Marie ou l’esclavage aux États-Unis/8

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CHAPITRE VIII.


la révélation.


« La Nouvelle-Angleterre, mon pays natal, n’est point la patrie de mes enfants : Georges et Marie sont nés dans la Louisiane. Hélas ! plût au Ciel que je n’eusse jamais quitté le lieu de ma naissance ! Mon père, négociant à Boston, fit sa fortune ; à sa mort, son patrimoine se divisa également entre ses enfants, et ne suffit plus à leurs besoins. J’avais deux frères : le premier partit pour l’Inde, d’où il a rapporté de grandes richesses ; le second s’est avancé dans l’Ouest : il possède aujourd’hui deux mille acres de terre et plusieurs manufactures dans l’Illinois. J’étais incertain sur le parti que je devais prendre : quelqu’un me dit : « Allez à la Nouvelle-Orléans, si vous n’y êtes pas victime de la fièvre jaune, vous y ferez une grande fortune. » L’alternative ne m’effraya pas, je suivis ce conseil… Hélas ! j’ai moins souffert d’un climat insalubre que de la corruption des hommes.

» Partout où la société se partage en hommes libres et en esclaves, il faut bien s’attendre à trouver la tyrannie des uns et la bassesse des autres ; le mépris pour les opprimés, la haine contre les oppresseurs ; l’abus de la force, et la vengeance…

» Mais, quelle terre de malédiction, ô mon Dieu ! quelle dépravation dans les mœurs ! quel cynisme dans l’immoralité ! et quel mépris de la parole de Dieu dans une société de chrétiens !

» Cependant, sur cette terre de vices et d’impiété, mes yeux distinguèrent une jeune orpheline, innocente et belle, simple dans sa pensée, et fervente dans sa foi religieuse ; elle était d’origine créole. J’unis ma destinée à celle de Thérésa Spencer. D’abord le ciel nous fut propice ; la naissance de Georges et de Marie fut, en quelques années, le double gage de notre amour. J’avais fait de grandes entreprises commerciales ; elles prospéraient toutes selon mes vœux. Hélas ! notre bonheur fut passager comme celui des méchants ! Je ne suis point impie, et la foudre du Dieu vengeur a courbé ma tête.

» Avant son mariage, Thérésa Spencer avait attiré les regards d’un jeune Espagnol, don Fernando d’Almanza, d’une famille très-riche, dont la fortune remonte au temps où la Louisiane était une colonie espagnole. Rien n’était plus séduisant que ce jeune homme ; son esprit n’était point inférieur à sa naissance, et la distinction de ses manières égalait la beauté de ses traits. Cependant Thérésa l’éloigna d’elle. Je ne sais quel sens intime lui fit deviner un ennemi dans l’homme qui lui déclarait le plus tendre amour.

» Nous avons su depuis qu’il aspirait à l’aimer sans devenir son époux.

» La rigueur de Thérésa l’irrita vivement, et plus tard le spectacle de notre félicité rendit sans doute encore plus cuisantes les douleurs de sa vanité blessée, car il conçut et exécuta bientôt une détestable vengeance.

» Il répandit secrètement le bruit que Thérésa était, par sa bisaïeule, d’origine mulâtre ; appuya cette allégation des preuves qui pouvaient la justifier ; nomma tous les parents de Marie, en remontant jusqu’à celle dont le sang impur avait, disait-il, flétri toute une race.

» Sa dénonciation était odieuse ; mais elle était vraie. La tache originelle de Thérésa Spencer s’était perdue dans la nuit des temps. À la voix de Fernando les souvenirs endormis se réveillèrent… Il y a tant de mémoire dans le cœur de l’homme pour les misères d’autrui. L’opinion publique fut tout en émoi ; on fit une sorte d’enquête ; les anciens du pays furent consultés, et il fut reconnu qu’un siècle auparavant, la famille de Thérésa Spencer avait été souillée par une goutte de sang noir.

» La suite des générations avait rendu ce mélange imperceptible. Thérésa était remarquable par une éclatante blancheur ; et rien dans son visage, ni dans ses traits, ne décelait le vice de son origine ; mais la tradition la condamnait.

» Depuis ce jour, notre vie, qui s’écoulait paisible et douce, devint amère et cruelle. Plus nous étions haut dans l’estime du monde, et plus la honte de déchoir fut éclatante. Je vis aussitôt chanceler les affections que je croyais les plus solides. Un seul ami, resté fidèle au malheur, eut à rougir de mon affection.

» Cet ami généreux, auquel vous tenez par les liens du sang, avait, je crois, comme Français, plus de philanthropie pour la race noire, et moins de préjugés contre elle, qu’il ne s’en trouve d’ordinaire chez les Américains. Lui seul, aux jours de l’infortune, me tendit une main secourable, et me préserva de l’opprobre d’une faillite. Le coup porté à ma position sociale avait en même temps ébranlé mon crédit. Les hommes de ce pays, si indulgents pour une banqueroute, furent sans pitié pour une mésalliance * !

