGU.

Le peuple ne le hait pas moins que nous. Quelle fête dans Londres le jour de sa chute !

LORD CHANDOS.

Nous nous sommes mis entre vos mains, monsieur le bailli. Disposez de nous. Que faut-il faire ?

SIMON RENARD, montrant la maison près de l’eau.

Vous voyez bien tous cette maison. C’est la maison de Gilbert, l’ouvrier ciseleur. Ne la perdez pas de vue. Dispersez-vous avec vos gens, mais sans trop vous écarter. Surtout ne faites rien sans moi.

LORD CHANDOS.

C’est dit.

Tous sortent de divers côtés.
SIMON RENARD, resté seul.

Un homme comme celui qu’il me faut n’est pas facile à trouver.

Il sort. — Entrent Jane et Gilbert se tenant sous le bras ; ils vont du côté de la maison. Joshua Farnaby les accompagne, enveloppé d’un manteau.



Scène II.

JANE, GILBERT, JOSHUA FARNABY.
JOSHUA.

Je vous quitte ici, mes bons amis. Il est nuit, et il faut que j’aille reprendre mon service de porte-clefs à la Tour de Londres. Ah ! c’est que je ne suis pas libre comme vous, moi ! Voyez-vous ! un guichetier, ce n’est qu’une espèce de prisonnier. Adieu, Jane. Adieu, Gilbert. Mon Dieu, mes amis, que je suis donc heureux de vous voir heureux ! Ah çà, Gilbert, à quand la noce ?

GILBERT.

Dans huit jours ; n’est-ce pas, Jane ?

JOSHUA.

Sur ma foi, c’est après-demain la Noël. Voici le jour des souhaits et des étrennes ; mais je n’ai rien à vous souhaiter. Il est impossible de désirer plus de beauté à la fiancée et plus d’amour au fiancé ! Vous êtes heureux !

GILBERT.

Bon Joshua ! et toi, est-ce que tu n’es pas heureux ?

JOSHUA.

Ni heureux ni malheureux. J’ai renoncé à tout, moi. Vois-tu, Gilbert (il entr’ouvre son manteau et laisse voir un trousseau de clefs qui pend à sa ceinture), des clefs de prisons qui vous sonnent sans cesse à la ceinture, cela parle, cela vous entretient de toutes sortes de pensées philosophiques. Quand j’étais jeune, j’étais comme un autre, amoureux tout un jour, ambitieux tout un mois, fou toute l’année. C’était sous le roi Henri VIII que j’étais jeune. Un homme singulier que ce roi Henri VIII ! Un homme qui changeait de femmes comme une femme change de robes. Il répudia la première, il fit couper la tête à la seconde, il fit ouvrir le ventre à la troisième ; quant à quatrième, il lui fit grâce, il la chassa ; mais, en revanche, il fit couper la tête à la cinquième. Ce n’est pas le conte de Barbe-Bleue que je vous fais là, belle Jane, c’est l’histoire de Henri VIII. Moi, dans ce temps-là, je m’occupais de guerres de religion, je me battais pour l’un et pour l’autre. C’était ce qu’il y’avait de mieux alors. La question, d’ailleurs, était fort épineuse. Il s’agissait d’être pour ou contre le pape. Les gens du roi pendaient ceux qui étaient pour, mais ils brûlaient ceux qui étaient contre. Les indifférents, ceux qui n’étaient ni pour ni contre, on les brûlait ou on les pendait, indifféremment. S’en tirait qui pouvait. Oui, la corde. Non, le fagot. Ni oui ni non, le fagot et la corde. Moi qui vous parle, j’ai senti le roussi bien souvent, et je ne suis pas sûr de n’avoir pas été deux ou trois fois dépendu. C’était un beau temps, à peu près pareil à celui-ci. Oui, je me battais pour tout cela. Du diable si je sais maintenant pour qui ou pour quoi je me battais. Si l’on me reparle de maître Luther et du pape Paul III, je hausse les épaules. Vois-tu, Gilbert, quand on a des cheveux gris, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l’on faisait la guerre et les femmes à qui l’on-faisait l’amour à vingt ans. Femmes et opinions vous paraissent bien laides, bien vieilles, bien chétives, bien édentées, bien ridées, bien sottes. C’est mon histoire. Maintenant je suis retiré des affaires. Je ne suis plus soldat du roi ni soldat du pape, je suis geôlier à la Tour de Londres. Je ne me bats plus pour personne, et je mets tout le monde sous clef. Je suis guichetier et je suis vieux : j’ai un pied dans une prison, et l’autre dans la fosse. C’est moi qui ramasse les morceaux de tous les ministres et de tous les favoris qui se cassent chez la reine. C’est fort amusant. Et puis j’ai un petit enfant que j’aime, et puis vous deux que j’aime aussi, et si vous êtes heureux, je suis heureux !

GILBERT.

En ce cas, sois heureux, Joshua ! N’est-ce pas, Jane ?

JOSHUA.

Moi, je ne puis rien pour ton bonheur, mais Jane peut tout : tu l’aimes ! Je ne te rendrai même aucun service de ma vie. Tu n’es heureusement pas assez grand seigneur pour avoir jamais besoin du porte-clefs de la Tour de Londres. Jane acquittera ma dette en même temps que la sienne. Car, elle et moi, nous te devons tout. Jane n’était qu’une pauvre enfant orpheline abandonnée, tu l’as recueillie et élevée. Moi, je me noyais un beau jour dans la Tamise, tu m’as tiré de l’eau.

GILBERT.

À quoi bon toujours parler de cela, Joshua ?

JOSHUA.

C’est pour dire que notre devoir, à Jane et à moi, est de t’aimer, moi, comme un frère, elle… — pas comme une sœur !

JANE.

Non, comme une femme. Je vous comprends, Joshua. (Elle retombe dans sa rêverie.)

GILBERT, bas, à Joshua.

Regarde-la, Joshua ! n’est-ce pas qu’elle est belle et charmante, et qu’elle serait digne d’un roi ! Si tu savais ! tu ne peux pas te figurer comme je l’aime !

