Marie Tudor par Victor Hugo

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MARIE TUDOR.

M. Hugo paraît avoir sur les prérogatives de la fantaisie une opinion absolue, personnelle, inébranlable ; la discussion et l’analyse, pour se prendre à ses œuvres, pour en deviner l’intention, pour en estimer la valeur, sont obligées, à chaque nouvelle épreuve, de choisir un nouveau terrain, et de préparer des armes inusitées. Pour notre part, nous ne regrettons pas les difficultés de la lutte, et nous n’avons pas assez d’orgueil pour nous abuser sur l’autorité de nos paroles. Nous savons très bien qu’une pensée qui se traduit par la dialectique, qui approuve ou qui blâme au nom de la vérité qu’elle croit avoir aperçue, n’aura jamais la même force et la même puissance qu’une œuvre échappée d’une main habile, et montrée à la foule assemblée. Nous n’espérons pas que notre avis, si juste qu’il puisse être, suscite un poète selon notre volonté, irréprochable aux yeux de notre conscience, et pour lequel nous n’ayons plus à chanter qu’un éternel hosannah. Ce qui entre dans nos espérances et nos desseins, c’est d’agir sur le goût public, c’est de montrer nettement aux esprits sérieux ce qu’ils entrevoient d’une façon confuse, l’altération progressive des élémens essentiels de la poésie, et d’indiquer, autant qu’il est en nous, le moyen de ralentir ou d’arrêter le mal. Quand le plus grand nombre sera venu à nos convictions, alors le poète naîtra. Ce n’est pas nous qui l’aurons créé : il sortira du sein de la multitude pour la dominer. Notre rôle à nous est de l’annoncer et de lui préparer la voie.

Si dans l’accomplissement du rôle que nous avons choisi, nous paraissons nous écarter des méthodes ordinaires ; si nous introduisons dans la critique plusieurs ordres d’idées habituellement développés dans un cercle individuel ; si nous éprouvons constamment la poésie par l’histoire et la philosophie, c’est que nous croyons sincèrement à l’utilité de cette double épreuve ; c’est que nous refusons à l’imagination, si brillante qu’elle puisse être, le droit de se jouer des autres facultés humaines, et de traiter en esclaves les réalités amassées par la mémoire, ou les vérités établies sans retour par le raisonnement.

La fantaisie absolue de M. Hugo met au défi toutes nos théories, et traite avec un égal dédain les récusations tirées de la conscience et de la réflexion, ou la contradiction appuyée de l’autorité des livres. Il ne reconnaît à personne le droit de le chicaner sur son privilége d’inventeur. Il invente en dehors de l’humanité, en dehors de l’histoire. Jusqu’ici, nous le pensions du moins, la pratique individuelle de la vie sociale, l’étude persévérante des monumens du passé, suffisaient aux ressources de la critique. Il n’y avait aucune gloire assurément à manier des armes dont tout le monde peut disposer. La précision et la vivacité dans les évolutions de la pensée signifiaient tout simplement le courage et la franchise d’un homme qui avoue son avis, parce qu’il s’est donné la peine de le trouver, et qui le soutient parce qu’il le croit bon.

Marie Tudor est la sixième tentative dramatique de M. Hugo. Aujourd’hui comme en 1827, nous persistons à croire que le théâtre ne convient pas à M. Hugo. Si l’occasion et la tribune nous ont manqué pour le démontrer à propos de Cromwell, d’Hernani et de Marion de Lorme, nous avons donné sur Triboulet et sur Lucrèce Borgia des conclusions assez positives et assez générales pour être dispensé de récapituler les précédens littéraires du poète. L’Angleterre, la France, l’Espagne, l’Italie, au xvie ou au xviie siècle, peu importe à M. Hugo. Il choisit dans le passé un nom sonore et reluisant, comme une femme choisit l’étoffe d’une robe pour les reflets et les plis qu’elle peut donner ; mais là se borne l’emprunt qu’il fait à l’histoire. Il ne s’inquiète ni des faits accomplis, ni des caractères développés et mis en jeu par les événemens. Aux personnages désignés par les annalistes, il substitue, selon son caprice, des acteurs inattendus qui n’ont pas l’air de soupçonner quels étaient les hommes dont ils portent le nom.