» Cependant le mal était sans remède ; je luttai contre ma fortune, parce qu’il est dans nos mœurs de ne jamais désespérer ; mais l’obstacle était au-dessus d’une force humaine.

» Thérésa se reprocha cruellement des malheurs dont elle était innocente. Orpheline dès l’âge le plus tendre, elle n’avait point connu les secrets de sa famille. Sa douleur fut si profonde qu’elle n’y survécut pas ; je la vis expirer dans mes bras, épuisée par ses larmes et par son désespoir.

» Quand elle fut enlevée à mon amour, elle si jeune d’années et si vieillie par le chagrin, elle si pure et si désolée, je doutai pour la première fois de la Providence et de mon courage. Ce doute était coupable ; car j’ai trouvé des forces pour supporter ma misère, et le Ciel ne m’a point abandonné.

» Je quittai la Nouvelle-Orléans, où j’étais en but à trop de mauvaises passions, et déchiré par trop de cruels souvenirs. Je me suis fixé à Baltimore, où personne ne connaît la tache de mon alliance, ni le vice dont est souillée la naissance de mes enfants.

» Depuis dix ans que j’habite cette ville, j’y ai formé de nouvelles relations ; je m’y suis fait un nouveau crédit, et j’ai retrouvé la fortune sans le bonheur, qui ne saurait plus exister pour moi.

» Nous vivons ici dans une apparente tranquillité : le trouble n’est que dans nos âmes.

» Tout le monde ignore la honte de mes enfants, mais chaque jour on peut la découvrir. On nous aime, on nous honore, parce qu’on ne sait pas qui nous sommes. Un seul mot d’un ennemi bien informé pourrait nous perdre : nous ressemblons au coupable que la société croit innocent, et qui n’ose accepter la considération publique, parce que trop de honte suivra la révélation de son crime.

» Georges, dont le caractère noble et fier s’indigne des injustices du monde, se croit l’égal des Américains ; et, si je ne l’eusse supplié, au nom de sa sœur, qu’il aime avec passion, de garder le silence, cent fois il aurait, à la face du public, révélé sa naissance, et bravé l’opinion.

» Au contraire, soumise à son destin et résignée, Marie cherche l’ombre et l’isolement. Tel est le secret de son aversion pour la société. Ah ! certes, elle surpasse toutes les femmes de Baltimore en esprit, en talent, en bonté ; mais elle n’est point leur égale.

» Je vous devais, mon jeune ami, cet aveu de notre infortune… L’hospitalité m’en faisait une loi. Vous cherchez le bonheur sur la terre ; hélas ! vous ne le trouverez pas parmi nous… Ailleurs, les joies du monde ! ici, les chagrins et les sacrifices ! »

Ainsi parla Nelson. Pendant ce récit, son visage austère parut quelquefois s’émouvoir. Georges frémissait sur son siège ; sa colère muette éclatait dans ses gestes brusques et dans ses regards irrités. Marie, la tête penchée sur son sein, cachait son visage à tous les yeux.

Pour moi, j’écoutais, incertain si je saisissais bien le langage étrange dont mon oreille était frappée ; cependant rien n’était obscur dans les paroles que je venais d’entendre.

Je sentis se révolter mon cœur et ma raison.

— Voilà donc, m’écriai-je, ce peuple libre qui ne saurait se passer d’esclaves ! L’Amérique est le sol classique de l’égalité, et nul pays d’Europe ne contient autant de servitude ! Maintenant je vous comprends, Américains égoïstes ; vous aimez pour vous la liberté ; peuple de marchands, vous vendez celle d’autrui !

À peine avais-je prononcé ces mots, que j’eusse voulu les rappeler à moi ; car je craignais d’offenser le père de Marie.

L’indignation avait saisi mon âme. La fille de Nelson, me voyant irrité d’abord, puis rêveur, se méprit sur les sentiments dont j’étais animé.

— Ludovic, me dit-elle d’une voix à demi éteinte, pourquoi ces regrets ? ne vous l’avais-je pas dit ? je suis indigne de votre amour !

Je lui répondis : — Marie, vous devinez mal ce qui se passe au fond de mon cœur. Il est vrai que mes sentiments pour vous ne sont plus les mêmes : je vous sais malheureuse : mon amour s’accroît de toute votre infortune.

— Ami généreux, s’écria Georges en me tendant la main, vous parlez noblement.

Et un rayon de joie éclaira tout à coup ce front sinistre et sombre.

Cependant Nelson demeurait impassible. Quand il vit nos émotions un peu calmées, il me dit : — L’enthousiasme vous égare, mon ami ; prenez garde à l’entraînement d’une passion généreuse… Hélas ! si vous contemplez d’un œil moins prévenu la triste réalité, vous n’en pourrez soutenir l’aspect, et vous reconnaîtrez qu’un blanc ne saurait s’allier à une femme de couleur.

Je ne puis vous peindre le trouble que ces paroles jetaient dans mon esprit. Quelle situation étrange ! à l’instant où Nelson me parlait ainsi, je voyais près de moi Marie, dont le teint surpassait en blancheur les cygnes des grands lacs.

