Marie de Médicis, les Concini et l’évêque de Luçon/01

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Marie de Médicis, les Concini et l’évêque de Luçon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 758-781).
MARIE DE MÉDICIS
LES CONCINI ET L’ÉVÊQUE DE LUÇON

PREMIERE PARTIE[1]


I. — LA RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS. — LES « BARBONS ». PREMIÈRE FAVEUR DES CONCINI.

Pour la seconde fois, une Médicis régnait sur la France. Henri IV, après avoir rompu son premier mariage avec une fille de France — cette Marguerite pleine de vices et pleine de charmes, dernière fleur de la race épuisée des Valois — avait, parmi les princesses européennes, choisi une nièce du duc de Toscane, dont l’âge et la santé lui promettaient des héritiers. En épousant la fille des Médicis, le chef de la dynastie des Bourbons ne dérogeait pas. La grand’mère de sa femme était une petite-fille de Charles-Quint. Ces heureux marchands florentins avaient ainsi, peu à peu, imposé l’autorité de l’or et du négoce à l’Europe militaire et féodale. Et pourtant, selon le mot du duc de Savoie, « ces femmes florentines, dans tous les États où elles se produisaient, apportaient la confusion et le mauvais gouvernement. »

Le mariage de Henri IV et de Marie de Médicis n’avait pas été heureux. Si le roi, amateur très renseigné, appréciait, dans sa femme, les formes opulentes et les carnations savoureuses qui devaient s’épanouir plus tard si glorieusement dans les toiles de Rubens, s’il lui était reconnaissant de sa sûre et régulière fécondité, il ne trouvait auprès d’elle ni la séduction sans cesse renaissante de la maîtresse, ni l’affection soutenue et confiante de l’épouse.

Henri IV, il est vrai, était un bien mauvais mari. Mais Marie de Médicis avait un bien mauvais caractère. Les hommes, les rois surtout, ont droit à quelque indulgence. Or, la reine eût été, à tous les rangs de la société, une femme jalouse, colère et vindicative. Elle était, en outre, tellement soumise à un entourage des plus louches qu’un mari, et surtout un roi, ne pouvait se fier entièrement en elle. C’étaient là de mauvaises dispositions pour retenir un homme de naturel volage comme l’était Henri IV, et les scènes de ménage que nous raconte Sully, où la reine allait « jusqu’à lever la main », expliquent assez que le bon roi, très féru de ses maîtresses et fort dégoûté de cette promiscuité italienne, ait songé parfois à renvoyer outre monts une femme dont le rôle était rempli, maintenant qu’elle lui avait donné six enfans.

Ce fut Henri IV qui céda la place. La mort arrange bien des difficultés. Sans prêter créance aux commérages des contemporains et aux insinuations de Sully, on peut dire, de Marie de Médicis, que le veuvage lui fut léger. Le deuil extérieur fut bruyant et éploré ; le fond du cœur resta froid. Il semble que tout le monde et Henri IV lui-même avait prévu cette mort prématurée. Il avait pris la précaution de faire couronner la reine, la veille de son départ pour l’armée. Si bien que, quelques heures après sa mort, tout était arrangé et la régence de Marie de Médicis proclamée par le parlement, acceptée par la cour, et reconnue par le reste du royaume.

À ce moment, on ne dit pas, comme on devait le faire quarante ans plus tard, à l’avènement d’Anne d’Autriche : « La Reine est si bonne. » Marie de Médicis était peu connue et peu aimée. Toujours repliée sur une étroite coterie, parlant mal le français, alourdie par ses couches successives, elle ne suivait guère le mouvement et la turbulence de la cour de France. Mais on était délivré de l’autorité virile du feu roi. La régente avait besoin de tout le monde et on pensait que chacun pourrait réclamer pour soi une part de l’autorité tombée entre ses faibles mains.

La reine était si effacée, du vivant de Henri IV, qu’il fallut quelque temps pour voir son caractère se dessiner et ses aptitudes gouvernementales prendre un certain relief. Ce n’était pas une Catherine de Médicis. Elle n’avait, de celle-ci, ni l’intelligence, ni l’activité, ni le goût des affaires. Elle apparut bientôt comme une femme d’un cœur sec, froidement égoïste, très jalouse de son autorité, de moyens médiocres, paresseuse et obstinée, mais discrète, grave et assez habile dans les petites choses, attachée, sans réflexion et sans fidélité, à ses habitudes et à ses préjugés. Comme il arrive aux natures médiocres que l’urgente nécessité ne presse pas, elle dirigea peu sa vie et conduisit les affaires du pays autant au moins, avec ses défauts qu’avec ses qualités. Au début elle ne se sépara pas des hommes expérimentés choisis par le feu roi. Mais, peu à peu, elle versa dans le favoritisme où son indolence était portée naturellement, et laissa prendre aux Concini une autorité dont l’excès prépara sa chute.

Il faut parler maintenant des Concini. Tous les biographes de Marie de Médicis les lient intimement à son sort. Cette subordination constante de sa vie à l’influence de ses familiers est un trait de caractère d’autant plus frappant chez la mère qu’il se retrouve, plus tard, chez le fils, Louis XIII. Elle avait connu de toute date Léonora Dori (qui se fit appeler ensuite Galigaï) et la mort seule la délivra de la domination que cette femme exerçait sur elle. Léonora était fille de sa nourrice, par conséquent d’origine populaire, la mère étant, disait-on, blanchisseuse et le père menuisier. Elevée près de la princesse, elle lui était devenue indispensable, parce qu’elle l’habillait bien et qu’elle savait remplir les heures interminables de la vie de cour par des conversations de toilettes et de futilités. C’était, d’ailleurs, une fine mouche, le nez aigu, les lèvres pincées, la figure chafouine, noire et plutôt laide, mais l’œil vif, et non sans un certain charme qui venait de l’intelligence, sinon du cœur. Adroite et insinuante, elle devint, sur la fin, imaginative, maniaque et atrabilaire, avec un goût mêlé d’effroi pour les choses de l’autre monde, sorcelleries, influences secrètes et grimoires. Tout cela lui assurait, sur l’esprit de la princesse, un ascendant tel que les contemporains y voyaient quelque chose de mystérieux.

Au moment du mariage de Marie de Médicis, on avait voulu les séparer. Mais Marie, vieille fille — elle avait vingt-sept ans — et déjà esclave de ses habitudes, s’y était refusée ; et le duc de Toscane, sachant sa nièce obstinée, n’avait pas insisté. Léonora vint donc en France et, à vrai dire, elle représenta, pour la cour et pour la reine, tout ce qui rattachait celle-ci à son passé florentin. Un conflit assez curieux où le nom des Richelieu est mêlé se produisit même à ce moment. Henri IV, en formant la maison de la reine, avait désigné, pour remplir les fonctions de surintendante, Mme de Guise, pour remplir celles de dame d’honneur, Mme de Guercheville et enfin, pour être dame d’atours, Mme de Richelieu, femme du frère aîné de l’évêque de Luçon. Mais Marie exigea que cette dernière fonction fût réservée à Léonora, et après une intrigue de jupes, où Mme de Verneuil, la maîtresse de Henri IV, soutint les Concini, Mme de Richelieu fut évincée.