JOSHUA.

Prends garde, c’est imprudent ; une femme, ça ne s’aime pas tant que ça ; un enfant, à la bonne heure !

GILBERT.

Que veux-tu dire ?

JOSHUA.

Rien. — Je serai de votre noce dans huit jours. — J’espère qu’alors les affaires d’État me laisseront un peu de liberté, et que tout sera fini.

GILBERT.

Quoi ? qu’est-ce qui sera fini ?

JOSHUA.

Ah ! tu ne t’occupes pas de ces choses-là, toi, Gilbert. Tu es amoureux. Tu es du peuple. Et qu’est ce que cela te fait les intrigues d’en haut, à toi qui es heureux en bas ? Mais, puisque tu me questionnes, je te dirai qu’on espère que d’ici à huit jours, d’ici à vingt-quatre heures peut-être, Fabiano Fabiani sera remplacé près de la reine par un autre.

GILBERT.

Qu’est-ce que c’est que Fabiano Fabiani ?

JOSHUA.

C’est l’amant de la reine, c’est un favori très célèbre et très charmant, un favori qui a plus vite fait couper la tête à un homme qui lui déplaît qu’une entremetteuse n’a dit ave, le meilleur favori que le bourreau de la Tour de Londres ait eu depuis dix ans. Car tu sais que le bourreau reçoit, pour chaque tête de grand seigneur, dix écus d’argent, et quelquefois le double, quand la tête est tout à fait considérable. — On souhaite fort la chute de ce Fabiani. — Il est vrai que dans mes fonctions à la Tour je n’entends guère gloser sur son compte que des gens d’assez mauvaise humeur, des gens à qui l’on doit couper le cou d’ici à un mois, des mécontents.

GILBERT.

Que les loups se dévorent entre eux ! que nous importe, à nous, la reine et le favori de la reine ? n’est-ce pas, Jane ?

JOSHUA.

Oh ! il y a une fière conspiration contre Fabiani ! S’il s’en tire, il sera heureux. Je ne serais pas surpris qu’il y eût quelque coup de fait cette nuit. Je viens de voir rôder par là maître Simon Renard tout rêveur.

GILBEIIT.

Qu’est-ce que c’est que maître Simon Renard ?

JOSHUA.

Comment ne sais-tu pas cela ? c’est le bras droit de l’empereur à Londres. La reine doit épouser le prince d’Espagne, dont Simon Renard est le légat près d’elle. La reine le hait, ce Simon Renard, mais elle le craint, et ne peut rien contre lui. Il a déjà détruit deux ou trois favoris. C’est son instinct de détruire les favoris. Il nettoie le palais de temps en temps. Un homme subtil et très malicieux, qui sait tout ce qui se passe, et qui creuse toujours deux ou trois étages d’intrigues souterraines sous tous les événements. Quant à lord Paget, — ne m’as-tu pas demandé aussi ce que c’était que lord Paget ? — c’est un gentilhomme délié, qui a été dans les affaires sous Henri VIII. Il est membre du conseil étroit. Un tel ascendant, que les autres ministres n’osent pas souffler devant lui. Excepté le chancelier cependant, mylord Gardiner, qui le déteste. Un homme violent, ce Gardiner, et très bien né. Quant à Paget, ce n’est rien du tout. Le fils d’un savetier. Il va être fait baron Paget de Beaudesert en Stafford.

GILBERT.

Comme il vous débite couramment toutes ces choses-là, ce Joshua !

JOSHUA.

Pardieu ! à force d’entendre causer les prisonniers d’État.

Simon Renard paraît au fond du théâtre.

— Vois-tu, Gilbert, l’homme qui sait le mieux l’histoire de ce temps-ci, c’est le guichetier de la Tour de Londres.

SIMON RENARD, qui a entendu les dernières paroles du fond du théâtre.

Vous vous trompez, mon maître. C’est le bourreau.

JOSHUA, bas à Jane et à Gilbert.

Reculons-nous un peu.

Simon Renard s’éloigne lentement. — Quand Simon Renard a disparu.

— C’est précisément maître Simon Renard.

GILBERT.

Tous ces gens qui rôdent autour de ma maison me déplaisent.

JOSHUA.

Que diable vient-il faire par ici ? Il faut que je m’en retourne vite. Je crois qu’il me prépare de la besogne. Adieu, Gilbert. Adieu, belle Jane. — Je vous ai pourtant vue pas plus haute que cela !

GILBERT.

Adieu, Joshua. — Mais, dis-moi, qu’est-ce que tu caches donc là, sous ton manteau ?

JOSHUA.

Ah ! j’ai mon complot aussi, moi.

GILBERT.

Quel complot ?

JOSHUA.

Oh ! amoureux qui oubliez tout ! je viens de vous rappeler que c’était après-demain le jour des étrennes et des cadeaux. Les seigneurs complotent une surprise à Fabiani ; moi je complote de mon côté. La reine va se donner peut-être un favori tout neuf ; moi, je vais donner une poupée à mon enfant. (Il tire, une poupée de dessous son manteau.) — Toute neuve aussi. — Nous verrons lequel des deux aura le plus vite brisé son joujou. Dieu vous garde, mes amis !

GILBERT.

Au revoir, Joshua !

Joshua s’éloigne. Gilbert prend la main de Jane, et la baise avec passion.
JOSHUA, au fond du théâtre.

Oh ! que la Providence est grande ! elle donne à chacun son jouet, la poupée à l’enfant, l’enfant à l’homme, l’homme à la femme, et la femme au diable ! (Il sort.)



Scène III.

GILBERT, JANE.
GILBERT.

Il faut que je vous quitte aussi. Adieu, Jane. Dormez bien.

JANE.

Vous ne rentrez pas ce soir avec moi, Gilbert ?

GILBERT.

