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Maritima
Revue des Deux Mondes2e période, tome 19 (p. 224-234).
MARITIMA



I.
MIGRATIONS


Nos patriam fugimus. (VIRGILE.)


Le navire à son flanc met l’escalier mobile.
Il attend près du môle, en dehors de la ville,
Les hôtes inconnus qui, rangés sous ses mâts,
S’en iront, dès ce soir, vers de lointains climats.
Le long du quai bruyant où s’alignent les poupes,
Ils arrivent en hâte et réunis par groupes.
Étranges voyageurs ! Les destins peu clémens
Ont tout flétri sur eux, visage et vêtemens.
Leur misère s’aggrave au poids de la fatigue :
Tel d’entre eux, épuisé, tombe assis sur la digue.
Leurs yeux éteints, leurs fronts chargés de lourds ennuis,
Disent qu’ils ont marché bien des jours, bien des nuits.
Sous la pluie et le vent, sous les soleils de flamme,
La souffrance à la fois dans le corps et dans l’âme,
Pêle-mêle ils allaient ; ils traînaient par la main
Des enfans demi-nus qui pleuraient en chemin.
Leurs femmes les suivaient, pâles, plusieurs d’entre elles
Portant des nourrissons pendus à leurs seins grêles.
Aux angles de la route, ils lisaient l’écriteau.
Ils s’arrêtaient parfois au portail d’un château,
Et voyaient, à travers le réseau de la grille,
Errer dans les gazons quelque riche famille.

Dans un champ, dans un pré, s’ils distinguaient de loin
Des fermiers recueillant leurs gerbes ou leur foin :
« Heureux ceux, pensaient-ils, que fait vivre un domaine
Où ne manque jamais le pain de la semaine ! »

Eux, par la rude faim dévoués à l’exil,
Ont quitté leur berceau. — Ce berceau, quel est-il ?
C’est toi, pays de l’est, province étroite, Alsace
Inhabile à nourrir le trop plein de ta race.
Combien de tes enfans, laboureurs sans sillons,
Dès longtemps de tes bourgs sont partis en haillons !
Ceux-ci, qu’au même adieu ta pauvreté condamne,
T’ont laissée à leur tour ; — errante caravane,
Ils tentèrent aussi l’espace et les hasards.
Les voilà sur la rive : hommes, femmes, vieillards ;
Oui, même les aïeux, fronts courbés par la vie.
À l’âge où le repos est la suprême envie,
Que vont-ils faire au loin, se traînant pas à pas ?
Un jour encore ou deux, ne pouvaient-ils donc pas
Attendre que leurs os, si près de se dissoudre,
Fussent mêlés du moins à la natale poudre ?…

Sur le môle, en passant, les promeneurs du soir,
Sans autre souci d’eux, s’arrêtent à les voir.
Nul ami, nul parent n’est venu sur la plage
Leur adresser le vœu qui bénit le voyage.
Sur un sol étranger vous les diriez déjà.
Fardeau dont leur épaule un moment s’allégea,
Leur bagage en désordre autour d’eux se disperse.
Ce sont les seuls trésors de la fortune adverse :
Humbles coffres, manteaux, mêlés à l’attirail
Des champêtres outils réservés au travail,
Car, une fois jetés aux bords d’un autre monde,
Le labeur est encor tout l’espoir qu’on y fonde.

Où vont-ils ? Devant eux, aux limites de l’eau ;
Ils vont où finira la course du vaisseau.
De ces simples esprits nul n’en sait davantage ;
L’ignorance est en eux, qui les suit à tout âge.
À cette heure, les yeux ouverts d’étonnement,
Ils regardent, pensifs, la mer, le bâtiment.
Pour la première fois venus sur une grève,
Enfans des monts lointains, ils n’avaient vu qu’en rêve

Ces espaces d’azur qui dans les horizons
Se perdent, cette mer où nagent des maisons,
Ces étranges vaisseaux que le vent, d’un coup d’aile,
Chasse, leur a-t-on dit, ainsi que l’hirondelle !
Sur ce mince navire il faudra se bercer ;
Cette sombre étendue, il faut la traverser ;
Puis, — si Dieu l’a permis, — tomber sur une terre
Qui devant eux, là-bas, dresse un autre mystère !
Descendus sur ton sol, Amérique du Nord,
Que de soucis amers les attendent au bord !
Isolement, faiblesse ; avec la destinée
Lutte de chaque jour, inquiète, obstinée ;
Asile à découvrir, marches dans le désert ;
Forêts où, plein d’effroi, le voyageur se perd ;
Et les travaux sans fin du soc et de la hache ;
Et, fléaux non prévus que l’avenir leur cache,
Ces fièvres, ces poisons bus dans un air subtil !…
Du peuple entier qui part un seul reviendra-t-il ?
De ces femmes, hélas ! combien resteront veuves,
Assises sans défense au bord des vastes fleuves !
Et de ces orphelins combien, trop tôt vieillis,
Sous un arbre au désert seront ensevelis !