En habile homme, Concini avait deviné cette fortune et s’y était attaché. Celui-ci était de bonne souche. Ses ancêtres avaient joué un rôle dans les luttes politiques de Florence. Son père avait été ministre de Côme de Médicis. Cependant il était pauvre et il n’avait, quand il vint en France, que la cape et l’épée. C’était un bel homme, un bel Italien, le teint brun, le visage pâle, la moustache noire, la taille grande, droite, le corps bien proportionné, l’œil de velours et l’air souvent mélancolique. Galant et brave, vaniteux et violent, ambitieux d’argent et d’honneurs, grand joueur et généreux, il était de la race de ces aventuriers qui, à partir du XVIe siècle, s’étaient répandus sur l’Europe et avaient mis au service des monarchies, encore à demi barbares, la souplesse et la pénétration du génie péninsulaire. Sa jeunesse avait été déplorable : « Si vous ne m’aviez connu dans ma bassesse, disait-il lui-même à Bassompierre, je tacherais de vous la déguiser. Mais vous m’avez vu à Florence, débauché et dissolu, quelquefois en prison, quelquefois banni, le plus souvent sans argent et incessamment dans le désordre et la mauvaise vie. Je suis né gentilhomme et de bons parens, mais quand je suis venu en France, je n’avais pas un sol vaillant et devais plus de huit mille écus. » À bout de ressources, traqué par le besoin et par l’ambition, il jeta les yeux sur Léonora. Celle-ci était trop intelligente pour se faire illusion sur les motifs qui le portaient à demander sa main. Mais elle ne pouvait échapper au désir commun à toutes les femmes : malgré l’opposition de la reine, elle épousa ce décavé. Marie de Médicis obtint elle-même de Henri IV, qui avait probablement quelque folio à se faire pardonner, la promesse d’une somme de 70 000 livres tournois qui devait leur être versée à l’occasion de leur mariage. Ce fut le premier bénéfice de l’association de convoitises et d’intrigues qui venait d’être conclue à la cour de France par ces deux étrangers.

À dater du jour du mariage, la vie devint plus pénible encore dans le ménage royal. Marie de Médicis, lasse de tout, ne se séparait plus de ses confidens : « Elle avoit certaines paillasses à terre, où elle se couchoit, l’été, durant les chaleurs des après-dînées, avec des habits légers et beaux, et étant ainsi étendue, appuyée sur le coude, montrant ses bras et sa gorge, elle avait des complaignans de cette beauté admirable et admirée de tout le monde, méprisée et délaissée pour les laides et mal faites. » Concini était parmi ces assidus. Henri IV, à son tour, montra de la jalousie. La présence constante de ce bellâtre l’exaspérait. Il faisait des sorties bruyantes, « juroit qu’il la renverroit en Italie avec son Concini. » On dit même qu’il avait donné huit jours à l’Italien pour déguerpir, quand il fut lui-même surpris par la mort.

Le roi disparu, les Concini restèrent maîtres de la place. Tous les témoignages concordent pour reconnaître qu’au début, ils se tinrent plutôt sur la réserve. Ils ne se sentaient pas encore assez assurés du terrain et ne songeaient qu’à gagner une grande fortune personnelle, sans viser à une influence directe sur les affaires. Un contemporain donne la note exacte en ces termes : « Le Concino se maintient dans sa faveur accoutumée, mais plus comme courtisan que comme conseiller intime. » Fontenay-Mareil nous donne un curieux détail des habitudes de vie de Marie de Médicis, qui permet de préciser exactement la place que les deux favoris tenaient dans l’emploi de ses journées : « Le matin, la reine tenoit une sorte d’audience où la cour avoit accès auprès d’elle. De onze heures à midi, elle recevoit ses ministres et parloit d’affaires avec eux. Après le dîner, elle recevoit encore et parfois tenoit un grand conseil jusqu’à trois heures. Elle se renfermoit ensuite quelque temps et enfin tenoit sa cour jusqu’à sept heures… Mais depuis qu’on avoit donné le bonsoir, qui étoit ordinairement sur les sept ou huit heures, il se tenoit une autre cour plus particulière et où il ne se trouvoit que des personnes principales et agréables : pour les femmes, la princesse de Conti, Mme de Guise, la maréchale de La Châtre, Mme de Ragny et quelques autres ; pour les hommes : MM. de Guise, de Joinville, l’archevêque de Reims et le chevalier de Guise, M. Le Grand, MM. de Créquy, de Grammont, de La Rochefoucauld, de Bassompierre, de Saint-Luc, de Ternes, de Schomberg, de Rambouillet, le colonel d’Ornane, de Richelieu frère aîné de l’évêque de Luçon, tous fort considérables par l’esprit et la condition… et cela duroit jusque sur les 10 heures, après quoi, elle se retiroit pour un peu de temps dans son petit cabinet et puis alloit souper. Après que la reine avoit soupe, tous les principaux officiers qui s’y trouvoient ordinairement se retiroient et la signora Conchine qui ne la voyoit guère qu’à son lever, quand elle s’enfermoit l’après-dînée et à cette heure-là, arrivoit et demeuroit assez souvent une heure et deux heures avec elle, sans lui parler d’affaires d’Etat ; et tant que la régence dura (c’est-à-dire jusqu’en 1614) ni son mari, ni elle, ne s’en mêlèrent presque point, mais seulement de leurs intérêts et de ceux de leurs amis… Quant au signor Conchine il ne parloit à la reine, ni même ne la voyoit qu’aux heures publiques et qui étoient aussi pour tous les autres de sa maison. » Malgré cette modération apparente, les heures d’intimité de Léonora avec la reine n’en étaient pas moins fructueuses. Quelques mois après la mort du roi, en septembre 1610, Concini reçut, en une seule journée, trois cent trente mille livres pour acheter le marquisat d’Ancre, on Picardie, soixante mille écus pour la charge de premier gentilhomme de la chambre qu’avait M. de Bouillon, et environ deux cent mille francs pour le gouvernement de Péronne, Montdidier et Roye qu’avait M. de Créquy. Et ce ne fut qu’un commencement. Les deux époux obtinrent l’un et l’autre des dons sans cesse renouvelés, en or, en bijoux, en meubles, en argent comptant. Leur fortune personnelle monta, en quelques années, à une somme de près de neuf millions de livres, c’est-à-dire, en multipliant seulement par cinq — d’après les calculs de M. d’Avenel, on pourrait multiplier par six, — environ cinquante-quatre millions de notre monnaie. Comment s’expliquer cette faveur qui alla toujours croissant jusqu’à la catastrophe finale ?

Il est superflu de rappeler que la malignité des pamphlets contemporains et la crédulité toujours un peu prompte de l’histoire anecdotique se sont exercées aux dépens des relations si intimes qui existaient entre Marie de Médicis et Concini. En ces matières, l’affirmation est prompte, la vérification difficile. Le papier des billets doux est le plus rare et le plus fragile des documens d’archives.

Nous connaissons Marie de Médicis par des portraits nombreux, par les confidences de ses intimes, par les critiques de ses adversaires.

Cette épaisse femme blonde, avec ses maxillaires carrés, sa figure empâtée, ses lèvres boudeuses, ses yeux inexpressifs, ne paraît pas avoir été d’un sang bien riche, ni bien ardent. Henri IV se plaignait « qu’elle n’était pas caressante ». Son fils, Louis XIII, tenait encore d’elle sur ce point. Un contemporain nous a dépeint tout à l’heure cette beauté traînante et lourde abandonnée en des poses nonchalantes que l’amour lui-même ne devait remuer que difficilement. A première vue, on peut donc penser que, si cette femme a cédé, ce n’a dû être que par une sorte de passivité que l’accoutumance a surprise. On sait qu’au début, Concini ne lui plaisait pas. Elle s’effrayait même pour sa chère Léonora, d’une maladie qui était, chez lui, disait-on, la suite de ses folies de jeunesse, et qui causait, ajoutait-on encore, l’étonnante pâleur de son visage. Mais il est certain que ses sentimens changèrent et que le Florentin finit par prendre sur elle un réel empire. La jalousie de Henri IV en témoignerait au besoin. Concini logeait au Louvre près des appartemens de la reine, en raison de la charge de sa femme. Plus tard, il fit construire une petite maison adossée au palais, en face l’hôtel de Bourbon, Cette maison communiquait avec l’entresol qu’habitait la reine par un pont que la malignité populaire avait baptisé le pont d’amour. On sait aussi que les relations conjugales entre Léonora et son mari étaient rompues dans les dernières années : c’est elle du moins qui l’assurait, au moment de sa mort. Tous ces détails étaient connus du public, relevés et envenimés dans les pamphlets. On affichait couramment des « ordures », — c’est le mot de Malherbe, — sur ce qui se passait au palais.

