Mariel - Pierre Loti/III

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E. Sansot & Cie (Les Célébrités d’aujourd’hui) (p. 44-45).

De M. Henry Bordeaux.

La musique est évocatrice d’ombre et de lumière, et c’est par la musique de sa phrase au rythme langoureux et troublant que Pierre Loti évoque en nous la fantasmagorie des paysages qui furent les décors de ses amours et les sensations de sa vie…

Le charme de Pierre Loti est fait de volupté et de mélancolie, volupté d’avoir tant aimé la nature et de l’avoir étreinte en des sensations troublantes et changeantes, mélancolie de n’avoir pu fixer toutes ses visions en de définitives et éternelles apparences. Et de là vient son étrange langueur, maladive comme celle de Baudelaire dont elle émane, mais plus sensitive et moins intellectuelle ; douloureusement vibrent dans le rythme de sa phrase les mots exotiques dont les syllabes musicales et bizarres n’éveillent point en nous de visions concrètes, mais nous bercent et nous caressent de confuses beautés inconnues…

… C’est l’inouïe profondeur de sa sensibilité qui a conduit Pierre Loti au panthéisme, à un panthéisme artistique et non philosophique. Où Plotin, Spinoza et Schelling sont arrivés par des raisonnements subtils et puissants, il parvient par l’unique faculté de sentir.

… Dans le rythme pur, doux, traînant, de ses phrases langoureuses, apitoyantes, caressantes, Pierre Loti a exprimé cette frissonnante union de l’amour et de la mort qui passent enlacés parmi les hommes. L’extase d’amour, il en a chanté les délices ; mais toujours, sur la fragilité de ses bonheurs, la mort a étendu son ombre triste, parce que la sensation de l’impossible éternité s’est mêlée à la douce splendeur des caresses, à la molle langueur des tendresses

… Il est des livres qui nous charment parce qu’ils sont le reflet de nos idées et de nos tristesses. Nous retrouvons en eux des infinies lassitudes de notre rêve, et nous les affectionnons pour l’extériorité qu’ils donnèrent à nos sentiments intérieurs. Les romans de Pierre Loti sont de ceux-là. Peut-être leur grâce est-elle souvent trop sensuelle et trop voluptueuse, au gré de la pensée chercheuse d’idéalité plutôt que de sensations : mais ils témoignent précisément de l’immense mélancolie qui se cache au fond de toute volupté ; et de l’amour physique, étrangement troublant, ils dégagent l’amour immatériel éternellement indéfinissable et pleurant éternellement au fond des poitrines humaines.

Âmes Modernes (1895).