Alors je dis : — Quelle est donc, chez un peuple exempt de préjugés et de passions, l’origine de cette fausse opinion qui note d’infamie des êtres malheureux, et de cette haine impitoyable qui poursuit toute une race d’hommes de génération en génération ?

Nelson réfléchit un instant ; ensuite il s’engagea entre nous une conversation, dont je puis vous rapporter exactement les termes ; elle a laissé dans ma mémoire des traces que le temps ne saurait effacer.

nelson.

La race noire est méprisée en Amérique, parce que c’est une race d’esclaves ; elle est haïe, parce qu’elle aspire à la liberté.

Dans nos mœurs, comme dans nos lois, le nègre n’est pas un homme : c’est une chose.

C’est une denrée dans le commerce, supérieure aux autres marchandises ; un nègre vaut dix acres de terre en bonne culture.

Il n’existe pour l’esclave ni naissance, ni mariage, ni décès.

L’enfant du nègre appartient au maître de celui-ci, comme les fruits de la terre sont au propriétaire du sol. Les amours de l’esclave ne laissent pas plus de traces dans la société civile que ceux des plantes dans nos jardins ; et, quand il meurt, on songe seulement à le remplacer, comme on renouvelle un arbre utile, que l’âge ou la tempête ont brisé[1].

ludovic.

Ainsi, vos lois interdisent aux nègres esclaves la piété filiale, le sentiment paternel et la tendresse conjugale. Que leur reste-t-il donc de commun avec l’homme ?

nelson.

Le principe une fois admis, toutes ces conséquences en découlent : l’enfant né dans l’esclavage ne connaît de la famille que ce qu’en savent les animaux ; le sein maternel le nourrit comme la mamelle d’une bête fauve allaite ses petits ; les rapports touchants de la mère à l’enfant, de l’enfant au père, du frère à la sœur, n’ont pour lui ni sens ni moralité ; et il ne se marie point, parce qu’étant la chose d’autrui, il ne peut se donner à personne.

ludovic.

Mais comment la nation américaine, éclairée et religieuse, ne repousse-t-elle pas avec horreur une institution qui blesse les lois de la nature, de la morale et de l’humanité ? Tous les hommes ne sont-ils pas égaux ?

nelson.

Nul peuple n’est plus attaché que nous ne le sommes au principe de l’égalité ; mais nous n’admettons point au partage de nos droits une race inférieure à la nôtre.

À ces mots, je vis la rougeur monter au front de Georges, et ses lèvres tremblantes prêtes à laisser partir un cri d’indignation ; mais il fit un effort puissant, et contint sa colère.

Je répondis à Nelson : — On croit, aux États-Unis, que les noirs sont inférieurs aux blancs ; est-ce parce que les blancs se montrent, en général, plus intelligents que les nègres ? Mais comment comparer une espèce d’hommes élevés dans l’esclavage, et qui se transmettent de génération en génération l’abrutissement et la misère, à des peuples qui comptent quinze siècles de civilisation non interrompue ; chez lesquels l’éducation s’empare de l’enfant au berceau, et développe en lui toutes les facultés naturelles ? Nous n’avons point, en Europe, les préjugés de l’Amérique, et nous croyons que tous les hommes ne forment qu’une même famille, dont tous les membres sont égaux.

nelson.

Sans doute, l’esclavage offense la morale et la loi de Dieu ! cependant, ne jugez pas trop sévèrement le peuple américain : la Grèce eut ses ilotes ; Rome, ses esclaves ; le moyen âge, les serfs ; de nos jours, on a des nègres ; et ces nègres, dont le cerveau est naturellement étroit, attachent peu de prix à la liberté ; pour la plupart, l’affranchissement est un don funeste. Interrogez-les, tous vous diront qu’esclaves ils étaient plus heureux que libres. Abandonnés à leurs propres force, ils ne savent pas soutenir leur existence : et il meurt dans nos villes moitié plus d’affranchis que d’esclaves *.

ludovic.

Il est naturel que l’esclave qui, tout à coup, devient libre, ne sache ni user ni jouir de l’indépendance. Pareil à l’homme dont on aurait, dès l’âge le plus tendre, lié tous les membres, et auquel on dit subitement de marcher, il chancelle à chaque pas… La liberté est entre ses mains une arme funeste, dont il blesse tout ce qui l’entoure ; et, le plus souvent, il est lui-même sa première victime. Mais faut-il en conclure que l’esclavage, une fois établi quelque part, doit être respecté ? Non, sans doute. Seulement il est juste de dire que la génération qui reçoit l’affranchissement n’est point celle qui en jouit : le bienfait de la liberté n’est recueilli que par les générations suivantes… Je ne reconnaîtrai jamais ces prétendues lois de la nécessité, qui tendent à justifier l’oppression et la tyrannie.

nelson.

Je pense ainsi que vous ; cependant, ne croyez pas que les nègres soient traités avec l’inhumanité dont on fait un reproche banal à tous les possesseurs d’esclaves ; la plupart sont mieux vêtus, mieux nourris et plus heureux que vos paysans libres d’Europe.