Marie de Médicis ne pouvait vivre sans ses chers confidens. Dès qu’ils s’éloignaient quelque peu, elle les rappelait vite auprès d’elle. Si l’absence devait durer, elle leur écrivait, — au mari et à la femme, — des lettres presque toutes de sa main, remplies de marques d’affection et de tendresse. Quoique le registre qui nous les a transmis soit de caractère peu intime, puisqu’il est copié de la main d’un secrétaire, on y relève pourtant, parmi les détails de la vie de cour, spectacles, comédies, pompes et colifichets, quelques traits plus expressifs. En mai 1613, la reine écrit à Concini que « maintenant qu’il va mieux elle veut qu’il se rende auprès d’elle, à Fontainebleau, » et elle ajoute : « c’est chose que je désire pour les raisons que je vous dirai à vous-même. » Or, le même jour, elle écrit à la marquise d’Ancre, et elle ne la prie nullement d’accompagner son mari. Quelque temps après, autre lettre très affectueuse au marquis d’Ancre, qui est à Amiens : « Continuez votre voyage et vous y entretenez sans vous ennuyer. » Au cours du voyage vers Nantes, en 1614, active correspondance avec le maréchal et la maréchale qui n’ont pas accompagné la reine : « Je me porte bien, écrit-elle à Concini, et je n’ai de déplaisir que la longueur et opiniâtreté de votre maladie. » Celui-ci la traitait, d’ailleurs assez cavalièrement. En octobre 1616, au retour de Caen où il était allé se renfermer, en un accès de mauvaise humeur et d’inquiétude, la reine le rencontra comme il arrivait. Elle descendit de carrosse pour lui parler. « Vous voilà gros et gras, lui dit-elle, et avec bon visage. » Il répondit brusquement : « Est-ce pour cela que vous m’avez envoyé quérir si vite ? »

Ce sont là de bien vagues indices. Ils ne sauraient prouver, entre la reine et le maréchal, d’autres rapports que ceux d’une grande familiarité. Le point délicat reste difficile à éclaircir. Je n’ai rien trouvé de plus direct à ce sujet qu’un mot de Richelieu, un mot de prêtre, où l’on sent percer les inquiétudes rétrospectives du remplaçant. Dans ses Mémoires, il dit de Concini : « La passion du jeu était son seul divertissement, les dernières années de sa vie : celle de l’amour n’y paraissait point. Il était rompu par deux hernies, de telle façon que la vertu ne faisait en aucune façon partie de sa chasteté. » L’observation, dans sa formule tortueuse, va loin. En présence de ce témoignage, il ne reste plus qu’à penser, avec l’évêque, qu’entre la reine et le favori, « il n’y avait rien » !

Il faudrait donc attribuer la fortune de Concini surtout à l’influence de Léonora Galigaï. Cette interprétation est d’ailleurs plus conforme aux faits publics. Il est incontestable que la reine, au début, n’accorda, aux Concini que des marques de faveur particulière et que leur action sur les affaires ne se lit sentir que plus tard, alors qu’un parti politique organisé s’en empara comme d’un instrument de règne. Durant les premières années de la régence, les affaires furent conduites par les ministres de Henri IV : Sillery, Villeroy, le président Jeannin. Ceux-ci restèrent les véritables chefs du gouvernement jusqu’en 1615. Rien ne se faisait que par eux. Ils fussent restés les maîtres, probablement, s’ils ne s’étaient divisés et si, par leurs fautes, ils n’avaient prêté le flanc aux attaques de leurs adversaires.

Henri IV les avait choisis. Ils avaient, de ce chef, une autorité qui s’ajoutait à leur mérite réel. Mais leurs dissentimens aussi étaient anciens, et cette cause de faiblesse apparut dès le début du nouveau règne. Ils commencèrent par se débarrasser d’un rival dont l’influence brutale et présomptueuse avait suscité bien des haines, Sully. Celui-ci, d’ailleurs, s’y prit mal. Au jour de la mort de Henri IV, il s’enferma dans la Bastille, comme s’il se préparait à soutenir un siège. Il ne vint voir la reine que lorsque ses inquiétudes personnelles furent un peu apaisées. L’intérêt de l’État et les sentimens qu’il devait éprouver pour le fils de son « bon maître » n’apparurent pas dans cette circonstance ; cet excès de prudence donna prise à ses adversaires. Se sentant attaqué, il précipita sa disgrâce en ne manquant aucune occasion de la prédire et de quereller tous ceux que sa mauvaise humeur en rendait d’avance responsables. Sa chute n’en fut pas moins une grande perte aux yeux de tous ceux qui voyaient le salut de la France dans la continuation de la politique du feu roi.

Après Sully, le plus autorisé des ministres de Henri IV était Villeroy. Il fut le véritable chef du nouveau gouvernement. Entré aux affaires, à l’âge de vingt ans, sous Charles IX, ministre de Henri III, puis écarté par une révolution de cour et un moment ligueur, il avait contribué, plus que personne, à la pacification du royaume, et par une adhésion éclatante et sincère à la politique et à la personne de Henri IV. Celui-ci l’avait réintégré dans ses fonctions et lui avait confié la conduite des affaires du dehors. Les contemporains ne tarissent pas sur ses mérites. Brantôme l’appelle, d’une expression magnifique, « le très grand et le non-pareil de la chrétienté pour les affaires de l’Etat, M. de Villeroy. » — « M. de Villeroy, dit l’ambassadeur vénitien, surpasse en mérite tous les ministres du roi : c’est un esprit vaste ; il a une inclination et une aptitude unique à pénétrer le secret des autres cours ; il les connaît à fond. Voilà quarante ans qu’il exerce la charge de secrétaire d’Etat. Il l’a remplie sous quatre rois. Ses mérites lui assurent l’estime et la confiance de Sa Majesté, quoique, cependant, il ait compté parmi ses ennemis. Aujourd’hui aux affaires d’Etat, il est digne de toute confiance. Il n’a peut-être pas 30 000 écus de rente en tout et pour tout, et il supporte les dépenses très lourdes de sa charge… Il est âgé de soixante-six ans environ (ceci est écrit en 1605) ; de complexion délicate et toujours souffrant, il serait mort depuis longtemps s’il ne s’était soumis à un régime très ponctuel et très minutieusement observé. » Cet homme de cabinet, ce vieillard valétudinaire avait été le grand exécuteur des volontés du feu roi. Le recueil des Lettres missives renferme les preuves innombrables de son activité : ce sont ces excellentes instructions et dépêches d’État, écrites d’un style à la fois ample et sobre, qui sont les premiers modèles de la belle langue diplomatique du XVIIe siècle.

J’ai déjà parlé de Sillery, d’abord élève, plus tard rival de Villeroy, qui avait succédé à Bellièvre dans la charge de chancelier, et dont le savoir-faire ne manquait guère que de probité et de courage. Le quatrième des ministres de Henri IV était le président Jeannin. C’était celui auquel le feu roi témoignait le plus de cordiale confiance. Né en Bourgogne, jurisconsulte savant, élève de Cujas, il avait été, lui aussi, ligueur et chef du conseil particulier du duc de Mayenne. Henri IV sut l’enlever à ses adversaires, et lui dit, avec sa ronde et adroite bonhomie « que, puisqu’il avait été fidèle au duc, il serait aussi fidèle au roi. » Il l’employa surtout dans les négociations. C’était un esprit humain et grave, avec ce beau langage abondant et fleuri des Bourguignons. Le cardinal Benlivoglio l’entendit, un jour, parler dans un conseil, et dit que « la Majesté du Roi rayonnait sur son visage. » Il avait une figure vénérable, avec une longue barbe, des yeux doux, et dans tout l’aspect quelque chose d’étoffé et de chaud, comme les fourrures parlementaires dont il s’enveloppait. Les dépêches qu’il écrivit, alors qu’il négociait la trêve de Hollande, sont des morceaux remarquables et qui passaient aussi pour des modèles, Richelieu s’inspira souvent de leur lecture. Henri IV trouvait, pour parler du « bonhomme », des expressions tendres et gaies qui font honneur à l’un et à l’autre : « Sire, voilà un ministre de notre connaissance, » lui dit l’ambassadeur d’Espagne quand il revint à la cour, la paix une fois signée. — « Oui, dit le roi, je puis le montrer à nos amis et à nos ennemis. »

Après avoir rappelé le haut mérite que les témoignages presque unanimes des contemporains attribuent aux ministres de Henri IV, il est impossible de ne pas reconnaître, qu’après la mort de ce prince, ces personnages vénérables, rendus à leur valeur propre, parurent diminués. C’est que, pour la conduite des grandes affaires, l’intelligence, le bon vouloir et l’expérience ne suffisent pas. Il faut, en outre, l’entrain, le courage, l’esprit de direction naturel et qui incline autour de lui les obéissances. Les hommes d’affaires consommés procèdent ordinairement par la douceur, par la patience, par un habile calcul des circonstances et des prévisions. Ils n’ont rien de cette vigueur qui violente parfois les volontés inférieures et qui précipite les événemens. Quarante ans de subordination sont un mauvais apprentissage du commandement. Ni les vieux soldats, ni les hommes de cabinet n’ont le coup d’aile brusque qui fond au but et ravit la victoire.