Sur le pont cependant une voix les appelle.
Ils y montent d’un pied qui vacille à l’échelle.
Ainsi qu’un vil troupeau, vers la proue, à l’écart,
Ils vivront refoulés. — L’ancre est levée, on part.
On s’en va sur la mer solitaire et profonde,
Dont les ombres du soir déjà brunissent l’onde,
Le vent qui s’est levé dans la voile à grand bruit
Annonce que les flots grossiront cette nuit.
Eux, mornes, accoudés le long des bastingages,
D’un œil chargé de pleurs voient s’enfuir les rivages ;
Ils murmurent tout bas quelques tristes adieux ;
Car on t’aime, ô patrie, ô terre des aïeux,
On t’aime d’un amour que rien ne peut abattre,
Que tu sois tendre mère ou cruelle marâtre !


II.

RENCONTRE


Il est, aux bords déserts du canal Mozambique,
Une lisière étroite aux pentes du rocher,
Un rivage sans nom, d’aspect morne et tragique,
Dont les vaisseaux en mer n’osent pas s’approcher.

Comme un rideau tendu, la montagne l’ombrage ;
Jusqu’au niveau de l’onde, abrupte, elle descend.
Qui s’égare par là trouve à peine un passage
Entre le mur terrible et le flot menaçant.

Nul gazon ne verdoie aux flancs du rocher fauve ;
Aucun ruisseau n’y pleut des fentes du granit.
Rien de vivant, sinon parfois un vautour chauve
Qui plane dans l’espace au-dessus de son nid.

Aux heures du reflux, quand se retire l’onde,
Le long des noirs écueils chevelus et rongés,
Peut-être aussi voit-on ramper le crabe immonde
Sur quelque ancien débris de vaisseaux naufragés.

Solitude, abandon, règne de la mort même,
Silence que l’oiseau trouble seul de ses cris :
Le céleste courroux et l’antique anathème
Comme à l’heure première y sont encore écrits !

Un jour, notre corvette arrêtée à distance,
Dans le svelte canot nous étions descendus,
Voulant toucher du pied, nous partis de la France,
Au bout d’un continent ces parages perdus.

Sur les marges du roc jetés comme une épave,
Nous y marchions pensifs, — et tour à tour notre œil
Interrogeait le mont et le flot qui le lave,
Et du ciel pâlissant les nuages en deuil.

L’ardent soleil tombait sous la montagne aride.
Quand l’Europe est assise à son foyer d’hiver,
Là-bas règne l’été, dans sa fureur torride,
Qui lézarde la roche et met en feu la mer.


Si loin du doux pays, errans sur cette grève,
À cette heure où la chair et l’âme ont le frisson,
Nous allions, oppressés et croyant faire un rêve,
Et de nos propres voix nous retenions le son !

À nos yeux tout à coup, sur la pierre isolée,
Au plus triste recoin du sinistre tableau,
Une image imprévue, étrange, désolée,
S’offrit : — un couple humain vivant au bord de l’eau.

Farouches, demi-nus, la peau sèche et brunie,
Tous deux reposaient là, dans l’horreur de ce lieu,
Homme et femme, souffrance à la souffrance unie,
Livrés dans leur misère à la merci de Dieu !

Leur demeure auprès d’eux se dressait : humble hutte ;
Tendu sur trois roseaux, un haillon sans couleur
Que le.vent secouait et menaçait de chute…
Les chacals au désert ont un abri meilleur.

Sur la roche, un feu pâle, obscurci de fumée,
Où cuisait à l’écart je ne sais quel repas.
Pour nourrir ses tisons, l’étrangère affamée
Cherchait quelque bois mort qu’elle ne trouvait pas.

Assis sur le roc nu, — silencieux et morne,
L’homme penchait son front vers ses maigres genoux.
Son œil, qui regardait à l’horizon sans borne,
À peine et froidement se détourna vers nous.

Au vêtement chétif dont leur corps s’enveloppe,
À leur front, noble encor sous tant de pauvreté,
On retrouvait le sceau de la race d’Europe,
Et dans leur dernier geste une ancienne fierté.

Leur nom ? d’où venaient-ils ? quelle fortune amère
En ce désert maudit les égara tous deux ?…
Voyageurs, sûmes-nous, l’Ecosse était leur mère ;
Mais pas un mot de plus ne fut obtenu d’eux.

Énigme dont le poids reste au cœur et l’oppresse !
Quel désir insensé, quel crime ou quel amour
Les avait amenés, de détresse en détresse,
Jusqu’à cet abandon suprême et sans retour ?


Jetés si loin de toi, verte et neigeuse Écosse,
Terre des gazons frais, des bois, des lacs d’azur,
S’étaient-ils arrêtés, pour y creuser leur fosse,
À ce dernier recoin du désert âpre et dur ?…

Le vent soufflait, la nuit tombait du ciel immense,
Et tandis que la mer nous reprenait au bord,
Errante humanité, nous songions en silence
À ce que font de toi les sombres lois du sort !

Nous sondions tes destins cachés sous tant de voiles,
Et devant cette mer, qui déjà nous portait,
Sur les confins d’un monde, en face des étoiles,
Ta misère infinie à nos yeux éclatait.