— Arrêtez ! s’écria Georges avec violence (car en ce moment sa colère devint plus forte que son respect filial) ; ce langage est inique et cruel ! Il est vrai que vous soignez vos nègres à l’égal de vos bêtes de somme ! mieux même, parce qu’un nègre rapporte plus au maître qu’un cheval ou un mulet… Quand vous frappez vos nègres, je le sais, vous ne les tuez pas : un nègre vaut trois cents dollars… Mais ne vantez point l’humanité des maîtres pour leurs esclaves : mieux vaudrait la cruauté qui donne la mort, que le calcul qui laisse une odieuse vie !… Il est vrai que, d’après vos lois, un nègre n’est pas un homme : c’est un meuble, une chose… Oui, mais vous verrez que c’est une chose pensante… une chose qui agite et qui remue un poignard… Race inférieure ! dites-vous ? Vous avez mesuré le cerveau du nègre, et vous avez dit : « Il n’y a place dans cette tête étroite que pour la douleur » ; et vous l’avez condamné à souffrir toujours. Vous vous êtes trompés ; vous n’avez pas mesuré juste : il existe dans ce cerveau de brute une case qui vous a échappé, et qui contient une faculté puissante, celle de la vengeance… d’une vengeance implacable, horrible, mais intelligente… S’il vous hait, c’est qu’il a le corps tout déchiré de vos coups, et l’âme toute meurtrie de vos injustices… Est-il si stupide de vous détester ? Le plus fin parmi les animaux chérit la main cruelle qui le frappe, et se réjouit de sa servitude… Le plus stupide parmi les hommes, ce nègre abruti, quand il est enchaîné comme une bête fauve, est libre par la pensée, et son âme souffre aussi noblement que celle du Dieu qui mourut pour la liberté du monde. Il se soumet ; mais il a la conscience de l’oppression ; son corps seul obéit ; son âme se révolte. Il est rampant ! oui… pendant deux siècles il rampe à vos pieds… un jour il se lève, vous regarde en face et vous tue. Vous le dites cruel ! mais oubliez-vous qu’il a passé sa vie à souffrir et à détester ! Il n’a qu’une pensée : la vengeance, parce qu’il n’a eu qu’un sentiment : la douleur.

Georges, en parlant, s’était animé d’un feu presque surnaturel, et son regard étincelait de haine et de colère.

— Mon ami, reprit froidement Nelson, croyez-vous qu’il n’en coûte pas à mon cœur de juger comme je le fais une race à laquelle votre mère ne fut pas étrangère ?

— Ah ! mon père, s’écria Georges, avant d’être époux, vous étiez Américain.

Alors Marie jetant sur son frère un regard suppliant : — Georges, lui dit-elle, pourquoi ces emportements ?

Puis se tournant vers Nelson : — Mon père, vous avez raison ; les Américaines sont supérieures aux femmes de couleur ; elles aiment avec leur raison : moi, je ne sais vous aimer qu’avec mon cœur.

Et, en prononçant ces mots, elle se jeta dans ses bras, comme pour y cacher la honte qui couvrait son visage.

Georges reprit : — Ma sœur rougit de son origine africaine… moi, j’en suis fier. Les hommes du Nord n’ont qu’à s’enorgueillir de leur génie froid comme leur climat… nous devons, nous, au soleil de nos pères des âmes chaudes et des cœurs ardents.

Il se tut quelques instants ; puis il ajouta avec un sourire amer :

— Les Américains sont un peuple libre et commerçant… mais qu’ils y prennent garde, il leur manquera bientôt une branche d’industrie ; bientôt ils perdront le privilège de vendre et d’acheter des hommes : la terre d’Amérique ne doit pas longtemps porter des esclaves.

nelson.

Oui, je le reconnais avec joie, l’esclavage décroît chaque jour ; et sa disparition entière sera l’œuvre du temps.

georges.

Et si les esclaves se fatiguaient d’attendre ?

nelson.

Malheur à eux ! S’ils ont recours à la violence pour devenir libres, ils ne le seront jamais ; leur révolte amènerait leur destruction. Il est vrai que le nombre des noirs dans le Sud surpassera bientôt celui des blancs ; mais tous les États du Centre et du Nord feraient cause commune avec les Américains du Midi, pour exterminer des esclaves rebelles… Tout appel à la force les perdrait : qu’ils aient plus de foi dans les progrès de la raison.

Déjà, dans le Nord, l’esclavage est aboli ; et les États méridionaux entendent murmurer des mots de liberté. Naguère, un prompt supplice eût étouffé la voix assez hardie pour réclamer dans le Sud, l’indépendance des nègres ; aujourd’hui, cette question s’agite, en Virginie, au sein même de la législature. Il semble que, chaque année, les idées de liberté universelle franchissent un degré de latitude ; le vent du nord les pousse impétueusement. En ce moment, elles traversent le Maryland : c’est la Nouvelle-Angleterre, ma patrie, qui répand dans toute l’Union ses lumières, ses mœurs et sa civilisation.

ludovic.

Il y a tant de puissance dans un principe de morale éternelle !

georges.