Je ne puis. Vous savez, je vous l’ai déjà dit, Jane, j’ai un travail à terminer à mon atelier cette nuit. Un manche de poignard à ciseler pour je ne sais quel lord Clanbrassil, que je n’ai jamais vu, et qui me l’a fait demander pour demain matin.

JANE.

Alors, bonsoir, Gilbert. À demain.

GILBERT.

Non, Jane, encore un instant. Ah ! mon Dieu ! que j’ai de peine à me séparer de vous, fût-ce pour quelques heures ! Qu’il est bien vrai que vous êtes ma vie et ma joie ! Il faut pourtant que j’aille travailler. Nous sommes si pauvres ! Je ne veux pas entrer, car je resterais ; et cependant je ne puis partir, homme faible que je suis ! Tenez, asseyons-nous quelques minutes à la porte, sur ce banc ; il me semble qu’il me sera moins difficile de m’en aller que si j’entrais dans la maison, et surtout dans votre chambre. Donnez-moi votre main. (Il s’assied et lui prend les deux mains dans les siennes, elle debout.) — Jane ! m’aimes-tu ?

JANE.

Oh ! je vous dois tout, Gilbert ! je le sais, quoique vous me l’ayez caché longtemps. Toute petite, presque au berceau, j’ai été abandonnée par mes parents, vous m’avez prise. Depuis seize ans, votre bras a travaillé pour moi comme celui d’un père, vos yeux ont veillé sur moi comme ceux d’une mère. Qu’est-ce que je serais sans vous, mon Dieu ! Tout ce que j’ai, vous me l’avez donné : tout ce que je suis, vous l’avez fait.

GILBERT.

Jane ! m’aimes-tu ?

JANE.

Quel dévouement que le vôtre, Gilbert ! vous travaillez nuit et jour pour moi, vous vous brûlez les yeux, vous vous tuez. Tenez, voilà encore que vous passez la nuit aujourd’hui. Et jamais un reproche, jamais une dureté, jamais une colère. Vous si pauvre ! jusqu’à mes petites coquetteries de femme, vous en avez pitié, vous les satisfaites. Gilbert, je ne songe à vous que les larmes aux yeux. Vous avez quelquefois manqué de pain, je n’ai jamais manqué de rubans.

GILBERT.

Jane, m’aimes-tu ?

JANE.

Gilbert, je voudrais baiser vos pieds !

GILBERT.

M’aimes-tu m’aimes-tu ? Oh ! tout cela ne me dit pas que tu m’aimes. C’est de ce mot-là que j’ai besoin, Jane ! De la reconnaissance, toujours de la reconnaissance ! Oh ! je la foule aux pieds, la reconnaissance ! je veux de l’amour, ou rien. — Mourir ! — Jane, depuis seize ans tu es ma fille, tu vas être ma femme maintenant. Je t’avais adoptée, je veux t’épouser. Dans huit jours, tu sais, tu me l’as promis. Tu as consenti. Tu es ma fiancée. Oh ! tu m’aimais quand tu m’as promis cela. Ô Jane ! il y a eu un temps, te rappelles-tu ? où tu me disais : je t’aime ! en levant tes beaux yeux au ciel. C’est toujours comme cela que je te veux. Depuis plusieurs mois il me semble que quelque chose est changé en toi, depuis trois semaines surtout que mon travail m’oblige à m’absenter quelquefois les nuits. Ô Jane ! je veux que tu m’aimes, moi. Je suis habitué à cela. Toi, si gaie auparavant, tu es toujours triste et préoccupée à présent, pas froide, pauvre enfant, tu fais ton possible pour ne pas l’être, mais je sens bien que les paroles d’amour ne te viennent plus bonnes et naturelles comme autrefois. Qu’as-tu ? Est-ce que tu ne m’aimes plus ? Sans doute je suis un honnête homme, sans doute je suis un bon ouvrier, sans doute, sans doute, mais je voudrais être un voleur et un assassin, et être aimé de toi ! — Jane ! si tu savais comme je t’aime !

JANE.

Je le sais, Gilbert, et j’en pleure.

GILBERT.

De joie ! n’est-ce pas ? Dis-moi que c’est de joie. Oh ! j’ai besoin de le croire. Il n’y a que cela au monde, être aimé. Je ne suis qu’un pauvre cœur d’ouvrier, mais il faut que ma Jane m’aime. Que me parles-tu sans cesse de ce que j’ai fait pour toi ? Un seul mot d’amour de toi, Jane, laisse toute la reconnaissance de mon côté. Je me damnerai et je commettrai un crime quand tu voudras. Tu seras ma femme, n’est-ce pas, et tu m’aimes ? Vois-tu, Jane, pour un regard de toi je donnerais mon travail et ma peine, pour un sourire, ma vie, pour un baiser, mon âme !

JANE.

Quel noble cœur vous avez, Gilbert !

GILBERT.

Écoute, Jane ! ris si tu veux, je suis fou, je suis jaloux ! C’est comme cela. Ne t’offense pas. Depuis quelque temps il me semble que je vois bien des jeunes seigneurs rôder par ici. Sais-tu, Jane, que j’ai trente-quatre ans ? Quel malheur pour un misérable ouvrier gauche et mal vêtu comme moi, qui n’est plus jeune, qui n’est pas beau, d’aimer une belle et charmante enfant de dix-sept ans, qui attire les beaux jeunes gentilshommes dorés et chamarrés comme une lumière attire les papillons ! Oh ! je souffre, va ! Je ne t’offense jamais dans ma pensée, toi si honnête, toi si pure, toi dont le front n’a encore été touché que par mes lèvres ! Je trouve seulement quelquefois que tu as trop de plaisir à voir passer les cortèges et les cavalcades de la reine, et tous ces beaux habits de satin et de velours sous lesquels il y a si peu de cœurs et si peu d’âmes ! Pardonne-moi ! — Mon Dieu ! pourquoi donc vient-il par ici tant de jeunes gentilshommes ? Pourquoi ne suis-je pas jeune, beau, noble et riche ? Gilbert, l’ouvrier ciseleur, voilà tout. Eux, c’est lord Chandos, lord Gerard Fitz-Gerard, le comte d’Arundel, le duc de Norfolk ! Oh ! que je les hais ! Je passe ma vie à ciseler pour eux des poignées d’épée dont je leur voudrais mettre la lame dans le ventre.