Ces ministres, que le contact de Henri IV avait animés, celui de Marie de Médicis les refroidit soudain. Rendre des comptes à un esprit médiocre est une servitude qui dégrade les plus nobles esprits. La véritable capacité doute d’elle-même, hésite, chancelle, et se perd, dans cette lutte obscure chaque jour renouvelée. C’est ainsi qu’on vit le mérite des illustres ministres de Henri IV se transformer, sous la régence, en une impuissante pusillanimité. Bientôt, ils n’eurent d’autre pensée que de se maintenir aux affaires en allant au-devant des désirs ou des caprices de la reine. Habiles à colorer cette docilité constante, qui devint la règle de leur politique, ils se firent eux-mêmes les théoriciens de leur propre faiblesse, et exposèrent, avec un ensemble de raisons d’opportunité ou de spécieux prétextes, un système politique nouveau qui fut, presque de tous points, le contre-pied de celui qu’avait adopté leur défunt maître.

Dès 1611, aux premiers mouvemens des grands et du parti huguenot, Villeroy écrit, de sa plus belle encre, un mémoire où les paroles énergiques abondent encore, mais qui laisse déjà entrevoir les prochaines capitulations. On est toujours un peu l’esclave de son passé, et ces anciens ligueurs avaient, présent à l’esprit, le spectre de la Ligue. « Ce qu’il faut mettre par-dessus tout, écrit Villeroy, c’est la conservation de l’ordre et de la paix publique, jusqu’au moment où le jeune roi sera en âge de prendre lui-même la direction des affaires. » Jusque-là il conseille de louvoyer, de gagner du temps, de procéder par douceur plus que par force et de carguer les voiles tandis que le vent souffle. Il énumère, exagère les dangers que court l’Etat. Tout l’arsenal de la vieille politique machiavélique doit être mis en œuvre pour les conjurer. Il faut dissimuler, diviser les adversaires par l’intrigue, promettre beaucoup, donner beaucoup, acheter les consciences : « Encore qu’il semble que ce soit de la honte d’acheter de nouveau les sujets et de capituler avec eux comme avec des ennemis, la honte en est aux sujets et non à Sa Majesté, laquelle sera plus louée de répandre l’or et, l’argent que de répandre le sang de ses parens et principaux officiers. » Suivent une série de conseils pratiques : éloigner les grands, les renvoyer dans leurs gouvernemens, sauf M. le Prince qu’il vaudrait mieux garder sous la main ; s’assurer de la fidélité des gouverneurs des villes et des parlemens, renforcer les troupes étrangères, mettre les finances dans les mains de personnes dont on soit sûr, « avoir des gens dans la maison des princes qui avertissent de tout ce qui s’y passe », et, par-dessus tout, « conserver les serviteurs et les ministres, s’offenser et se piquer des injures qui leur sont adressées et s’en ressentir comme si la reine elle-même les avait reçues. » Après cet exposé, plein de finesses habiles et de savantes réticences, le vieux ministre a beau s’écrier « qu’il importe à Sa Majesté de faire des actions viriles, de parler haut et commander de même » : on sent que cette rhétorique porte à faux et que le « Débiteur », comme l’appelle de Thou, a dévié de la voie où Henri IV s’était avancé d’un pas si sûr et qu’il avait cru pour longtemps ouverte à ses descendans. Pourtant, dans ce premier mémoire, l’influence du règne précédent reste sensible. Les paroles, sinon les actes, montrent encore une certaine fierté. Au dedans, si les princes ne cèdent pas, il est question de les châtier. Au dehors, les alliances espagnoles ne sont pas envisagées comme le but inéluctable ; le nom même de l’Espagne n’est pas prononcé ; tout au contraire, on parle en bons termes des alliances avec les princes voisins, c’est-à-dire allemands, et on conseille particulièrement à la reine d’entretenir de bons rapports avec l’Angleterre.

A quelque temps de là, les grands, apaisés d’abord, excités bientôt par les premières concessions, reviennent à la charge. Tel est le faible de cette politique ; elle les comble sans les satisfaire. Le comte de Soissons, notamment, demande la place de Quillebœuf. Nouveau mémoire de Villeroy. Son avis est toujours le même : tout faire pour sauvegarder la paix jusqu’à la majorité du roi ; ménager les princes pour les diviser ; refuser d’abord ce que demande Soissons, et finir par céder, si on ne peut faire autrement. Mais, voici que ces alliances espagnoles, ces alliances si chères au cœur de Marie de Médicis, commencent à apparaître et à être glorifiées : « Vous avez encore ajouté à toutes ces amitiés et alliances anciennes celle du roy d’Espagne de laquelle, quand le feu roi décéda, il était peu assuré (voyez cet euphémisme ! ) et que vous avez exécutée avec tant de discrétion et de prudence qu’elle ne vous a rien coûté. »

Cependant cette politique de prodigalité et de déférence porte ses fruits. Les finances sont épuisées ; les grands sont insatiables. En mars 1614, le prince de Condé quitte la cour et lève des troupes. Il demande le château d’Amboise pour faire la paix. Villeroy reprend ses argumens et le ton baisse encore : « Il faut faire la paix à tout prix ; quels troubles prévus et imprévus n’amènerait pas la guerre ? » On touche au terme ; il ne faut rien compromettre et gagner un an, six mois du moins : « Madame, votre but est de conserver l’autorité du roi et le royaume en sa réputation et en son entier. Votre régence et le titre de mère du roi vous y obligent ; de quoi, Votre Majesté s’est heureusement acquittée depuis le décès du feu roi, et avait sujet d’espérer de pouvoir, en cette prospérité, achever la carrière de sa régence si elle n’eût été traversée de ces derniers mouvemens… » et plus loin : « Cependant Votre Majesté gagnera la fin de sa régence, pourra achever plus commodément les mariages d’Espagne et résoudre ceux d’Angleterre au temps et en la forme que vous jugerez plus à propos pour le bien du royaume et le contentement du roi qui sera lors entré en sa majorité. »

On sait, pourtant, quel était le véritable succès de cette politique au jour le jour. En ces quatre années, les ministres avaient vieilli de vingt ans ; entre leurs mains, toute l’administration était frappée d’une sorte de sénilité. La cour, conduite par ces « barbons » peu respectés, était toute turbulence, indiscipline, agitation tapageuse et stérile. « Il n’y avait à la cour, dit de Thou, ni sincérité, ni prudence, ni ordre ; il semblait que l’on y combattît à l’aveugle ; au lieu d’attaquer l’ennemi, nous portions les coups les plus funestes à nos amis. Ce n’était que dissimulation et fourberie. Tout était confusion et impuissance. » Personne n’étant plus digne du pouvoir, personne ne se croyait indigne de l’exercer : « Dans cette cour, dit l’ambassadeur vénitien Contarini, la face des choses change à tout moment, par une quantité de petits incidens qui se succèdent et qui tantôt flattent les espérances des uns, tantôt celles des autres. » Les ministres eux-mêmes ne se faisaient plus guère d’illusion : on se félicitait seulement d’avoir vécu. Mais Villeroy lui-même reconnaissait, en 1615, qu’on avait épuisé les moyens dilatoires : « Jusqu’ici, disait-il, on avait gouverné par finance et par finesse, mais on ne savait ce qui arriverait maintenant qu’on était à bout de l’une et de l’autre. »

Quand les chefs en sont à ce point de découragement, il y a beau temps que les troupes se sont débandées. Elles erraient à l’aventure, sans trop savoir à qui se donner. L’opposition de la haute aristocratie, guidée par des sentimens étroitement égoïstes, embarrassait les ministres, mais n’était pas assez redoutable pour les contraindre ou les remplacer : « Les princes voudraient des réformes dans l’État, dit l’ambassadeur vénitien ; mais l’intérêt des ministres qui sont au pouvoir est de ne faire aucun changement, de peur de découvrir leur faiblesse et leur ruine. Aussi ils ne peuvent trouver aucun moyen d’accomplir une seule réforme ni de chercher à parer aux inconvéniens qu’on leur signale. »

C’est parmi cette impuissance et cette indignité réciproques du pouvoir et de l’opposition, qu’on vit se développer tout à coup la scandaleuse fortune politique des Concini. Elle avait son origine dans la faveur de Marie de Médicis, elle s’accrut de tout ce qui entravait le développement des forces normales du pays. Elle parut si puissante, à un certain moment, que des esprits vigoureux crurent pouvoir s’y attacher et se servir de ce point d’appui pour restaurer en France l’idée gouvernementale. Mais leur calcul était faux, et la chute profonde des favoris italiens entraîna la plupart de ceux qui avaient escompté leur faveur.