Cette négligence volontaire de l’histoire pourrait être amnistiée par la critique, si le poète, sans tenir compte de la vérité relative, locale, passagère, s’élevait par la méditation jusqu’à la vérité éternelle, immuable, universelle, qui domine toutes les géographies et toutes les annales ; si, au lieu de la fille d’Alexandre vi ou du rival de François Ier, il nous donnait au moins une duchesse courtisane ou un empereur ambitieux et libertin. Mais loin de là ; il semble que le mépris de la vérité relative obscurcisse pour lui la vérité éternelle. À mesure qu’il dédaigne plus délibérément d’étudier les peuples, il devient plus incapable de comprendre les hommes. Il attribue à l’inspiration des ressources qu’elle ne possède pas. Il croit que les facultés éminentes qu’il a reçues, le trésor de ses éblouissantes images, la coquette joaillerie de ses antithèses, le dispensent de vivre aussi bien que d’étudier. Il semble craindre d’entamer dans les veilles studieuses, ou dans le mouvement des passions, la pureté primitive de son génie. Mais cette pudeur obstinée le condamne sans retour à l’ignorance de tous les sentimens qu’il veut mettre en jeu. Les travaux de la pensée et les souffrances du cœur s’éclairent mutuellement, et quelquefois se suppléent avec bonheur ; mais, excepté Dieu, je ne connais personne qui puisse se passer de ces deux ordres d’enseignement.

C’est pourquoi, dans l’impuissance où nous sommes d’imaginer pour la poésie d’autres juges et d’autres conseillers que l’histoire et la philosophie, nous examinerons successivement dans Marie Tudor la partie humaine et la partie historique. De cette sorte, nous l’espérons, nous éviterons à la fois le reproche de pédantisme et de mesquinerie.

Il y a dans Marie Tudor quatre personnages principaux : une reine, un favori, un homme du peuple amoureux d’une orpheline qu’il a recueillie, une orpheline qui se trouve être duchesse. C’est avec ces acteurs que M. Hugo a conçu son drame. J’ai long-temps cherché quelle a pu être la pensée primitive qui a présidé au travail poétique, et j’avoue que je suis encore à la deviner.

A-t-il voulu montrer le danger des alcôves royales ? Le héros de la pièce est-il Fabiano ? S’est-il proposé de mettre à nu les souffrances d’un cœur de femme assez mal inspiré pour aimer un lâche ? Ou bien a-t-il espéré nous intéresser aux tortures d’une ame généreuse qui voit passer aux bras d’un libertin une jeune fille sur qui elle avait placé toutes ses espérances, à qui elle avait dévoué le reste de sa vie ? Ou bien enfin, a-t-il voulu réhabiliter l’orpheline qui fait de son cœur deux parts, l’une pour la reconnaissance et la vénération, l’autre pour l’aveuglement et l’abandon, et qui reconnaît trop tard l’abîme où elle est tombée ?

Je ne sais vraiment laquelle de ces idées a dominé M. Hugo à l’heure de sa première conception. J’ignore s’il a voulu flétrir Marie Tudor, plaindre Fabiano, ou Gilbert, ou Jeanne Talbot. Cette indécision dans l’esprit du spectateur est, à mes yeux, un grave inconvénient : on pardonne à l’historien de manquer de volonté ; on ne peut le pardonner au poète, car il faut que le poète prenne parti pour un de ses personnages.

La reine est amoureuse d’un aventurier, rien de plus simple ; c’est un caprice assez commun chez les femmes de se proposer dans l’amant qu’elles choisissent une tâche difficile, de vouloir ennoblir par leur affection celui que le monde a flétri, d’élever jusqu’à elles, par une fierté persévérante, les caractères salis du mépris public. Cette donnée, on le voit, n’est pas fausse à son point de départ ; mais elle ne tarde pas à s’altérer.

