Marie aux sabots de bois se gage

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(Pseudo)
Librairie Garnier Frères (p. 1-20).



Marie aux sabots de bois se gage


Par Jordic



Marie aux sabots de bois se gage

Marie est une petite Bretonne joufflue, qui vient d’avoir douze ans. Il est temps qu’elle gagne sa vie. Sa mère, Mariannik, lui a trouvé une place chez Mme de Bougon et va l’y conduire aujourd’hui même.



Marie a posé par terre le paquet qui contient son trousseau complet : une chemise, deux mouchoirs et une paire de bas. Sa patronne l’interroge :

— Savez-vous balayer, laver, repasser ?

— Oui, madame.

Marie a été très bien élevée : pain de seigle et galette de blé noir à tous les repas, gifles à discrétion. Et maintenant, à l’ouvrage.

Madame arrive, majestueuse, dans sa robe de soie, et dit :

— Vous allez vous occuper des enfants.

Elle présente un beau chat angora, au poil roux, et un magnifique caniche noir, frisé.

— Voici M. Minet et M. Bob. Vous irez les conduire chez le père Bénéadek, le tondeur, rue




de l’Église, et vous lui direz de couper un peu la queue du chat, il se portera mieux. Puis, il tondra le chien en lion. Vous avez compris ?

— Oui, madame.

Elle part, portant Minet dans ses bras et ayant attaché la laisse de Bob à son poignet. — « Tondre le chien ! À la ferme, on n’aurait pas songé à tondre Médor, ce sont des idées de bourgeois. Deux commissions ! Difficile à se rappeler. » Aussi marmotte-t-elle :  « Tondre le chien en lion, couper la queue du chat. »

Minet ronronne, puis s’endort. Bob, lui, semble très gai. Voilà qu’il aperçoit un coq, son grand ennemi. En chasse. Il s’élance, entraînant à sa suite Marie, qui, tenant par le poignet la chaîne du chien, trébuche et perd son sabot ; c’est une course folle, et Minet, réveillé, se met à




jurer, le malhonnête ! Pff… pff…

Le coq aperçoit enfin son poulailler, et vole par-dessus la barrière. « Cocorico ! » Il nargue M. Bob, essoufflé et penaud.

Marie, boitillant, un pied chaussé du sabot, l’autre avec un simple bas, pense à sa commission : « Tondre le chat, couper la queue du chien. »

La voici enfin arrivée chez le père Bénéadek, un vieux à l’air jovial.

― Qu’y a-t-il pour ton service, gamine ?

La fillette récite tout d’une haleine :

— Madame a dit comme ça qu’il fallait couper la queue du chien, et tondre le chat en lion.

— Bon ! bon ! cela va être fait.

Le tondeur va chercher ses grands ciseaux et une tête de sardine pour apprivoiser Minet qui, docile, s’installe sur l’escabeau.

« Arranger un chat en lion, c’est



plus facile que d’arranger un lion en chat », remarque le bonhomme en se mettant à l’ouvrage. Le poil tombe sous l’action des ciseaux, la queue est tondue, les pattes arrangées et ornées de deux bracelets de poils. Au tour de Bob ! « Oua ! oua ! » Il grogne, sa queue saigne, mais le tondeur lui



applique un pansement fait d’une toile d’araignée, et qu’il entoure d’un chiffon.

En route ! Mais Marie se méfie de Bob, trop coureur ; elle attache Minet à la chaîne et porte le chien, tout attristé de ne pouvoir comme autrefois, agiter sa belle queue. La petite servante rentre au logis, où elle trouve Madame assoupie dans un grand fauteuil, et détache Minet qui, d’un bond, saute sur les genoux de sa bonne maîtresse. Celle-ci ouvre les yeux, pousse un cri d’horreur. Quel est cet animal ridicule, à pèlerine soyeuse, avec des cuisses nues, grelottantes ? C’est Minet, jadis si bel angora, maintenant ressemblant à un jouet de bazar à treize sous. « Oua ! oua ! » fait Bob, sollicitant une caresse et agitant son bout de queue écourtée.

— Vous êtes une petite sotte ! dit Madame de Bougon, et je ne vous garde pas une minute de plus à mon service !