Jusqu’aux premiers mois de l’année 1615, Concini ne s’était guère appliqué sérieusement qu’à accroître sa fortune particulière. Mais elle était devenue peu à peu si considérable que, pour se maintenir ou pour grandir encore, elle devait dominer l’État. Le roi touchait à sa majorité. L’entourage de Marie de Médicis cherchait les moyens de prolonger le plus longtemps possible l’autorité effective de la reine mère. Chacun prenait ses positions en vue d’une situation que l’on considérait comme durable. Concini paraissait si solidement établi qu’on commençait à le respecter : « Son esprit, sa nourriture et plusieurs autres qualités — dit un homme qui n’est pourtant pas suspect de servilisme Rohan — le font juger digne de grandes faveurs et même font désirer qu’il se naturalise parmi nous et y établisse une grande maison, ce qui ne peut qu’être honorable à notre nation. » Le monde politique, où les espérances et les ambitions sont toujours on mouvement, a pour loi de passer outre au fait accompli. Le vieux Villeroy lui-même avait cru faire un coup de maître en mariant son petit-fils avec la fille du Florentin.

Elevé si haut, Concini voulait monter plus haut encore. Il entrait dans la période de folie présomptueuse qui termine généralement la carrière de ces aventuriers : il disait « qu’il voulait savoir jusqu’où la fortune pouvait porter un homme. » Il travaillait à s’assurer une situation personnelle, indépendante, au besoin, de la faveur de la reine et même de l’autorité du roi. On voit cette préoccupation se dessiner à partir de l’année 1614. Il attire, par des générosités habilement semées, de jeunes gentilshommes ambitieux et avides ; il s’assure une garde composée d’Italiens et de Suisses entièrement dévoués à sa personne. Nommé maréchal de France à la mort de Fervacques, il acquiert ainsi une autorité qui lui permet de s’entourer de tout un appareil militaire. Enfin, guidé par les conseils d’un homme expérimenté et énergique, le baron de Lux, il comprend qu’il n’y a de force en France que pour celui qui peut disposer d’une grande situation territoriale. Aussi ne songe-t-il plus qu’à s’assurer le gouvernement d’une province frontière, de façon à pouvoir, en cas d’accident, s’appuyer sur l’étranger. Tantôt il jetait les yeux sur la Bourgogne, d’autres fois sur Sedan ; enfin il se décida pour la Picardie. Déjà il disposait de plusieurs places fortes dans cette région. En obtenant le gouvernement de la province, il était admirablement placé, entre les archiducs et Paris, soit pour menacer la capitale, soit pour s’assurer un asile en cas d’échec.

Le gouverneur de la Picardie était alors un homme jeune, de grande famille, mais borné et opiniâtre, le duc de Longueville. Concini lui fit faire des ouvertures en vue d’échanger le gouvernement de sa province contre un autre que l’on considérait comme plus avantageux, celui de Normandie. Il eut l’idée singulière de charger Villeroy de la négociation. Le ministre comprit tout le danger des projets de Concini, et s’arrangea de façon à faire échouer la combinaison. Le favori, furieux, jura la perte de Villeroy. C’est ainsi que, peu à peu, il en venait à se mêler directement aux affaires de l’État. Il ne pouvait encore avoir la prétention de les conduire lui-même. Il profita des dissentimens qui existaient entre les « barbons » pour les détruire l’un par l’autre. Nous sommes en décembre 1614 ; le chancelier de Sillery avait vu son influence s’accroître, en raison des services qu’il avait rendus pendant la session des États. Il avait une nombreuse famille à caser ; il s’unit au favori. Villeroy, se sentant menacé, fit une fausse sortie : il se retira d’ans une de ses terres, à Conflans. Il pensait qu’on ne pouvait se passer de lui « et voulait se faire prier. »

Il n’y a pas d’homme indispensable. Villeroy revint, de lui-même, au bout de quinze jours, et alla visiter, le premier, le maréchal d’Ancre, « ce qu’on trouva indigne de lui. » La reine le gronda amicalement. Mais, au cours de l’entretien qu’elle eut avec lui, Concini, qui se tenait derrière elle, dit à haute voix « que Villeroy n’en était pas à sa première trahison. » Le vieux ministre se tut. Il reprit ses fonctions ; mais l’autorité réelle lui échappait. L’ambassadeur vénitien écrit : « Le pouvoir de Villeroy ne se rétablit pas comme auparavant. La reine n’est pas bien disposée pour lui ; les grands l’abandonnent. Le chancelier est enchanté de le voir abattu. Le maréchal d’Ancre s’est déclaré contre lui, et celui-ci a un pouvoir absolu. » On se servait de Sillery, de son fils Puisieux, de son frère, le commandeur de Sillery, pour faire marcher les affaires. Ils se croyaient les maîtres. Le bon Jeannin continuait à couvrir de son nom le gaspillage des finances, et laissait le coulage s’organiser, en levant au ciel d’honnêtes regards.

Cette situation ambiguë dura quelques mois ; le favori s’habituait à l’exercice du pouvoir. Il songeait à se débarrasser de tout l’ancien personnel qui lui portait ombrage ; il était déjà entouré d’un personnel nouveau, composé d’hommes jeunes, actifs, ambitieux et qui probablement voyaient plus loin que lui dans son propre jeu. Il semble pourtant qu’au moment de frapper le coup décisif, le maréchal ait douté de la fortune.

C’était le temps où la reine se préparait à conduire le roi en Guyenne pour célébrer les mariages espagnols. Cette union devait mettre le comble à la politique personnelle de la régente. L’idée de passer à l’accomplissement la remplissait de joie et de fierté. Mais Condé comprenait que la consécration du mariage ruinerait ses prétentions et ses espérances. Ecarté définitivement du trône, il se confondait dans la foule des princes du sang. Il y eut là une heure critique. Condé, rassemblant dans un manifeste tous ses griefs personnels, agitant tous les sujets de mécontentement de la noblesse et de la bourgeoisie, excitant les passions populaires contre le gouverneur de la régente et surtout contre les favoris italiens, s’appuyant sur une coterie de jeunes parlementaires, toute hère d’être invitée à ses ballets, prend des airs d’homme résolu à aller jusqu’au bout. Il entraîne dans sa querelle la plupart des princes, les Bouillon, les Mayenne, les Longueville, se retire à Clermont en Beauvaisis, puis à Coucy, dans une place réputée imprenable. Il lève des troupes et tient la campagne. On lui envoie le vieux Villeroy, qui lui est plutôt agréable. Mais il résiste et lance son manifeste disant que les mariages ne pouvaient avoir lieu tant qu’on n’aurait pas porté des réformes profondes dans l’administration du royaume et tant que le maréchal d’Ancre serait le maître du gouvernement.