JANE.

Gilbert !…

GILBERT.

Pardon, Jane. N’est-ce pas, l’amour rend bien méchant ?

JANE.

Non, bien bon. — Vous êtes bon, Gilbert.

GILBERT.

Oh ! que je t’aime ! Tous les jours davantage. Je voudrais mourir pour toi. Aime-moi ou ne m’aime pas, tu en es bien la maîtresse. Je suis fou. Pardonne-moi tout ce que je t’ai dit. Il est tard. Il faut que je te quitte. Adieu ! Mon Dieu ! que c’est triste de te quitter ! — Rentre chez toi. Est-ce que tu n’as pas ta clef ?

JANE.

Non. Depuis quelques jours je ne sais ce qu’elle est devenue.

GILBERT.

Voici la mienne. — À demain matin. — Jane, n’oublie pas ceci. Encore aujourd’hui ton père, dans huit jours ton mari. (Il la baise au front et sort.)

JANE, restée seule.

Mon mari ! Oh ! non, je ne commettrai pas ce crime. Pauvre Gilbert ! il m’aime, celui-là, — et l’autre !… Pourvu que je n’aie pas préféré la vanité à l’amour ! Malheureuse fille que je suis ! dans la dépendance de qui suis-je maintenant ? Oh ! je suis bien ingrate et bien coupable ! J’entends marcher. Rentrons vite. (Elle entre dans la maison.)



Scène IV.

GILBERT ; UN HOMME enveloppé d’un manteau et coiffé d’un bonnet jaune.
L’homme tient Gilbert par la main.
GILBERT.

Oui, je te reconnais, tu es le mendiant juif qui rôde depuis quelques jours autour de cette maison. Mais que me veux-tu ? Pourquoi m’as-tu pris la main et m’as-tu ramené ici ?

L’HOMME.

C’est que ce que j’ai à vous dire, je ne puis vous le dire qu’ici.

GILBERT.

Eh ! qu’est-ce donc ? Parle, hâte-toi.

L’HOMME.

Écoutez, jeune homme. — Il y a seize ans, dans la même nuit où lord Talbot, comte de Waterford, fut décapité aux flambeaux pour fait de papisme et de rébellion, ses partisans furent taillés en pièces dans Londres même par les soldats du roi Henri VIII. On s’arquebusa toute la nuit dans les rues. Cette nuit-là, un tout jeune ouvrier, beaucoup plus occupé de sa besogne que de la guerre, travaillait dans son échoppe. La première échoppe à l’entrée du pont de Londres. Une porte basse à droite. Il y a des restes d’ancienne peinture rouge sur le mur. Il pouvait être deux heures du matin. On se battait par là. Les balles traversaient la Tamise en sifflant. Tout à coup, on frappa à la porte de l’échoppe, à travers laquelle la lampe de l’ouvrier jetait quelque lueur. L’artisan ouvrit. Un homme qu’il ne connaissait pas entra. Cet homme portait dans ses bras un enfant au maillot fort effrayé et qui pleurait. L’homme déposa l’enfant sur la table et dit : Voici une créature qui n’a plus ni père ni mère. Puis il sortit lentement et referma la porte sur lui. Gilbert, l’ouvrier, n’avait lui-même ni père ni mère. L’ouvrier accepta l’enfant, l’orphelin adopta l’orpheline. Il la prit, il la veilla, il la vêtit, il la nourrit, il la garda, il l’éleva, il l’aima. Il se donna tout entier à cette pauvre petite créature que la guerre civile jetait dans son échoppe. Il oublia tout pour elle, sa jeunesse, ses amourettes, son plaisir, il fit de cette enfant l’objet unique de son travail, de ses affections, de sa vie, et voilà seize ans que cela dure. Gilbert, l’ouvrier, c’était vous ; l’enfant…

GILBERT.

C’était Jane. — Tout est vrai dans ce que tu dis, mais où veux-tu en venir ?

L’HOMME.

J’ai oublié de dire qu’aux langes de l’enfant il y avait un papier attaché avec une épingle sur lequel on avait écrit ceci : Ayez pitié de Jane.

GILBERT.

C’était écrit avec du sang. J’ai conservé ce papier. Je le porte toujours sur moi. Mais tu me mets à la torture. Où veux-tu en venir, dis ?

L’HOMME.

À ceci. — Vous voyez que je connais vos affaires. Gilbert ! veillez sur votre maison cette nuit.

GILBERT.

Que veux-tu dire ?

L’HOMME.

Plus un mot. N’allez pas à votre travail. Restez dans les environs de cette maison. Veillez. Je ne suis ni votre ami ni votre ennemi, mais c’est un avis que je vous donne. Maintenant, pour ne pas vous nuire à vous-même, laissez-moi. Allez-vous-en de ce côté, et venez si vous m’entendez appeler main-forte.

GILBERT.

Qu’est-ce que cela signifie ? (Il sort à pas lents.)



Scène V.

L’HOMME, seul.

La chose est bien arrangée ainsi. J’avais besoin de quelqu’un de jeune et de fort qui pût me prêter secours, s’il est nécessaire. Ce Gilbert est ce qu’il me faut. — Il me semble que j’entends un bruit de rames et de guitare sur l’eau. — Oui. (Il va au parapet.)

On entend une guitare et une voix éloignée qui chante.

Quand tu chantes, bercée
Le soir entre mes bras,
Entends-tu ma pensée
Qui te répond tout bas ?
Ton doux chant me rappelle
Les plus beaux de mes jours… —
Chantez, ma belle,
Chantez toujours !

L’HOMME.

C’est mon homme.

LA VOIX.
Elle s’approche à chaque couplet.