Et surtout dans l’intérêt… Savez-vous pourquoi les Américains sont tentés d’abolir la servitude ? c’est qu’ils commencent à penser que l’esclavage nuit à l’industrie.

Ils voient pauvres les États à esclaves, et riches ceux qui n’en ont pas ; et ils condamnent l’esclavage.

Ils se disent : L’ouvrier libre, travaillant pour lui, travaille mieux que l’esclave ; et il est plus profitable de payer un ouvrier qui fait bien que de nourrir un esclave qui fait mal… Et ils condamnent l’esclavage.

Ils se disent encore : Le travail est la source de la richesse ; mais la servitude déshonore le travail : les blancs seront oisifs, tant qu’il y aura des esclaves ; et ils condamnent l’esclavage.

Leur intérêt est d’accord avec leur orgueil… L’émancipation des noirs ne fait des hommes libres que de nom : le nègre affranchi ne devient point pour les Américains un rival dans le commerce ou dans l’industrie. Il peut être l’une de ces deux choses : mendiant ou domestique ; les autres carrières lui sont interdites par les mœurs. Affranchir les nègres aux États-Unis, c’est instituer une classe inférieure… et quiconque est blanc de pure race appartient à une classe privilégiée… La couleur blanche est une noblesse.

— Ne croyez point, mon ami, dis-je en m’adressant à Georges, que ces préjugés soient destinés à vivre éternellement ! Selon les lois de la nature, la liberté d’un homme ne peut appartenir à un autre homme. Liberté ! mère du génie et de la vertu, principe de tout bien, source sacrée de tous les enthousiasmes et de tous les héroïsmes, une race d’hommes serait-elle condamnée à ne se réchauffer jamais aux rayons de ta divine lumière ! Vouée pour toujours à l’esclavage, elle ne connaîtrait ni les gloires du commandement ni la moralité de l’obéissance ; incessamment courbée sous les fers pesants de la servitude, elle n’aurait pas la force d’élever ses bras vers le ciel ; travaillant sans relâche sous l’œil de ses tyrans, il lui serait interdit de contempler à loisir le firmament si beau, si resplendissant de clartés, d’y élancer sa pensée, et de se livrer à ces admirations sublimes d’où naissent l’inspiration pour l’esprit, l’élévation pour l’âme, et pour le cœur la poésie.

Et, me tournant vers Nelson, je repris en ces termes :

— La société américaine, qui porte la plaie de l’esclavage, travaille-t-elle du moins à la guérir ? et prépare-t-elle, pour deux millions d’hommes, la transition de l’état de servitude à celui de liberté ?

nelson.

Personne, hélas ! n’est d’accord sur ce point. Les uns voudraient qu’on affranchît d’un seul coup tous les nègres ; d’autres, qu’on déclarât libres tous les enfants à naître des esclaves. Ceux-ci disent : Avant d’accorder la liberté aux noirs, il faut les instruire ; ceux-là répondent : Il est dangereux d’instruire des esclaves.

Ne sachant quel remède employer, on laisse le mal se guérir de lui-même. Les mœurs se modifient chaque jour ; mais la législation n’est pas changée : la loi punit de la même peine le maître qui montre à écrire à son esclave, et celui qui le tue ; et le pauvre nègre coupable d’avoir ouvert un livre encourt le châtiment du fouet[2].

ludovic.

Quelle cruauté ! Je conçois que vous n’affranchissiez pas subitement tous les nègres ; mais d’où vient que vous flétrissez de tant de mépris ceux à qui vous avez donné la liberté ?

nelson.

Le noir qui n’est plus esclave le fut, et, s’il est libre, on sait que son père ne l’était pas.

ludovic.

Je concevrais encore la réprobation qui frappe le nègre et le mulâtre, même après leur affranchissement, parce que leur couleur rappelle incessamment leur servitude ; mais ce que je ne puis comprendre, c’est que la même flétrissure s’attache aux gens de couleur devenus blancs, et dont tout le crime est de compter un noir ou un mulâtre parmi leurs aïeux.

nelson.

Cette rigueur de l’opinion publique est injuste sans doute ; mais elle tient à la dignité même du peuple américain… Placé en face de deux races différentes de la sienne, les Indiens et les nègres, l’Américain ne s’est mêlé ni aux uns ni aux autres. Il a conservé pur le sang de ses pères. Pour prévenir tout contact avec ces nations, il fallait les flétrir dans l’opinion. La flétrissure reste à la race, lorsque la couleur n’existe plus.

ludovic.

Dans l’état présent de vos mœurs et de vos lois, vous ne connaissez point de noblesse héréditaire ?

nelson.

Non sans doute. La raison repousse toute distinction qui serait accordée à la naissance, et non au mérite personnel.

ludovic.

Si vos mœurs n’admettent point la transmission des honneurs par le sang, pourquoi donc consacrent-elles l’hérédité de l’infamie ? On ne naît point noble, mais on naît infâme ! Ce sont, il faut l’avouer, d’odieux préjugés !

Mais enfin, un blanc pourrait, si telle était sa volonté, se marier à une femme de couleur libre ?

nelson.