Dans ces circonstances Concini crut prudent de céder pour un temps et de s’éloigner momentanément de la cour. Les affaires de Picardie ne s’arrangeaient pas. Longueville tenait bon et fomentait contre lui la sédition. Pour se défendre, il avait dû attaquer, et un événement tragique qui avait eu un grand retentissesement — le meurtre de Prouville, lieutenant du duc — l’avait mis en échec devant l’opinion. La reine partait pour le voyage de Guyenne. Elle lui offrit le commandement de l’armée qui devait accompagner le roi et le protéger contre l’armée des rebelles. Un homme plus hardi eût accepté : il eût traversé en triomphateur la France entière ; il eût couvert de sa présence l’alliance des deux couronnes. Mais Concini préféra rester dans le Nord, à défendre ses intérêts personnels, et à guerroyer dans les environs d’Amiens sur les derrières de l’armée des princes. Ce refus donne sa mesure.

Le commandement de l’escorte qui accompagnait le roi fut confié au duc de Guise, et celui de l’armée opposée au prince de Condé fut remis au maréchal de Bois-Dauphin. Léonora Galigaï accompagnait la reine et, en l’absence de son mari, elle veillait à la défense des intérêts communs. Durant ce voyage, l’habile femme sut conserver son influence et, puisque tout était ajourné, préparer les événemens décisifs pour l’époque de la rentrée à Paris.

Le voyage s’accomplit beaucoup plus facilement qu’on ne l’avait pensé. L’armée du prince de Condé, conduite cependant avec une grande habileté par le duc de Bouillon, n’était pas assez forte pour en venir aux mains avec les troupes royales. Condé s’était en vain efforcé d’intéresser à sa cause les puissances hostiles à l’Espagne. Le parti protestant, qui avait fait mine de s’associer à la révolte des princes, n’avait pas su s’organiser à temps. D’ailleurs, il était divisé et les plus sages blâmaient ces imprudentes et stériles manifestations. La campagne militaire se borna à quelques escarmouches insignifiantes et, de la part des troupes de Condé, à des violences infinies qui les rendirent odieuses à tout le monde et notamment aux provinces de l’ouest [où elles séjournèrent le plus longtemps.

La cour arriva à Bordeaux, le 7 octobre 1615. Elle devait y rester jusqu’au 17 décembre. Au cours de ces deux mois, l’échange des deux princesses — celle qui allait régner en Espagne, Elisabeth, et celle qui venait régner en France, Anne d’Autriche — eut lieu, le 9 novembre, sur la Bidassoa, près de Fontarabie. Le mariage du roi fut célébré dans l’église métropolitaine de Bordeaux avec une pompe extraordinaire. Le roi et la reine, nés à huit jours de distance, en septembre 1601, entraient seulement dans leur quinzième année. Ils étaient encore tous deux des enfans. La reine mère voyait donc son rêve réalisé, et l’enfance prolongée du jeune roi, son esprit distrait et nonchalant, la vénération mêlée de terreur qu’il gardait pour sa mère, — il n’y avait pas longtemps que, au dire d’Héroard, elle le fouettait encore de sa propre ; main, — tout lui faisait espérer qu’elle garderait longtemps encore l’autorité consacrée à nouveau par ce coup brillant des mariages espagnols.

Toutes les raisons qui pouvaient emplir de joie l’âme de Marie de Médicis, devaient au contraire déprimer et abattre le prince de Condé et ses partisans. Aussi, quoique le retour du roi et des reines eût lieu dans d’assez mauvaises conditions, en plein hiver, dans un pays ruiné, par des chemins boueux et interminables, quoique les troupes royales, épuisées par les fatigues, décimées par la maladie et les désertions, eussent grand’peine à garder un aspect militaire, Condé, toujours versatile et intéressé, ne songea plus qu’à tirer parti du peu de prestige qui lui restait encore pour traiter le plus avantageusement possible. L’ambassadeur d’Angleterre, par ordre de son roi, et le duc de Nevers, heureux de saisir une occasion de jouer un rôle, s’entremirent, et, le 1er janvier 1616, le roi, qui arrivait à La Rochefoucauld, en Poitou, faisait répondre à une première démarche du prince de Condé qu’il consentait à ce qu’une conférence fût ouverte pour régler les conditions de la paix.

La reine Marie de Médicis était à l’apogée de son gouvernement. On entrait dans l’année 1616, « dans cette année bissextile qui a été aussi remarquable par les mutations extraordinaires de l’air, que par les effets prodigieux qui eurent lieu dans le royaume durant tout son cours. »


II. — FIN DE LA RÉGENCE. — DISGRACE DES VIEUX MINISTRES. — LE NOUVEAU PERSONNEL.

Au début de cette année 1616, que Richelieu a tant de raisons de trouver remarquable, puisque c’est elle qui le vit arriver, pour la première fois, aux affaires, le royaume était dans un état de confusion extrême. Le roi s’attardait dans les provinces de l’Ouest, retenu par les lenteurs d’un voyage d’hiver, dont la rébellion d’un grand nombre de ses sujets faisait une pénible campagne. Accompagné de sa mère, il ramenait à Paris la jeune reine espagnole, qui ne savait trop si elle devait s’étonner davantage des rigueurs du climat ou de la froideur de son jeune et taciturne époux. Celui-ci passait tout son temps à galoper autour du cortège, chassant les oiseaux et les bêtes par la campagne. Il ne quittait pas un favori intime, dont les esprits perspicaces commençaient à étudier l’horoscope : Luynes. Nominalement, les vieux ministres, les « barbons » étaient toujours les détenteurs du pouvoir ; mais ils se disputaient les lambeaux d’une autorité que leurs discordes avaient déchirée. Sillery et les siens avaient fatigué la reine elle-même de leur convoitise insatiable et de leur opiniâtre nullité. Villeroy avait repris une certaine influence, dont il se servait pour détruire ceux qui l’avaient abattu et pour vendre chèrement une retraite prochaine qu’il sentait devoir être définitive. Le prince de Condé avait troublé et dévasté la France entière pour aboutir à la plate demande de soumission qu’il venait d’adresser au roi par l’intermédiaire d’un étranger, l’ambassadeur du roi Jacques. Dans cette paix de lassitude qui se préparait, chacun, comme dit Richelieu, « cherchait, par une émulation de vices, à qui prostituerait sa fidélité à plus haut prix. »

Princes, gentilshommes, soldats, gens de robe, Français, étrangers, catholiques, protestans, tout le monde était agité, sans qu’on pût distinguer nettement les causes de cette agitation. On sentait qu’il y avait du nouveau dans l’air. Chacun cherchait à deviner l’avenir, à prendre une position avantageuse, dans les camps qui se disputaient le succès. Mais les calculs étaient pleins d’erreurs, et les plus attentifs n’étaient pas sûrs de leurs déductions. En gros, cette foule houleuse se divise en deux courans : l’un, qui se porte vers les alliances espagnoles et la politique catholique, l’autre qui s’en éloigne. Mais des remous particuliers, des dérivations inattendues, des contre-courans cachés troublent sans cesse ce flot tumultueux. Les sentimens individuels, les passions privées, une étroite et ardente psychologie de cour excitent les esprits, échauffent les courages et brouillent les intrigues. Amours et haines, rivalités et jalousies, points d’honneur et vendettas, rages froides ou colères éclatantes, longs desseins raffinés, bravades imprudentes, ces impulsions, ces actes et ces gestes s’entre-croisent, se choquent, et l’on voit soudain, dans l’obscure mêlée, surgir, au bout d’un bras, l’éclair d’une épée, sous un panache une figure tragique, ou un sourire resplendir sur un visage de femme. Dans une cour où une reine commande, où la principale actrice des événemens est une favorite, où les Italiens ont apporté leur sens aigu du jeu des passions intérieures, dans ce milieu où des prêtres au geste doux, et des vieillards aux paroles ouatées, renouent sans cesse des fils rompus trop souvent par la brutalité des hommes d’action, il n’est pas étonnant que les femmes aient joué un grand rôle. On les admettait, à la suite de la reine mère, dans les réunions où les destinées de l’Etat se discutaient si futilement. On s’était étonné, d’abord, de leur présence. On remarquait que cela n’arrive pas dans les autres pays, « où, les femmes étant plus particulières et nourries seulement dans les choses de leur métier, elles ne peuvent pas prendre tant de connaissance des affaires publiques. » Mais on se consolait en pensant que, laissées au dehors, elles feraient encore plus de mal : « car, étant ordinairement ambitieuses et vaines et ne se trouvant pas assez considérées tant que les choses demeurent dans l’ordre, elles font le plus souvent tout ce qu’elles peuvent pour le troubler. »