Quand tu ris, sur ta bouche
L’amour s’épanouit,
Et le soupçon farouche
Soudain s’évanouit.
Ah ! le rire fidèle
Prouve un cœur sans détours…
Riez, ma belle,
Riez toujours !

Quand tu dors, calme et pure,
Dans l’ombre, sous mes yeux,
Ton haleine murmure
Des mots harmonieux.
Ton beau corps se révèle
Sans voile et sans atours…
Dormez, ma belle,
Dormez toujours !

Quand tu me dis : Je t’aime !
Ô ma beauté ! je croi…
Je crois que le ciel même
S’ouvre au-dessus de moi !
Ton regard étincelle
Du beau feu des amours…
Aimez, ma belle,
Aimez toujours !


Vois-tu ? toute la vie
Tient dans ces quatre mots,
Tous les biens qu’on envie,
Tous les biens sans les maux !
Tout ce qui peut séduire,
Tout ce qui peut charmer… —
Chanter et rire,
Dormir, aimer.

L’HOMME.

Il débarque. Bien. Il congédie le batelier. À merveille ! (Revenant sur le devant du théâtre.) — Le voici qui vient.

Entre Fabiano Fabiani dans son manteau ; il se dirige vers la porte de la maison.



Scène VI.

L’HOMME, FABIANO FABIANI.
L’HOMME, arrêtant Fabiani.

Un mot, s’il vous plaît.

FABIANI.

On me parle, je crois. Quel est ce maraud ? qui es-tu ?

L’HOMME.

Ce qu’il vous plaira que je sois.

FABIANI.

Cette lanterne éclaire mal. Mais tu as un bonnet jaune, il me semble, un bonnet de juif. Est-ce que tu es un juif ?

L’HOMME.

Oui, un juif. J’ai quelque chose à vous dire.

FABIANI.

Comment t’appelles-tu ?

L’HOMME.

Je sais votre nom, et vous ne savez pas le mien. J’ai l’avantage sur vous. Permettez-moi de le garder.

FABIANI.

Tu sais mon nom, toi ? cela n’est pas vrai.

L’HOMME.

Je sais votre nom. À Naples on vous appelait signor Fabiani ; à Madrid, don Faviano ; à Londres on vous appelle lord Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil.

FABIANI.

Que le diable t’emporte !

L’HOMME.

Que Dieu vous garde !

FABIANI.

Je te ferai bâtonner. Je ne veux pas qu’on sache mon nom quand je vais devant moi la nuit.

L’HOMME.

Surtout quand vous allez où vous allez.

FABIANI.

Que veux-tu dire ?

L’HOMME.

Si la reine le savait !

FABIANI.

Je ne vais nulle part.

L’HOMME.

Si, mylord ! vous allez chez la belle Jane, la fiancée de Gilbert le ciseleur.

FABIANI, à part.

Diable ! voilà un homme dangereux.

L’HOMME.

Voulez-vous que je vous en dise davantage ? vous avez séduit cette fille, et depuis un mois elle vous a reçu deux fois chez elle la nuit. C’est aujourd’hui la troisième. La belle vous attend.

FABIANI.

Tais-toi ! tais-toi ! Veux-tu de l’argent pour te taire ? combien veux-tu ?

L’HOMME.

Nous verrons cela tout à l’heure. Maintenant, mylord, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous avez séduit cette fille ?

FABIANI.

Pardieu ! parce que j’en étais amoureux.

L’HOMME.

Non. Vous n’en étiez pas amoureux.

FABIANI.

Je n’étais pas amoureux de Jane ?

L’HOMME.

Pas plus que de la reine. — Amour, non ; calcul, oui.

FABIANI.

Ah çà ! drôle, tu n’es pas un homme ; tu es ma conscience habillée en juif !

L’HOMME.

Je vais vous parler comme votre conscience, mylord. Voici toute votre affaire. Vous êtes le favori de la reine. La reine vous a donné la jarretière, la comté et la seigneurie. Choses creuses que cela ! la jarretière, c’est un chiffon ; la comté, c’est un mot, la seigneurie, c’est le droit d’avoir la tête tranchée. Il vous fallait mieux. Il vous fallait, mylord, de bonnes terres, de bons bailliages, de bons châteaux et de bons revenus en bonnes livres sterling. Or, le roi Henri VIII avait confisqué les biens de lord Talbot, décapité il y a seize ans. Vous vous êtes fait donner par la reine Marie les biens de lord Talbot. Mais, pour que la donation fût valable, il fallait que lord Talbot fût mort sans postérité. S’il existait un héritier ou une héritière de lord Talbot, comme lord Talbot est mort pour la reine Marie et pour sa mère Catherine d’Aragon, comme lord Talbot était papiste, et comme la reine Marie est papiste, il n’est pas douteux que la reine Marie vous reprendrait les biens, tout favori que vous êtes, mylord, et les rendrait, par devoir, par reconnaissance et par religion, à l’héritier ou à l’héritière. Vous étiez assez tranquille de ce côté. Lord Talbot n’avait jamais eu qu’une petite fille qui avait disparu de son berceau à l’époque de l’exécution de son père, et que toute l’Angleterre croyait morte. Mais vos espions ont découvert dernièrement que, dans la nuit où lord Talbot et son parti furent exterminés par Henri VIII, un enfant avait été mystérieusement déposé chez un ouvrier ciseleur du pont de Londres, et qu’il était probable que cet enfant, élevé sous le nom de Jane, était Jane Talbot, la petite fille disparue. Les preuves écrites de sa naissance manquaient, il est vrai, mais tous les jours elles pouvaient se retrouver. L’incident était fâcheux. Se voir peut-être forcé un jour de rendre à une petite fille Shrewsbury, Wexford, qui est une belle ville, et la magnifique comté de Waterford ! c’est dur. Comment faire ? Vous avez cherché un moyen de détruire et d’annuler la jeune fille. Un honnête homme l’eût fait assassiner ou empoisonner. Vous, mylord, vous avez mieux fait, vous l’avez déshonorée.

FABIANI.

Insolent !

L’HOMME.