Non, mon ami, vous vous trompez.

ludovic.

Quelle puissance l’en empêcherait ?

nelson.

La loi… Elle contient une défense expresse et déclare nul un pareil mariage.

ludovic.
.

Ah ! quelle odieuse loi ! Cette loi, je la braverai.

nelson.

Il est un obstacle plus grave que la loi même : ce sont les mœurs. Vous ignorez quelle est, dans la société américaine, la condition des femmes de couleur.

Apprenez (je rougis de le dire, parce que c’est une grande honte pour mon pays) que, dans toute la Louisiane, la plus haute condition des femmes de couleur libres, c’est d’être prostituées aux blancs.

La Nouvelle-Orléans est, en grande partie, peuplée d’Américains venus du Nord pour s’enrichir, et qui s’en vont dès que leur fortune est faite. Il est rare que ces habitants de passage se marient ; voici l’obstacle qui les en empêche :

Chaque année, pendant l’été, la Nouvelle-Orléans est ravagée par la fièvre jaune. À cette époque, tous ceux auxquels un déplacement est possible, quittent la ville, remontent le Mississipi et l’Ohio, et vont chercher, dans les États du centre ou du Nord, à Philadelphie ou à Boston, un climat plus salubre. Quand la saison des grandes chaleurs est passée, ils reviennent dans le Sud, et reprennent place à leur comptoir. Ces migrations annuelles n’ont rien qui gêne un célibataire ; mais elles seraient incommodes pour une famille entière. L’Américain évite tout embarras en se passant d’épouse, et en prenant une compagne illégitime ; il choisit toujours celle-ci parmi les femmes de couleur libres ; il lui donne une espèce de dot ; la jeune fille se trouve honorée d’une union qui la rapproche d’un blanc ; elle sait qu’elle ne peut l’épouser ; c’est beaucoup à ses yeux que d’en être aimée… Elle aurait pu, d’après nos lois, se marier à un mulâtre ; mais une telle alliance ne l’eût point sortie de sa classe. Le mulâtre n’aurait d’ailleurs pour elle aucune puissance de protection ; en épousant l’homme de couleur, elle perpétuerait sa dégradation ; elle se relève en se prostituant au blanc. Toutes les jeunes filles de couleur sont élevées dans ces préjugés, et dès l’âge le plus tendre, leurs parents les façonnent à la corruption. Il y a des bals publics où l’on n’admet que des hommes blancs et des femmes de couleur ; les maris et les frères de celles-ci n’y sont pas reçus ; les mères ont coutume d’y venir elles-mêmes ; elles sont témoins des hommages adressés à leurs filles, les encouragent et s’en réjouissent. Quand un Américain tombe épris d’une fille, c’est à sa mère qu’il la demande ; celle-ci marchande de son mieux, et se montre plus ou moins exigeante pour le prix, selon que sa fille est plus ou moins novice. Tout cela se passe sans mystère ; ces unions monstrueuses n’ont pas même la pudeur du vice qui se cache par honte, comme la vertu par modestie ; elles se montrent sans déguisement à tous les yeux, sans qu’aucune infamie ni blâme s’attachent aux hommes qui les ont formées. Quand l’Américain du Nord a fait sa fortune, il a atteint son but… Un jour il quitte la Nouvelle-Orléans, et n’y revient jamais… Ses enfants, celle qui, pendant dix ans, vécut comme sa femme, ne sont plus rien pour lui. Alors la fille de couleur se vend à un autre. Tel est le sort des femmes de race africaine à la Louisiane.

— En disant ces mots, Nelson laissa échapper un soupir. On voyait qu’il s’était imposé une pénible contrainte, et que le sentiment d’un devoir à remplir avait seul soutenu sa voix.

Plongé dans une sombre rêverie, Georges semblait ne prêter à ce récit aucune attention… Marie donnait, dans sa douleur profonde, un spectacle digne de pitié. Telle on voit, durant l’orage, une tendre fleur incliner sa tête ; faible, mais pliante, elle marque, en se courbant, les coups de la tempête… et, quand l’ouragan est loin d’elle, abattue et languissante, elle ne relève point sa tige flétrie.

Ainsi, pendant que parlait Nelson, Marie, faible femme, roseau dévoué aux orages du cœur, était agitée de mille secousses ; chaque révélation lui portait un coup funeste ; un instinct de pudeur lui découvrait le sens des paroles qu’elle avait entendues ; elle sentait son humiliation sans la comprendre ; et, avec l’innocence dans le cœur, elle portait sur son front la rougeur d’une coupable.

Pour moi, ne pouvant résister à l’émotion de cette scène, je m’écriai : — Vos mœurs et vos lois me font horreur ; je ne m’y soumettrai jamais… Ah ! si Marie ne craint point de se lier à ma destinée, nous quitterons ensemble ce pays de préjugés odieux ; nous fuirons des contrées de servitude et de ténèbres, et nous irons vers cette terre de lumières et de liberté, vers cette Nouvelle-Angleterre qui s’avance d’un pas si ferme et si rapide dans la voie de la civilisation !