A partir de février 1616, cette agitation a pour centre la petite ville de Loudun. Tous les princes rebelles s’y étaient réunis ou y avaient envoyé leurs représentans. La cour avait délégué ses ministres et ses hommes d’Etat : Villeroy, Pontchartrain, le maréchal de Brissac, l’illustre de Thou. Tous les mécontens, tous les ambitieux, tous ceux qui avaient à réclamer, à espérer ou seulement à se plaindre étaient accourus. Les intermédiaires, les officieux, les donneurs d’avis, les inutiles, les agités étaient là. On y rencontrait des soldats de fortune, des diplomates, des espions, beaucoup de moines. Tout ce monde était aux écoutes de ce qui se faisait dans la salle de la comtesse de Soissons où les princes et les ministres royaux se réunissaient. Les problèmes qui se traitaient autour de cette table auraient pu donner au débat une haute gravité. Mais l’action se rapetissait à la taille des acteurs et la négociation dégénérait en marché. À ce niveau, elle ne présente pour l’histoire qu’un intérêt restreint, et nous ne retiendrons, des résultats obtenus par la patience et la longanimité des commissaires royaux, que quelques faits précis.

Les princes étaient vaincus. La rébellion sentait son impuissance, même en présence d’une régence malhabile et d’un gouvernement médiocre. Au contraire, le pouvoir reprenait confiance en lui-même et en ses forces. Le cap était franchi. La reine mère ne considérait plus comme aussi redoutable le péril devant lequel elle avait toujours tremblé, à savoir la coalition de tous les mécontens sous la conduite des grands. Elle commençait à prendre plus de confiance en l’avenir de son gouvernement. Assurément ce n’était pas le jeune roi, tout à ses chasses et à ses favoris, qui pouvait songer à disputer le pouvoir qu’on exerçait en son nom. Quant aux vieux ministres, leur temps était fini. Villeroy avait servi à Loudun, mais diminué, vieilli, fâcheux aux princes, dont il combattait les convoitises, fâcheux à la cour qu’il soumettait à un régime de concessions de détails et de blessures d’amour-propre plus pénibles peut-être que des sacrifices plus importans. Sillery avait mené, sous-main, une intrigue obscure avec les princes. La reine en avait eu vent et elle couvait en silence le projet de se débarrasser de lui et de toute sa séquelle. D’Epernon, dépité et malade, restait à bouder dans sa province. Guise n’avait jamais été qu’un nom et une figure. En somme, il ne restait plus personne debout de l’ancien gouvernement. Tel était le résultat de ce voyage et l’œuvre de cette astucieuse Léonora que de Thou, narrateur classique de ces intrigues, accable du surnom de « Canidie ». Elle avait mis à profit l’absence de son mari pour élever à celui-ci un piédestal sur lequel la fatuité de l’Italien n’avait qu’à se dresser.

Elle n’était pas seule pour cette tâche. Dès cette époque, elle est entourée d’un groupe d’hommes nouveaux qui la dirigent ostensiblement. On le voit bien à un détail qui marqua l’issue de la conférence de Loudun. Les négociations traînaient à l’occasion d’une demande des princes visant directement le maréchal d’Ancre. Condé, qui avait jeté par-dessus bord nombre de ses amis, n’en avait pu faire autant de Longueville. Toujours obstiné, celui-ci avait déclaré qu’il ne ferait sa paix qu’à la condition que la question des places de Picardie fut réglée en sa faveur. On eut beau lui offrir les compensations les plus brillantes ; ses amis eurent beau insister et prendre la peine de lui dévoiler ses véritables intérêts ; il dit et répéta qu’il y allait de son honneur, qu’il ne voulait pas manquer à ses chers Picards, et il se buta. Que devait faire le maréchal d’Ancre ? On crut qu’il allait tenir bon de son côté. Maître de l’esprit de la reine, fort de la lassitude générale, il l’eût emporté. Mais Léonora quitta la cour en toute hâte. Elle accourut à Paris, fit venir son époux et lui conseilla un habile désintéressement. Par-là, elle mettait la dernière main à l’œuvre de captation entreprise depuis si longtemps. La reine mère se montra à la fois touchée et furieuse de l’étendue du sacrifice. Elle s’irrita contre les princes qui, en se montrant si cruellement exigeans, la frappaient dans ses plus chères affections, contre les ministres qui l’acculaient à des concessions humiliantes pour son amour-propre. Concini adressa à la reine une belle lettre rendue publique où il n’était question que de la paix et du bien de l’Etat. Il est superflu d’ajouter qu’il reçut, d’ailleurs, les plus amples et les plus généreux dédommagemens.

Tout cela est trop adroitement combiné pour qu’on n’y reconnaisse pas une autre pensée que celle qui, jusque-là, avait réduit les vues des Concini à un simple travail d’enrichissement personnel. Le choix du moment propice qui assurait à la reine une autorité indiscutée, l’adroite mise en œuvre de la fortune politique du favori, tout indique une main plus hardie, une conception plus ferme. C’est le moment, en effet, où l’on commence à distinguer, auprès des Concini, quelques silhouettes encore obscures, mais qui bientôt apparaîtront en pleine lumière ; parmi elles, on voit se profiler dans l’ombre la barbiche pointue de l’évêque de Luçon. Dolé, avocat au Parlement de Paris, était, au début, l’homme d’affaires des deux Italiens ; il devint bientôt leur confident. Sa compétence s’était étendue, des intérêts d’argent aux questions politiques. Marie de Médicis, dès qu’elle devint régente, l’avait choisi pour son fondé de pouvoirs général et lui avait donné une place dans le conseil. En 1612, il avait été compromis, avec un certain Magnat, dans une affaire des plus louches, d’où il parut résulter que le duc de Savoie entretenait avec Concini une correspondance où les secrets de la politique française étaient bien mal gardés. L’affaire fut étouffée, grâce à un habile avertissement donné par Bassompierre au marquis d’Ancre. Magnat seul paya pour tous et fut pendu en place de Grève. Il y avait donc, entre l’avocat et le favori, un de ces « cadavres » qui sont des liens mystérieux et terribles pour ceux qui en partagent le poids. Concini avait fait la fortune de Dolé. En 1612, il l’avait appuyé pour la charge de procureur général au Parlement de Paris. Le chancelier de Sillery s’était mis à la traverse et devait, par la suite, payer cher cette intervention. Villeroy s’était également fait un adversaire de Dolé. En 1614, il l’avait empêché de devenir contrôleur général des finances. Les « barbons » devinaient-ils, dans ces jeunes ambitieux, leurs futurs successeurs ? Il était pour les mesures énergiques et, dès 1615, il avait conseillé, le premier, l’arrestation de Condé. Dans toute la négociation de Loudun, il s’était montré hostile aux concessions. Il était au comble de la faveur, en mars 1616, quand il mourut subitement, au moment où il touchait aux plus hautes destinées. Son caractère et sa courte fortune sont indiqués en quelques mots par de Thon, quand il parle de ses « emportemens et brutalités », et par Arnauld d’Andilly, qui écrit dans son journal le 30 mai 1616 : « Mort de M. Dollé à quatre heures du matin. Il avoit été malade quatorze jours. Lorsqu’il tomba malade, la reine se confiait en lui des affaires d’Etat plus qu’en nul autre… Il était au plus haut point de sa faveur et de ses espérances. Il se jugea mort le second jour de sa maladie et fit son bonjour. Il a laissé huit enfans. »

Claude Mangot était aussi un avocat, mais d’un autre caractère, plus doux, plus souple et plus honnête. Le président Gramond dit de lui : « vir probus et, quod in aulà rarum, incorruptus. » Il appartenait à une excellente famille de robe. Son père était de Loudun et, par cette origine, avait peut-être quelque accointance avec les Duplessis-Richelieu. Ce père était un avocat illustre et dont Loysel parle avec éloge dans son Dialogue. Il avait eu un fils aîné, Jacques Mangot, qui était mort jeune et dont la perte fut pleurée dans les termes les plus touchans par l’élite de son temps, les Pasquier, les Loysel, les Du Vair, les d’Espeisses : « Il n’avait que trente-six ans lorsqu’il décéda et n’eût eu son pareil soit en probité et intégrité, soit en science et en connaissance de toutes bonnes lettres, s’il eût vécu… En un corps qui semblait assez frêle, il y avait des muscles et des nerfs bien forts et un très bon sang. » Son frère avait de ce même sang dans les veines. Lui aussi avait rendu des services au maréchal d’Ancre. Commissaire dans ce même procès de Magnat, il avait dirigé la procédure de façon à ce que le marquis et Dolé sortissent indemnes. Le favori l’envoya en mission en Savoie, puis le fit nommer premier président au Parlement de Bordeaux ; il devait en faire bientôt un secrétaire d’Etat, puis un garde des sceaux. Sa capacité ne paraît pas avoir été suffisante pour ces grands emplois. Après la chute du maréchal d’Ancre, il devait rentrer au Conseil d’Etat et, dans une situation plus modeste, rendre, toute sa vie, de sérieux services à l’homme qui avait été un instant son collègue dans le ministère, le cardinal de Richelieu.