C’est votre conscience qui parle, mylord. Un autre eût pris la vie à la jeune fille, vous lui avez pris l’honneur, et par conséquent l’avenir. La reine Marie est prude, quoiqu’elle ait des amants.

FABIANI.

Cet homme va au fond de tout !

L’HOMME.

La reine est d’une mauvaise santé, la reine peut mourir, et alors, vous favori, vous tomberiez en ruine sur son tombeau. Les preuves matérielles de l’état de la jeune fille peuvent se retrouver, et alors, si la reine est morte, toute déshonorée que vous l’avez faite, Jane sera reconnue héritière de Talbot. Eh bien ! vous avez prévu ce cas-là ; vous êtes un jeune cavalier de belle mine, vous vous êtes fait aimer d’elle, elle s’est donnée à vous, au pis aller, vous l’épouseriez. Ne vous défendez pas de ce plan, mylord, je le trouve sublime. Si je n’étais moi, je voudrais être vous.

FABIANI.

Merci.

L’HOMME.

Vous avez conduit la chose avec adresse. Vous avez caché votre nom. Vous êtes à couvert du côté de la reine. La pauvre fille croit avoir été séduite par un chevalier du pays de Somerset, nommé Amyas Pawlet.

FABIANI.

Tout ! il sait tout ! Allons, maintenant, au fait. Que me veux-tu ?

L’HOMME.

Mylord, si quelqu’un avait en son pouvoir les papiers qui constatent la naissance, l’existence et le droit de l’héritière de Talbot, cela vous ferait pauvre comme mon ancêtre Job, et ne vous laisserait plus d’autres châteaux, don Fabiano, que vos châteaux en Espagne, ce qui vous contrarierait fort.

FABIANI.

Oui ; mais personne n’a ces papiers.

L’HOMME.

Si.

FABIANI.

Qui ?

L’HOMME.

Moi.

FABIANI.

Bah ! toi, misérable ! ce n’est pas vrai. Juif qui parle, bouche qui ment.

L’HOMME.

J’ai ces papiers.

FABIANI.

Tu mens. Où les as-tu ?

L’HOMME.

Dans ma poche.

FABIANI.

Je ne le crois pas. Bien en règle ? il n’y manque rien ?

L’HOMME.

Il n’y manque rien.

FABIANI.

Alors il me les faut !

L’HOMME.

Doucement.

FABIANI.

Juif, donne-moi ces papiers.

L’HOMME.

Fort bien. — Juif, misérable mendiant qui passes dans la rue, donne-moi la ville de Shrewsbury, donne-moi la ville de Wexford, donne-moi la comté de Waterford. — La charité, s’il vous plaît !

FABIANI.

Ces papiers sont tout pour moi, et ne sont rien pour toi.

L’HOMME.

Simon Renard et lord Chandos me les payeraient bien cher !

FABIANI.

Simon Renard et lord Chandos sont les deux chiens entre lesquels je te ferai pendre…

L’HOMME.

Vous n’avez rien autre chose à me proposer ? Adieu.

FABIANI.

Ici, juif ! — Que veux-tu que je te donne pour ces papiers ?

L’HOMME.

Quelque chose que vous avez sur vous.

FABIANI.

Ma bourse ?

L’HOMME.

Fi donc ! voulez-vous la mienne !

FABIANI.

Quoi, alors ?

L’HOMME.

Il y a un parchemin qui ne vous quitte jamais. C’est un blanc-seing que vous a donné la reine, et où elle jure sur sa couronne catholique d’accorder à celui qui le lui présentera la grâce, quelle qu’elle soit, qu’il lui demandera. Donnez-moi ce blanc-seing, vous aurez les titres de Jane Talbot. Papier pour papier.

FABIANI.

Que veux-tu faire de ce blanc-seing ?

L’HOMME.

Voyons. Jeu sur table, mylord. Je vous ai dit vos affaires, je vais vous dire les miennes. Je suis un des principaux argentiers juifs de la rue Kantersten, à Bruxelles. Je prête mon argent. C’est mon métier. Je prête dix, et l’on me rend quinze. Je prête à tout le monde, je prêterais au diable, je prêterais au pape. Il y a deux mois, un de mes débiteurs est mort sans m’avoir payé. C’était un ancien serviteur exilé de la famille Talbot. Le pauvre homme n’avait laissé que quelques guenilles. Je les fis saisir. Dans ces guenilles je trouvai une boîte, et, dans cette boîte, des papiers. Les papiers de Jane Talbot, mylord, avec toute son histoire contée en détail et appuyée de preuves pour des temps meilleurs. La reine d’Angleterre venait précisément de vous donner les biens de Jane Talbot. Or j’avais justement besoin de la reine d’Angleterre pour un prêt de dix mille marcs d’or. Je compris qu’il y avait une affaire à faire avec vous. Je vins en Angleterre sous ce déguisement, j’épiai vos démarches moi-même, j’épiai Jane Talbot moi-même, je fais tout moi-même. De cette façon j’appris tout, et me voici. Vous aurez les papiers de Jane Talbot si vous me donnez le blanc-seing de la reine. J’écrirai dessus que la reine me donne dix mille marcs d’or. On me doit quelque chose ici au bureau de l’excise, mais je ne chicanerai pas. Dix mille marcs d’or, rien de plus. Je ne vous demande pas la somme à vous, parce qu’il n’y a qu’une tête couronnée qui puisse la payer. Voilà parler nettement, j’espère. Voyez-vous, mylord, deux hommes aussi adroits que vous et moi n’ont rien à gagner à se tromper l’un l’autre. Si la franchise était bannie de la terre, c’est dans le tête-à-tête de deux fripons qu’elle devrait se retrouver.

FABIANI.

Impossible. Je ne puis te donner ce blanc-seing. Dix mille marcs d’or ! Que dirait la reine ? Et puis, demain je puis être disgracié ; ce blanc-seing, c’est ma sauvegarde ; ce blanc-seing, c’est ma tête.

L’HOMME.