— Hélas ! mon ami, répliqua Nelson, les préjugés contre la population de couleur sont, il est vrai, moins puissants à Boston qu’à la Nouvelle-Orléans ; mais nulle part ils ne sont amortis.

— Eh bien ! répondis-je aussitôt, ces préjugés, je les déteste et je saurai les braver ! c’est une lâcheté infâme que de s’éloigner des malheureux dont l’infortune n’est point méritée !…

En ce moment Marie parut sortir de son abattement ; sa paupière affaissée se releva ; alors, d’une voix qui trahissait une émotion profonde : — D’où vient, me dit-elle, que vous nous plaignez, après ce que vous avez entendu ? La pitié des hommes s’attache aux maux passagers ; mais un malheur qui, comme le nôtre, ne doit point finir, fatigue et décourage les cœurs les plus compatissants…

Mon ami, ajouta-t-elle avec un accent presque solennel, vous ne comprenez rien à mon sort ici-bas ; parce que mon cœur sait aimer, vous croyez que je suis une fille digne d’amour ; parce que vous me voyez un front blanc, vous pensez que je suis pure… mais non… mon sang renferme une souillure qui me rend indigne d’estime et d’affection… Oui ! ma naissance m’a vouée au mépris des hommes !… Sans doute cet arrêt de la destinée est mérité… Les décrets de Dieu, quelquefois cruels, sont toujours justes !…

Puis, me trouvant inébranlable dans mes sentiments : — Vous ne savez pas, me dit-elle, que vous vous déshonorez en me parlant ? Si l’on vous voyait près de moi dans un lieu public, on dirait : Cet homme perd toute bienséance ; il accompagne une femme de couleur.

Hélas ! Ludovic, contemplez sans passion la triste réalité : associer votre vie à une pauvre créature telle que moi, c’est embrasser une condition pire que la mort.

N’en doutez pas, ajouta-t-elle d’une voix inspirée, c’est Dieu lui-même qui a séparé les nègres des blancs… Cette séparation se retrouve partout : dans les hôpitaux où l’humanité souffre, dans les églises où elle prie, dans les prisons où elle se repent, dans le cimetière où elle dort de l’éternel sommeil.

— Eh quoi ! m’écriai-je, même au jour de la mort ?…

— Oui, reprit-elle avec un accent grave et mélancolique ; quand je mourrai, les hommes se souviendront que, cent ans auparavant, un mulâtre exista dans ma famille ; et si mon corps est porté dans la terre destinée aux sépultures, on le repoussera de peur qu’il ne souille de son contact les ossements d’une race privilégiée… Hélas ! mon ami, nos dépouilles mortelles ne se mêleront point sur la terre ; n’est-ce pas le signe que nos âmes ne seront point unies dans le ciel ?…

— Cesse, m’écriai-je, ô ma bien-aimée, cesse, je t’en conjure, un langage qui déchire mon cœur… Pourquoi ta honte ? pourquoi tes larmes ?

La honte est aux méchants qui font gémir l’innocence ! Et, si tu m’aimes, la source de tes pleurs sera bientôt tarie, laisse à mon amour le soin de te protéger… Tu crains pour moi l’infamie !… Marie, tu ne sais pas combien je m’enorgueillis de toi ! Tu ne comprends pas comme je serai fier de me montrer en tous lieux, paré de ton amour, de ta beauté, de ton infortune ! Ah ! qu’ils me jettent au visage une parole de mépris, ces nobles marchands aux armoiries brillantes, au sang pur et sans mélange ! comme je jouirai de leur insolence ! En Europe, que ferais-je pour toi, Marie ? là on tomberait à tes genoux, ange de grâce et de bonté ; chacun s’approcherait pour être béni de ton sourire, fille chaste et pure ; quel homme n’envierait la gloire de protéger ton innocence et ta faiblesse ? Ici l’on te repousse, on te déshonore… Ah ! que je vous rends grâces, Américains insensibles et froids, de vos mépris et de vos injustices ! Par vous, celle que j’aime est abaissée… mais vous la verrez relever sa belle tête ! vous lui rendrez foi et hommage, nobles seigneurs de comptoir… vos fronts basanés de race blanche s’inclineront devant la blanche fille de couleur… je vous la ferai respecter ! Marie sera la première parmi vos femmes !…

En prononçant ces mots, je me prosternai aux pieds de Marie, comme pour indiquer le culte dont je jugeais digne mon idole… La fille de Nelson pleurait de bonheur ; elle prit mes mains dans ses deux mains, y laissa tomber quelques pleurs et posa sur moi sa tête, me montrant par ce signe qu’elle acceptait mon appui. Ces larmes de la faible femme tombées sur l’homme fort signifiaient sans doute que toute ma puissance ne nous préserverait pas des orages !

Cependant Georges, dont l’émotion était extrême, se jeta dans mes bras ; il me serrait étroitement contre sa poitrine, seul langage que trouvât son cœur.