Marie apprend l’infidélité de Fabiano. Que doit-elle faire si elle l’aime vraiment ? Le tuer ? Je ne le crois pas. Ce n’est pas le premier parti qui doit se présenter à sa pensée : avant de se venger sur le favori, elle doit frapper sa rivale. Il n’y a pas une femme qui, en pareil cas, n’espère ramener à elle l’homme qui l’a trahie. Elle peut dire à son amant : Tu mens et tu me trompes ; elle peut s’écrier dans un accès de colère : Je te méprise, et je me vengerai. Mais le second mouvement doit être l’indulgence et le regret, l’espérance et la volonté de ressaisir le pouvoir qui échappe, le désir de frapper Jeanne Talbot. Il n’y a pas d’amour vrai, c’est-à-dire poétique, sans jalousie. La première décision de la reine devrait donc être de punir la maîtresse de Fabiano. Quand le favori tremblant refuse d’avouer sa liaison avec Jeanne, Marie devrait céder aux folles crédulités de la passion qui l’entraîne ; elle devrait douter encore de son malheur, insulter sa rivale, l’envoyer en prison ou à l’échafaud, et attendre, pour punir Fabiano, qu’il avoue son amour pour Jeanne, qu’il ait donné à sa première maîtresse une preuve publique de son dédain et de son abandon.

La jalousie, dans ses emportemens les plus insensés, a pourtant sa logique. Comme elle naît d’un égoïsme blessé, elle ne peut pas souhaiter d’emblée la perte de la personne aimée ; elle doit naturellement s’adresser à l’obstacle, c’est-à-dire à l’objet d’une affection rivale.

Si la reine veut frapper Fabiano, elle ne doit s’en remettre qu’à elle-même du soin de sa vengeance ; au lieu d’aller chercher dans la foule un bras obscur, et qui peut manquer d’adresse ou de force, elle n’a qu’à choisir parmi les seigneurs de sa cour un accusateur dévoué. Puisque le favori porte la haine des courtisans, c’est à cette haine qu’il faut s’adresser comme au vengeur le plus sûr. La trahison des secrets d’état, la dilapidation du trésor, la vénalité de la justice, la corruption des conseillers de la couronne, il y a là vingt occasions de demander et d’obtenir la tête d’un homme. Une femme du bon sens le plus ordinaire apercevrait du premier coup toutes les ressources d’une pareille position, et n’irait pas compromettre sa vengeance dans une aventure incertaine.

Enfin, quand elle a résolu la mort du favori, doit-elle souffrir qu’on escamote sa victime ? Ne devrait-elle pas, dans un mouvement de curiosité cruelle, soulever le voile du condamné, l’accabler de son mépris, puis le pleurer avant que la hache ne tombe, ou le sauver à l’heure suprême, lui pardonner, lui demander grace pour sa colère ? Mais il faut qu’elle soit sûre de la tête qui tombe, ou de la tête qu’elle sauve.

Fabiano n’est qu’un lâche vulgaire. Je comprends difficilement comment il a pu séduire Jeanne Talbot. Libertin, joueur, effronté, ce n’est qu’une peccadille : où est la jeune fille qui n’a pas assez d’orgueil pour se vanter de corriger son amant ? Mais au moins je lui voudrais de l’élégance et de la bravoure ; passe encore pour l’amour d’une reine, car la reine saura bien le défendre. Mais une orpheline a besoin d’un bras qui la protége ; et la lâcheté pour se révéler n’attend pas le danger : à peine est-elle sûre d’une affection conquise, qu’elle se confesse et s’explique, jusqu’au jour où elle se justifie et se proclame comme une sagesse souveraine.

Puisqu’il n’a pas le courage d’avouer son amour pour Jeanne, il devrait avoir au moins la prudence de sa lâcheté, et se jeter aux genoux de la reine pour lui jurer une éternelle affection.

Le caractère et la conduite de Jeanne Talbot ne sont pas moins improbables et moins étranges que le caractère de Marie et de Fabiano. Je lui pardonne de grand cœur de se livrer à un misérable : les ames les plus excellentes peuvent une fois se tromper, se perdre aveuglément. Mais la chute même qu’elles ont faite, si profonde qu’elle soit, ne les flétrit pas sans retour. Elles peuvent s’obstiner dans l’erreur, mais non pas mentir.

C’est pourquoi il me semble que si Jeanne Talbot doit un jour mépriser Fabiano, et rendre à Gilbert l’amour qu’elle lui a retiré, elle doit respecter son premier amant au point de ne pas l’abuser. Elle n’a pas besoin des interpellations de la reine pour confesser sa nouvelle passion. Pour ma part, je ne conçois pas la conciliation du mensonge avec une estime réelle.