Qu’est-ce que cela me fait ?

FABIANI.

Demande-moi autre chose.

L’HOMME.

Je veux cela.

FABIANI.

Juif, donne-moi les papiers de Jane Talbot.

L’HOMME.

Mylord, donnez-moi le blanc-seing de la reine.

FABIANI.

Allons, juif maudit ! il faut te céder.

Il tire un papier de sa poche.
L’HOMME.

Montrez-moi le blanc-seing de la reine.

FABIANI.

Montre-moi les papiers de Talbot.

L’HOMME.

Après.

Ils s’approchent de la lanterne. Fabiani, placé derrière le juif, de la main gauche lui tient le papier sous les yeux. L’homme l’examine.

L’HOMME, lisant.

« Nous, Marie, reine… » — C’est bien. — Vous voyez que je suis comme vous, mylord. J’ai tout calculé. J’ai tout prévu.

FABIANI.
Il tire son poignard de la main droite et le lui enfonce dans la gorge.

Excepté ceci.

L’HOMME.

Oh ! traître !… — À moi !

Il tombe. — En tombant, il jette dans l’ombre, derrière lui, sans que Fabiani s’en aperçoive, un paquet cacheté.
FABIANI, se penchant sur le corps.

Je le crois mort, ma foi ! — Vite, ces papiers. (Il fouille le juif.) — Mais quoi ! il n’a rien ! rien sur lui ! pas un papier, le vieux mécréant ! Il mentait ! il me trompait ! il me volait ! Voyez-vous cela, damné juif ! Oh ! il n’a rien, c’est fini ! Je l’ai tué pour rien ! Ils sont tous ainsi, ces juifs. Le mensonge et le vol, c’est tout le juif ! — Allons, débarrassons-nous du cadavre, je ne puis le laisser devant cette porte. (Allant au fond du théâtre.) — Voyons si le batelier est encore là, qu’il m’aide à le jeter dans la Tamise. (Il descend et disparaît derrière le parapet.)

GILBERT, entrant par le côté opposé.

Il me semble que j’ai entendu un cri. (Il aperçoit le corps étendu à terre sous la lanterne.) Quelqu’un d’assassiné ! — Le mendiant !

L’HOMME, se soulevant à demi.

Ah ! — vous venez trop tard, Gilbert. (Il désigne du doigt l’endroit où il a jeté le paquet.) — Prenez ceci. Ce sont des papiers qui prouvent que Jane, votre fiancée, est la fille et l’héritière du dernier lord Talbot. Mon assassin est lord Clanbrassil, le favori de la reine. — Ah ! j’étouffe. — Gilbert, venge-moi et venge-toi !

Il meurt.
GILBERT.

Mort ! — Que je me venge ? Que veut-il dire ? Jane, fille de lord Talbot ! Lord Clanbrassil ! le favori de la reine ! oh ! je m’y perds ! (Secouant le cadavre.) — Parle, encore un mot ! — Il est bien mort !



Scène VII.

GILBERT, FABIANI.
FABIANI, revenant.

Qui va là ?

GILBERT.

On vient d’assassiner un homme.

FABIANI.

Non, un juif.

GILBERT.

Qui a tué cet homme ?

FABIANI.

Pardieu ! vous ou moi.

GILBERT.

Monsieur !…

FABIANI.

Pas de témoins. Un cadavre à terre. Deux hommes à côté. Lequel est l’assassin ? Rien ne prouve que ce soit l’un plutôt que l’autre, moi plutôt que vous.

GILBERT.

Misérable ! l’assassin, c’est vous.

FABIANI.

Eh bien ! oui, au fait ! c’est moi. — Après ?

GILBERT.

Je vais appeler les constables.

FABIANI.

Vous allez m’aider à jeter le corps à l’eau.

GILBERT.

Je vous ferai saisir et punir.

FABIANI.

Vous m’aiderez à jeter le corps à l’eau.

GILBERT.

Vous êtes impudent !

FABIANI.

Croyez-moi, effaçons toute trace de ceci. Vous y êtes plus intéressé que moi.

GILBERT.

Voilà qui est fort !

FABIANI.

Un de nous deux a fait le coup. Moi, je suis un grand seigneur, un noble lord. Vous, vous êtes un passant, un manant, un homme du peuple. Un gentilhomme qui tue un juif paye quatre sous d’amende ; un homme du peuple qui en tue un autre est pendu.

GILBERT.

Vous oseriez…

FABIANI.

Si vous me dénoncez, je vous dénonce. On me croira plutôt que vous. En tout cas, les chances sont inégales. Quatre sous d’amende pour moi, la potence pour vous.

GILBERT.

Pas de témoins ! pas de preuves ! Oh ! ma tête s’égare ! Le misérable me tient, il a raison.

FABIANI.

Vous aiderai-je à jeter le cadavre à l’eau ?

GILBERT.

Vous êtes le démon !

Gilbert prend le corps par la tête, Fabiani par les pieds ;
ils le portent jusqu’au parapet.
FABIANI.

Oui. — Ma foi, mon cher, je ne sais plus au juste lequel de nous deux a tué cet homme. (Ils descendent derrière le parapet. — Reparaissant.) — Voilà qui est fait. — Bonne nuit, mon camarade, allez à vos affaires. (Il se dirige vers la maison, et se retourne voyant que Gilbert le suit.) — Eh bien ! que voulez-vous ? quelque argent pour votre peine ? en conscience, je ne vous dois rien ; mais tenez. (Il donne sa bourse à Gilbert, dont le premier mouvement est un geste de refus, et qui accepte ensuite de l’air d’un homme qui se ravise.) — Maintenant allez vous-en. Eh bien ! qu’attendez-vous encore ?

GILBERT.

Rien.

FABIANI.

Ma foi, restez là si bon vous semble. À vous la belle étoile, à moi la belle fille. Dieu vous garde ! (Il se dirige vers la porte de la maison et paraît disposé à l’ouvrir.)

GILBERT.

Où allez-vous ainsi ?