Nelson, impassible, conservant son attitude calme et froide au milieu des passions violentes qui nous agitaient, ressemblait à ces vieilles ruines du rivage de l’Océan qu’on voit immobiles sur la pointe d’un roc, tandis que tout croule autour d’elles, et qui demeurent debout au mépris de l’ouragan déchaîné sur leur tête et des flots en fureur mugissant à leurs pieds. Nos passions ne l’avaient point ému, et aucune de nos paroles ne l’avait irrité.

— Mon ami, me dit-il après un peu de silence, votre cœur généreux vous égare. Ma raison viendra au secours de la vôtre ; vous ne savez pas quelle tâche on entreprend quand on veut combattre les préjugés de tout un peuple et demeurer dans une société dont on heurte chaque jour les opinions et les sentiments ! Non, je ne consentirai point à votre union avec ma fille. Cependant je ne repousse pas à jamais vos vœux. Parcourez l’Amérique ; voyez le monde dans lequel vous prétendez vivre ; étudiez ses passions et ses préjugés ; mesurez la force de l’ennemi que vous bravez ; et lorsque vous connaîtrez le sort de la population noire dans les pays d’esclaves et dans les États même où l’esclavage est aboli, alors vous pourrez prendre une résolution éclairée. Je ne crois pas, je vous l’avoue, qu’il appartienne à une force humaine de résister aux impressions que vous allez recevoir. Mais si l’aspect d’une misère affreuse n’effraie point votre courage et ne rebute point votre cœur, croyez-vous que j’hésite à accepter pour ma chère Marie l’appui généreux que vous viendrez lui présenter ?

La réponse ferme de Nelson, dont l’accent annonçait une volonté déterminée, me consterna…

— J’exige, ajouta-t-il, que vous passiez au moins six mois dans l’observation des mœurs de ce pays… Ce temps d’épreuve vous suffira sans doute.

Dans l’impatience de mon amour, je dis à Nelson : Nous sommes malheureux aux États-Unis ; vos enfants, par leur naissance ; vous et moi, par l’infortune de vos enfants. Quittons ce pays, allons en France. Là, nous ne trouverons point de préjugés contre les familles de couleur.

Je fus surpris de voir qu’à ces mots Georges ne donnait aucune marque d’assentiment ; car l’avis que j’ouvrais me semblait devoir lui sourire ; cependant il resta silencieux et rêveur.

— Vous hésitez ? lui dis-je.

— Non, répondit Georges, non… je n’hésite pas… Jamais je ne quitterai l’Amérique.

Nelson donna un signe d’approbation et Marie fit entendre un soupir.

— Je suis opprimé dans ce pays, reprit Georges ; mais l’Amérique est ma patrie ! N’est-on bon citoyen qu’à la condition d’être heureux ?… De puissants liens m’y retiennent ; le plus grand nombre y est enchaîné par des intérêts, moi j’y suis attaché par des devoirs… Il n’est pas généreux de fuir la persécution !… Ah ! si j’étais seul infortuné ! peut-être je fuirais… mais mon sort est celui de toute une race d’hommes… Quelle lâcheté de se retirer de la misère commune pour aller chercher seul une heureuse vie !… Et puis… le devoir n’est pas l’unique lien qui m’y enchaîne ; j’y puis jouir encore de quelque bonheur. Notre abaissement ne sera pas éternel. Peut-être serons-nous forcés de conquérir par la force l’égalité qu’on nous refuse… Quel beau jour que celui d’une juste vengeance ! Non, non… je ne fuirai point l’Amérique. Mais, Ludovic, ajouta-t-il, si vous devez rendre heureuse en France ma sœur, ma chère Marie, ah ! partez !… malgré…

Il n’acheva pas ; une larme tomba de ses yeux.

— Ah ! jamais, mon frère, je ne me séparerai de toi, s’écria Marie avec tendresse.

Pendant ce temps, Nelson réfléchissait ; Dieu nous préserve, me dit-il enfin, de suivre votre conseil ! Je sais quelle est en France la corruption des mœurs ; et si ma fille est docile à ma voix, jamais elle ne respirera l’air infect de ces sociétés maudites, dans lesquelles la morale est sans cesse outragée, où la fidélité conjugale est un ridicule, et le vice le plus odieux une faiblesse excusable.

Je fis observer à Nelson que les mœurs des femmes, en France, n’étaient plus aujourd’hui ce qu’elles avaient été dans le dernier siècle *. Mais, tandis que je parlais, il murmurait sourdement ces mots : — La France ! terre d’impiété ! terre de malédiction !

— Pour moi, reprit-il gravement, je ne quitterai point mon pays. Les Américains des États-Unis sont un grand peuple… Mes pères ont abandonné l’Europe qui les persécutait… Je ne remonterai point vers la source de leur infortune…

Alors je suppliai de nouveau Nelson de me faire grâce d’un temps d’épreuve inutile ; mais ma prière fut vaine.


  1. Voyez à la fin du volume la note sur la condition sociale et politique des nègres esclaves et des gens de couleur affranchis.
  2. Voyez à la fin du volume la note sur la condition sociale et politique des nègres esclaves et des gens de couleur affranchis.