Au contraire, en supposant à Jeanne Talbot assez de franchise et de hardiesse pour dire à Gilbert : « Je ne suis plus digne de votre amour ; je me suis donnée à un autre ; oubliez-moi, ou si vous n’espérez pas que je puisse être heureuse dans ce nouvel engagement, priez Dieu pour qu’il m’éclaire et me ramène à vous, priez-le pour qu’il nous réunisse dans une mutuelle et inaltérable affection. » le pardon de Gilbert, inexplicable autrement, devient une chose toute simple.

Et comment comprendre que Jeanne, en apprenant l’amour de Fabiano pour la reine, ne revienne pas tout à coup au souvenir de Gilbert qui ne la trompait pas ? Comment comprendre qu’elle ne fasse pas tout ce qui est en elle pour sauver sa tête et reconquérir un amour si précieux et si pur ? Comment n’est-elle pas saisie de honte et d’admiration tout à la fois, en voyant les conditions terribles auxquelles la reine met la vengeance de Gilbert, et qu’il ne craint pas d’accepter ? Où est la femme qui ne préfère pas la bravoure à la lâcheté ? S’il y en a quelqu’une capable de cette étrange méprise, c’est qu’elle n’a jamais vu dans l’amour qu’une distraction de quelques jours, un hochet pour son oisiveté ; mais à coup sûr elle n’a jamais placé sur une tête chérie l’entière sécurité de sa destinée.

Or, si l’on veut que je m’intéresse de bonne foi au sort de Jeanne Talbot, il me la faut grande et passionnée, pure et hardie. Celle que M. Hugo nous a donnée est amoureuse tout au plus comme une pensionnaire de seize ans, après la lecture clandestine de quelques romans vulgaires, sans savoir comment ni pourquoi. C’est un chiffre, ce n’est pas une femme.

Gilbert n’est pas non plus une création facile à expliquer, si l’on ne s’en rapporte qu’au témoignage de sa propre conscience. Il est trahi, il n’en peut douter. Que doit-il faire ? se résigner, s’il est un saint ; s’il est un homme, se venger. Est-il probable que Fabiano, assez fanfaron pour flétrir une femme sans utilité pour lui-même, soit assez courageux pour soutenir ses vanteries. La chose est rare. Ceux qui soutiennent l’honneur d’un nom ne le traînent pas par les rues ; le défend-on volontiers quand on a pris soi-même la peine de le salir ?

Au lieu donc d’entrer presque les yeux bandés dans un imbroglio inextricable, Gilbert ne devrait s’en remettre qu’à lui-même du soin de se venger. Il n’a pas d’armes, répondra-t-on ; mais Fabiano serait-il d’aventure le premier poltron désarmé et percé de son épée ?

Je blâme hautement le serment à double entente, prononcé par Gilbert sur l’Évangile et sur la couronne. Un tel subterfuge est indigne d’un homme d’honneur, et flétrit d’emblée le but qu’il veut atteindre.

Parlerai-je de Simon Renart, reproduction littérale de Gubetta, fanfaron de dissimulation, charlatan de finesse, panégyriste indiscret et ridicule de toutes les ruses qu’il évente et qu’il raconte étourdiment au premier venu, qui mène la reine comme Mascarille menait son maître ? Je ne m’explique pas bien comment le légat d’Autriche, pour frapper un favori qui déshonore la couche destinée à son maître, va choisir la haine impuissante de Gilbert. Il faut aimer singulièrement à embrouiller les cartes pour compliquer à ce point la chose du monde la plus simple. C’est de la part de l’ambassadeur et de la reine une singulière niaiserie que de ne pas entrevoir pour Fabiano d’autre chef d’accusation que la séduction d’une jeune fille. Il y a là de quoi faire sourire de pitié un clerc d’avoué ou un secrétaire d’ambassade. Philippe ii avait la main malheureuse en diplomatie, s’il confiait ses intérêts à des ames si candides et si malhabiles.

Reste un dernier acteur qui ne paraît qu’un instant, qui remplit un rôle absolument providentiel, un juif, dont le nom m’échappe, modelé sur le type de Shylock, ingénieux en paraboles, abondant en métaphores, assez mal inspiré du reste, puisqu’il choisit pour le défendre un homme sans armes, et qu’il demande dix mille marcs d’or à un courtisan qui a dans son fourreau une réponse toute prête. J’ai grand peur que ce juif ne soit venu en scène uniquement pour réciter quelques phrases bien faites.