FABIANI.

Pardieu ! chez moi.

GILBERT.

Comment, chez vous ?

FABIANI.

Oui.

GILBERT.

Quel est celui de nous deux qui rêve ? Vous me disiez tout à l’heure que l’assassin du juif, c’était moi, vous me dites à présent que cette maison-ci est la vôtre ?

FABIANI.

Ou celle de ma maîtresse, ce qui revient au même.

GILBERT.

Répétez-moi ce que vous venez de dire !

FABIANI.

Je dis, l’ami, puisque vous voulez le savoir, que cette maison est celle d’une belle fille nommée Jane, qui est ma maîtresse.

GILBERT.

Et moi je dis, mylord, que tu mens ! je dis que tu es un faussaire et un assassin ! je dis que tu es un fourbe impudent ! Je dis que tu viens de prononcer là des paroles fatales dont nous mourrons tous les deux, vois-tu, toi pour les avoir dites, moi pour les avoir entendues !

FABIANI.

Là, là ! Quel est ce diable d’homme ?

GILBERT.

Je suis Gilbert le ciseleur. Jane est ma fiancée.

FABIANI.

Et moi je suis le chevalier Amyas Pawlet. Jane est ma maîtresse.

GILBERT.

Tu mens, te dis-je ! Tu es lord Clanbrassil, le favori de la reine. Imbécile, qui crois que je ne sais pas cela !

FABIANI, à part.

Tout le monde me connaît donc cette nuit ! — Encore un homme dangereux, et dont il faudra se défaire !

GILBERT.

Dis-moi sur-le-champ que tu as menti comme un lâche, et que Jane n’est pas ta maîtresse.

FABIANI.

Connais-tu son écriture ?

Il tire un billet de sa poche.

Lis ceci.

À part, pendant que Gilbert déploie convulsivement le papier.

— Il importe qu’il rentre chez lui et qu’il cherche querelle à Jane, cela donnera à mes gens le temps d’arriver.

GILBERT, lisant.

« Je serai seule cette nuit, vous pouvez venir. » — Malédiction ! Mylord, tu as déshonoré ma fiancée, tu es un infâme ! Rends-moi raison !

FABIANI, mettant l’épée à la main.

Je veux bien. Où est ton épée ?

GILBERT.

Ô rage ! être du peuple ! n’avoir rien sur soi, ni épée ni poignard ! Va, je t’attendrai la nuit au coin d’une rue, et je t’enfoncerai mes ongles dans le cou, et je t’assassinerai, misérable !

FABIANI.

Là, là, vous êtes violent, mon camarade !

GILBERT.

Oh ! mylord, je me vengerai de toi !

FABIANI.

Toi ! te venger de moi ! toi si bas, moi si haut ! tu es fou ! je t’en défie.

GILBERT.

Tu m’en défies ?

FABIANI.

Oui.

GILBERT.

Tu verras !

FABIANI, à part.

Il ne faut pas que le soleil de demain se lève pour cet homme.

Haut.

— L’ami, crois-moi, rentre chez toi. Je suis fâché que tu aies découvert cela ; mais je te laisse la belle. Mon intention, d’ailleurs, n’était pas de pousser l’amourette plus loin. Rentre chez toi. (Il jette une clef aux pieds de Gilbert.) — Si tu n’as pas de clef, en voici une. Ou, si tu l’aimes mieux, tu n’as qu’à frapper quatre coups contre ce volet, Jane croira que c’est moi, et elle t’ouvrira. Bonsoir. (Il sort.)



Scène VIII.

GILBERT, resté seul.

Il est parti ! il n’est plus là ! Je ne l’ai pas pétri et broyé sous mes pieds, cet homme ! Il a fallu le laisser partir ! pas une arme sur moi ! (Il aperçoit à terre le poignard avec lequel lord Clanbrassil a tué le juif, il le ramasse avec un empressement furieux.) — Ah ! tu arrives trop tard ! tu ne pourras probablement tuer que moi ! Mais c’est égal, que tu sois tombé du ciel ou vomi par l’enfer, je te bénis ! — Oh ! Jane m’a trahi ! Jane s’est donnée à cet infâme ! Jane est l’héritière de lord Talbot ! Jane est perdue pour moi ! — Oh ! Dieu ! voilà en une heure plus de choses terribles sur moi que ma tête n’en peut porter !

Simon Renard paraît dans les ténèbres au fond du théâtre.

Oh ! me venger de cet homme ! me venger de ce lord Clanbrassil ! Si je vais au palais de la reine, les laquais me chasseront à coups de pied comme un chien ! Oh ! je suis fou. Ma tête se brise ! Oh ! cela m’est égal de mourir, mais je voudrais être vengé ! je donnerais mon sang pour la vengeance ! N’y a-t-il personne au monde qui veuille faire ce marché avec moi ? Qui veut me venger de ce lord Clanbrassil et prendre ma vie pour payement ?



Scène IX.

GILBERT, SIMON RENARD.
SIMON RENARD, faisant un pas.

Moi.

GILBERT.

Toi ! Qui es-tu ?

SIMON RENARD.

Je suis l’homme que tu désires.

GILBERT.

Sais-tu qui je suis ?

SIMON RENARD.

Tu es l’homme qu’il me faut.

GILBERT.

Je n’ai plus qu’une idée, sais-tu cela ? être vengé de lord Clanbrassil, et mourir.

SIMON RENARD.

Tu seras vengé de lord Clanbrassil, et tu mourras.

GILBERT.

Qui que tu sois, merci !

SIMON RENARD.

Oui, tu auras la vengeance que tu veux ; mais n’oublie pas à quelle condition. Il me faut ta vie.

GILBERT.

Prends-la.

SIMON RENARD.

C’est convenu ?

GILBERT.

Oui.

SIMON RENARD.

Suis-moi.

GILBERT.

Où ?

SIMON RENARD.

Tu le sauras.

GILBERT.

Songe que tu me promets de me venger !

SIMON RENARD.

Songe que tu me promets de mourir !