Marie refait son paquet et, boitillant avec un seul sabot, rentre chez sa mère où une volée de gifles l’accueille.

Heureusement le restaurateur, M. Tournesauce, donne un banquet



de noce. Il a besoin d’une nouvelle servante. Il engage Marie qui, chaussée de sabots neufs, entre en service un beau matin.

— Au travail petiote, voici une table chargée de douze douzaines d’assiettes, tu mettras six assiettes sur chaque petite table !

La jeune bonne va chercher une pile d’assiettes. Patatras ! L’une d’elles tombe, en entraîne une seconde… une troisième. Marie pose sa charge ainsi allégée et va ramasser les débris de faïence. Mais, en se relevant, elle heurte la table, une nouvelle pile d’assiettes se renverse. Vite ! retenons la table ! Flock ! Tout s’écroule avec un fracas terrible, qui attire Joseph, le fils du patron, juste à temps pour recevoir une avalanche de morceaux d’assiettes.

Je vous laisse à deviner si notre Marie fut lestement



mise à la porte et si elle fut giflée d’importance par maman Mariannik.

On lui trouve tout de même une autre place chez Mme Sabreur, la veuve du colonel, qui commande de suite :

— Petite, tu vas faire le ménage : d’abord, ma chambre. Ouste ! Dépêche toi !

La jeune bonne prend le tapis, une splendide peau de tigre que le colonel a rapporté jadis d’Algérie. Elle la prend par les deux pattes de derrière et va à la fenêtre pour bien secouer la poussière. Vlan !…

Mais notre étourdie n’a pas songé que la tête de tigre est très lourde ; son poids entraîne Marie, et les bonnes des voisins entendant des cris, aperçoivent la fillette, qui semble voler, à la suite du tapis.

Or, au rez-de-chaussée, se trouve l’épicerie de M. Poivre. On y vend de tout : sucre, café, riz, pruneaux, même des légumes et des lapins, qu’on




aperçoit pendus et accrochés par leurs grandes oreilles.

Ce matin, des acheteurs sont là.

M. Poivre, tout en servant ses clientes, cause :

— Le haricot, mesdames, sera rare cette année, mais la pomme de terre abonde.

— Vraiment ! monsieur Poivre, dit la grosse bonne.

L’épicier ficèle un paquet de biscuits, et continue :

— Je recommande à madame la comtesse mon cacao, premier choix. Monsieur le marquis de Carabas a daigné en acheter un kilo… Mais… mais… ciel !

M. Poivre devient blanc, puis vert. C’est qu’il vient d’apercevoir, à la porte de sa boutique, une effrayante tête de tigre aux yeux luisants, à la mâ





choire entr’ouverte, laissant voir des dents aiguës.

L’épicier chancelle, la comtesse s’évanouit sur un sac de lentilles, les bonnes poussent des cris de terreur. Patatras ! la tête tombe et, ploc ! la peau de tigre s’abat sur le sol. M. Poivre reconnaît le tapis de Mme Sabreur.

— Ah ! ah !

Et il gourmande les bonnes :

— Sottes ! Ai-je eu peur, moi ?

Quelques gouttes de vinaigre raniment la comtesse de Pimbèche.

Mais, pioc ! nouveau choc étrange ; on aperçoit une petite Bretonne, tête en bas, pieds



en l’air, qui plonge soudain dans un grand tonneau de raisiné. On ne voit plus que deux pieds qui s’agitent en l’air désespérément.

M. Poivre saisit les deux jambes et tire. Ohé ! hisse !! Marie est si enfoncée dans le raisiné qu’on n’arrive pas à la dégager de suite.

« Ohé ! hisse ! » M. Poivre, tout rouge, arrive enfin à retirer la petite bonne, mais dans quel état ! Le raisiné s’est collé à ses cheveux, son visage est enduit d’un masque gluant, elle a une robe de confiture.

M. Poivre va chercher un seau d’eau, une des bonnes, obligeante, prend le grand balai de paille ; on frotte, on gratte, enfin on débarbouille Marie qui grelotte sous l’eau froide.

Heureusement que la mère Mariannik la réchauffera bien vite avec quelques gifles qui lui éviteront un rhume.


FIN