Ainsi, pas un de ces caractères n’est tiré de l’humanité à laquelle nous appartenons. À quoi servirait d’interroger l’histoire ? L’histoire n’est-elle pas la mise en œuvre des passions et des idées que nous avons vainement cherchées dans le drame de M. Hugo ? La vérité locale et chronologique des costumes, du langage et des actions, n’est qu’une question subalterne devant la question humaine. Ce qui m’importe avant tout, c’est que les acteurs soient des hommes. Ce premier point éclairci, il sera temps de savoir à quelle nation, à quelle période historique ils appartiennent. Mais assuré, comme je le suis, que les personnages de Marie Tudor n’ont jamais pu vivre, je n’irai pas m’enquérir si leur existence problématique s’encadre plus volontiers entre les années 1553-1558, que dans toute autre époque. — Aussi bien l’histoire est un livre ouvert à tous les yeux, et je ne suis pas chargé de le feuilleter et de le lire à haute voix.

Faut-il s’étonner maintenant si l’action construite avec les acteurs que nous avons étudiés, viole à chaque pas les lois de la raison, semble défier les plus naïves crédulités ? De grands seigneurs qui conspirent la ruine d’un courtisan aux bords de la Tamise ; un légat d’Autriche qui les rassure et les encourage ; un homme du peuple qui, au lieu de rentrer chez sa fille adoptive, écoute les confidences d’un mendiant, et qui sur un signe se retire on ne sait où, pour venir dix minutes plus tard aider son rival à transporter un cadavre, recevoir une bourse de sa main ! dans quel monde, dans quelle planète lointaine, ces choses se passent-elles ?

Une reine qui écoute, sans frémir de colère, les protestations mensongères d’un favori qu’elle méprise ; qui l’accuse de régicide contre toute vraisemblance, quand un mot de sa bouche le condamnerait sans retour ; qui reçoit le bourreau dans la salle du trône ; qui mande le chancelier et toute la cour pour publier une mésaventure d’alcôve, qui prend toute l’Angleterre à témoin de ses déportemens ! dans quel pays vivent les reines de cette trempe ?

Le dénouement, taillé sur le même patron que celui de Lucrèce Borgia, inventé pareillement avec du drap noir et des cierges, aurait au moins une valeur fantasmagorique, si les lenteurs interminables qui le préparent n’en paralysaient l’effet en partie, et si le décorateur, par une singulière ignorance de la perspective, n’avait fait, de l’illumination de la ville de Londres, quelque chose de mesquin et d’inintelligible. Les angoisses des deux femmes seraient facilement acceptées dans un roman ; mais au théâtre, le spectateur ne se prête pas si volontiers à l’illusion. Il voit trop vite les moyens d’éclaircissement ; il se rit des doutes si faciles à résoudre.

Avec un drame ainsi fait, la tâche des acteurs était difficile, j’en conviens. Comme ils n’ont à leur disposition que des moyens humains, comme ils ne peuvent puiser l’expression du visage, le geste, l’attitude, que dans le souvenir de leur vie personnelle, ou dans le spectacle de la vie sociale qu’ils ont sous les yeux, ils ont dû se trouver dans un grand embarras, quand il s’est agi de rendre sur la scène des caractères et des actions qui n’ont de modèle nulle part.

Pourtant, j’ose croire que Mlle Georges et Lockroy qui, plusieurs fois, ont donné des preuves éclatantes de leur talent, pouvaient mieux faire, même dans les rôles ingrats qu’ils ont acceptés. La situation de Marie était à peu près la même que dans la Christine de M. Dumas ; et sans vouloir contester la réelle supériorité de la reine suédoise sur la reine anglaise, au moins y avait-il dans le souvenir du premier rôle de quoi corriger le second. On ne peut contester à Mlle Georges une intelligence nette et vive de toutes les scènes où elle paraît. Mais elle a manqué généralement de simplicité. Puisque les paroles que le poète avait mises dans sa bouche péchaient par l’emphase et la redondance, elle devait corriger ce défaut tantôt par la lenteur, tantôt par la vivacité du débit. Ainsi, par exemple, dans la première scène du second acte, elle devait hâter cet éternel échange de sermens et de promesses, qui fatigue le spectateur sans se laisser comprendre. Elle eût mis ainsi dans son rôle une intention que l’auteur ne paraît pas avoir entrevue. Heureuse et fière de son amour, tranquille et sûre de la fidélité de son amant, elle peut prendre plaisir à multiplier les questions, à prononcer lentement chacun des mots qui doit lui ramener une réponse enivrante ; mais, si elle est inquiète et jalouse, elle doit presser chacune de ses interrogations pour dissiper plus vite les doutes qui la tourmentent.