Bullion, autre parlementaire d’origine, était encore une tout autre espèce d’homme. Bas de jambes, demi-bossu, rabougri, bon vivant, Bourguignon, aimant la table et le bon vin, homme de plaisanterie gauloise et de franche lippée, insinuant, adroit, tout à tous avec beaucoup de flair, de savoir-faire et de présence d’esprit, c’était, en somme, un drôle assez plaisant, un de ces hommes qui, par les coulisses, finissent par se glisser sur la scène. On le plaisantait ferme. Tallemant nous dit qu’un poète l’avait comparé à un baril bien plein et qu’on l’appelait familièrement « le petit cochon ». Il paraît qu’avec cette sorte de figure, il avait de grands succès auprès des femmes. Il se servait de ce moyen, comme des autres, pour pousser sa fortune. Il était parent de Sillery. Enveloppé dans sa disgrâce, il sut se retourner ; c’est vers cette époque qu’il fit la connaissance de l’évêque de Luçon et qu’il se mit à lui rendre des services obscurs que l’autre n’oublia pas. Il resta, toute la vie, un des plus dévoués serviteurs du ministre, souvent son conseiller, souvent aussi son souffre-douleurs, car le grand homme avait la plaisanterie un peu rude. Placé, plus tard, à la tête des finances, il prouva que, dans cette tête bizarre, il y avait de l’acquis, de la fidélité, une réelle aptitude aux affaires. Il soutint le fardeau des difficultés financières, suite de la politique de Richelieu, avec une capacité pratique qui fit de lui un auxiliaire utile et, au second rang, un bon serviteur de l’Etat.

De ces divers personnages, le plus intéressant, à coup sûr, était Claude Barbin. De tous, il était le plus mince au début, le plus considérable à la fin. Sorti d’on ne sait où, il était, sous Henri IV, procureur du roi à Melun. Quand Léonora venait à Fontainebleau, il lui portait des fruits de son jardin, lui donnait la collation et la gagnait par mille petits soins. Puis, il avait quitté la magistrature, s’était jeté dans les affaires des partisans, avait manié l’argent et les hommes, s’était approché peu à peu des grands, enfin s’était introduit, par son ancienne amie, dans la faveur de Marie de Médicis. On le trouve, vers 1611, intendant des finances de la reine mère. Il devait l’aider, elle et son entourage, dans les placemens d’argent et dans ces espèces de spéculations dont les Italiens, gens âpres et imaginatifs, ont toujours eu le goût. Une fois dans la place, il avait pris, par les qualités de son esprit et de son caractère, un grand empire sur les deux femmes. Il n’y a qu’un avis sur lui. Amis et adversaires le reconnaissent pour un homme énergique, intelligent et probe. Au milieu de toutes les tentations de la vie de cour et parmi les chemins tortueux qu’il avait dû suivre, il avait conservé de la droiture dans l’esprit et dans le cœur ; comme on disait en ce temps-là, il avait « les mains nettes ». Brienne dit : « Quoique d’une naissance très basse, il avait l’esprit fort relevé. » Armand d’Andilly dit : « Il n’avoit point d’acquis, mais c’étoit un homme de très grand sens et très judicieux qui avoit les mains très nettes et qui ne se prévenoit point, ce qui estime qualité si rare que je l’ai remarquée en peu de personnes. » Richelieu dit à son tour : « Barbin, homme de bon sens, mains nettes et courageux. » Ce sont là des éloges ! Barbin les méritait ; nous le verrons à ses actes. Il fut, pendant quelque temps, un des hommes les plus considérables du royaume : « Son logis était ordinairement plein de financiers, partisans, solliciteurs de pensions et de gens qui avaient besoin d’intervention près des puissances souveraines. Il n’exerçait pas seulement la charge de surintendant des finances sous le nom de contrôleur général, il était plus puissant que nul autre dans les affaires. »

Cette autorité, il pouvait bien avoir eu le dessein de l’employer à la réalisation d’une conception politique mûrement délibérée. Il était l’âme de la petite cour qui s’était servie du canal des Concini pour s’emparer de l’esprit de la reine mère ; une fois maître de la place il voulait, en inspirant confiance, restaurer l’idée gouvernementale, réagir contre la politique de déférence et d’abandon, mater les princes et les rebelles, au besoin par la force, assurer au pouvoir un lendemain. Il se trompait dans ses calculs, puisque ni la reine ni Concini ne lui offrirent des appuis assez résistans et qu’il n’avait pas vu qu’au moment où on développait l’autorité monarchique, il fallait, avant tout, tenir compte de la volonté du monarque. Mais l’attitude qu’il prit et les indications qu’il laissa eurent du moins pour résultat de préparer aux mêmes idées et de former pour des entreprises analogues un homme dont son amitié allait bientôt faire un ministre, le jeune évêque de Luçon.

Les relations de Barbin et de Richelieu sont un des épisodes les plus curieux et les plus obscurs de la vie du « grand cardinal ». Ils s’étaient connus chez Denys Bouthillier, quand Barbin était encore procureur du roi à Melun. Leurs ambitions chassaient donc ensemble depuis fort longtemps. Les esprits et les caractères se plaisaient. L’intimité fut telle entre eux que Richelieu aurait voulu faire de Barbin son beau-frère. Barbin eut le premier, une réelle autorité à la cour. Il prit l’évêque par la main et le présenta à Léonora d’abord, puis à Marie de Médicis. A la première occasion, il fit, de son ami, un ministre. Il ne jalousait ni ne craignait l’incontestable valeur de celui qu’il introduisait ainsi dans les hauts emplois. A la mort du maréchal d’Ancre, Barbin, étant le véritable chef du ministère, fut le plus frappé. On le mit à la Bastille et il perdit tout. Richelieu, moins compromis et plus souple, tomba d’une chute amortie, puis inspira une demi-confiance à Luynes et resta près de la reine mère. Barbin, délivré seulement en 1623, fut envoyé en exil. Louis XIII ne lui pardonna jamais le rôle qu’il avait joué près du maréchal d’Ancre. Richelieu redevenu ministre resta-t-il fidèle à son ami ? Les paroles et les protestations, de sa part, ne manquent pas. A diverses reprises, il intervint auprès du roi. Mais on sent, dans tout cela, une sorte de gêne et d’embarras. C’est que la différence entre les deux destinées était grande : l’un pauvre, banni, réclamant, avec une sorte de fierté hautaine, des services que l’autre n’osait ou ne voulait lui rendre. L’hostilité persistante de Louis XIII était-elle le seul motif de ses hésitations ? Richelieu craignait-il seulement de se compromettre ? Cette explication, à la rigueur, peut suffire. Il est inutile de chercher s’il n’y avait pas, tout au fond, dans cette âme soupçonneuse, comme une sorte de méfiance et d’inquiète ingratitude à l’égard d’un homme dont l’esprit supérieur avait peut-être, au début, étonné le génie de l’élève devenu maître à son tour.


G. HANOTAUX.

  1. Voyez les études antérieures sur le Cardinal de Richelieu, dans la Revue des 1er juillet et 1er août 1889, 15 juillet et 1er août 1890, 1er octobre 1893.