Quand toute la cour assemblée assiste à sa colère, elle devait, par la familiarité des intonations, dissimuler les images ambitieuses que le poète lui prête. En parlant aux vieux serviteurs de son père, il faudrait que son geste abaissât la hauteur de son langage.

Et quand elle se trouve seule avec Jeanne Talbot, son instinct de femme devrait lui faire comprendre que la jeune comtesse ne voit pas en elle sa souveraine, mais bien celle qui lui ravit Fabiano. Elle devrait mettre dans sa voix plus de douceur et de flatterie.

Je n’approuve pas le ton vert qu’elle a donné à son visage dans les dernières scènes, comme pour singer l’Élisabeth de M. Paul Delaroche. Je n’aime pas le tableau, et encore moins la copie.

Lockroy, qui, dans le rôle de Monaldeschi, avait trouvé des accens si vrais et si pénétrans, a mis dans celui de Gilbert une monotonie de tristesse trop constante et trop uniforme. Les amours les plus malheureuses ont leurs éclairs de joie, leurs accès d’espérance. Quand il est sûr de se venger, il devrait sourire et remercier le ciel ; quand il retrouve sa maîtresse, il devrait tempérer quelque peu l’âpreté farouche de sa voix. Il se fie trop volontiers au timbre strident de son gosier qui plaît à quelques femmes et les émeut. Il oublie que l’art ne restreint jamais sa puissance à l’emploi des ressources naturelles, et que le but de l’artiste doit être de les assouplir, de les varier, pour arriver à l’aisance sans renoncer à l’unité.

Le jugement le plus sévère et le plus juste que je puisse porter sur Mlle Juliette, c’est de dire qu’elle n’a pas joué ; car je ne dois compter pour rien le mouvement assidu de ses épaules, ni la perpétuelle prière que ses yeux adressaient au ciel. Elle n’a pas été mauvaise, elle a été nulle. Elle n’a pas montré un seul instant de tristesse sincère, de repentir véritable, de joie vive ou de tendresse intime. Elle ne semblait occupée que du satin de sa robe ou des pierreries de sa coiffure. Elle aurait gâté le rôle d’Ophélia.

Le public s’est montré magnanime et généreux. Il a écouté jusqu’au bout, sans manifester la moindre impatience. À la vérité, la composition de la salle avait été délibérée en conseil. Les juges de Marie Tudor ont été soumis, comme les jurés des assises, à la récusation de l’auteur, du directeur, etc. Lequel des deux était le prévenu ? Lequel des deux représentait le ministère public ? Je ne sais : mais je puis affirmer que nombre de personnes honorables n’ont pu être admises, en temps opportun, faute de recommandation.

Je doute fort que cette épuration préliminaire profite long-temps au succès de la pièce. Qui sait si dans huit jours Marie Tudor comptera cinq cents spectateurs ?

Si la foule, sans qu’on l’en prie, envahit la salle de la Porte-Saint-Martin, ce n’est plus à l’auteur que la critique devra s’adresser, c’est à la nation elle-même ; car il faut plaindre les peuples qui ont besoin de pareils spectacles.

Au temps des Fausses Confidences, on pouvait dire que l’art se maniérait. Le lendemain de Marie Tudor, il faut dire que l’art s’en va ; car les comédies de Marivaux sont des chefs-d’œuvre de vérité auprès des drames de M. Hugo. Les marquises du xviiie siècle, avec leurs mouches et leurs paniers, avaient au moins un cœur capable d’amours ardentes et de haines sincères. Marie Tudor et Lucrèce Borgia ne sont d’aucun sexe.

Je souhaite bien sincèrement qu’un nouveau volume de poésies réconcilie M. Hugo avec sa gloire et sa popularité que le théâtre menace d’une ruine irréparable.


Gustave Planche.