III.

LA VACHE

Nous avions sur le pont, durant ce long voyage,
Une vache au flanc roux qui, de son pur laitage,
Abreuvait une femme et deux frêles jumeaux,
Bercés dans un hamac par le roulis des eaux.
Du vaste azur des mers partout environnée,
Elle voguait pensive, inquiète, étonnée.
Morne, elle regrettait, sur le plancher mouvant,
La terre qui jamais n’ondule sous le vent,
Les doux coteaux, le mont chargé de verts ombrages,
Et, baignés de ruisseaux, les heureux pâturages.
Après quarante jours de deuil silencieux,
D’une clameur sonore elle frappa les cieux,
Tressaillit, dilata son épaisse narine,
Et respira le vent de toute sa poitrine.
Les matelots soudain gravirent au hunier.
— Que voit-on de là-haut ? cria le timonier.
— Rien, lui répondit-on ; pas de côte entrevue…
— Qu’importe à l’instinct sûr qui devance la vue ?
Ô terre encor lointaine, en son pressentiment,
Elle te saluait de ce mugissement !

IV.

LE PHARE


Parmi les noirs brisans où le flot tourbillonne,
Le phare vers la nue élève sa colonne.
Pilier de blocs massifs qu’unit un dur ciment,
Il surgit solitaire, ainsi qu’un monument.
Des vagues à ses pieds la fureur se déchaîne :
On dirait que la mer assiège de sa haine
Cette tour qui, montrant le péril aux vaisseaux,
La frustre d’un butin convoité par ses eaux.
Le soir vient, l’horizon s’efface dans la brume ;
Sur la tour aussitôt le fanal se rallume ;
Avant même qu’au ciel une étoile ait relui,
Un astre éclaire l’onde, et cet astre, c’est lui !
Foyer de vifs rayons dont la lueur éclate,
Il enflamme les airs d’une teinte écarlate,
Et, sur l’océan noir, son reflet1 projeté
Semble un chemin de feu par-la houle agité.

Averti des écueils dont ce bord se hérisse,
Le navire alors cherche une onde plus propice ;
Il veille à sa manœuvre, et, le long du canal,
Rend grâce en le fuyant au lumineux fanal.
Des nochers en péril ce guide manifeste
À d’autres voyageurs sera pourtant funeste.
Il en est qui par lui sont pris en trahison :
Ceux-là sont les oiseaux bercés à l’horizon,
Ce sont les passagers du vent et de la nue.
La saison froide et triste étant déjà venue,
En colonne, en triangle, ils traversaient les airs,
Cherchant au loin des cieux plus tièdes et plus clairs.
Voilà qu’au bord des flots l’ardent soleil du phare
Brille, et dans leur essor les trouble et les égare.
Eux qui des cieux profonds savent chaque sentier,
Qui firent sans erreur le tour du globe entier,
Pour la première fois, suspendus par le doute,
Se laissent détourner de l’infaillible route ;
Ils veulent de plus près, dans l’ombre de la nuit,
Voir l’étrange soleil dont l’éclat les séduit.

Ainsi que dans un champ, par troupes inquiètes,
Descendent au miroir les jeunes alouettes ;
Comme le papillon, si fragile et si beau,
S’abandonne le soir à l’attrait du flambeau,
Ils viennent par essaims, — ramiers blancs comme neige,
Pluviers, cailles, vanneaux, — ils s’approchent du piége ;
Fascinés, éblouis, ils tournent ; je les vois
Autour du haut fanal voler tous à la fois.
En vain contre le charme ils voudraient se débattre ;
Dans le rayonnement de la clarté rougeâtre,
Ils sont pris de vertige… hélas ! et tour à tour
Se brisent dans leur chute aux pierres de la tour.
Et la mer les saisit de ses promptes écumes,
Et, flocons dispersés, le vent sème leurs plumes,
Et le cri douloureux des blessés convulsifs
Se mêle au sourd fracas des flots dans les récifs.

Oiseaux infortunés ! là-haut, près des nuages,
Vous poursuiviez en paix vos éternels voyages.
Conduits par un instinct si rarement déçu,
Au soleil véritable et d’avance aperçu
Vous alliez confians : palmiers, claires fontaines,
Doux nids, vous appelaient aux régions lointaines.
Vous ne les verrez pas ; séduits par un faux jour,
Vous ne connaîtrez plus ni le ciel ni l’amour !
Hélas ! telle est du sort la cruelle ironie :
On entrevoit de loin quelque sphère bénie ;
Plein des rêves sacrés du sage ou de l’amant,
Vers un but radieux on s’envole ardemment,
Et l’on meurt en chemin, et l’on tombe victime
D’un rayon qui vous ment et vous jette à l’abîme !

V.

CHANSONS DU SOIR

Après un jour d’été, quand la ville s’endort,
Qu’elle étouffe l’écho de ses rumeurs dernières ;
Quand les lampes du soir dans les maisons du port
S’allument, et sur l’eau projettent leurs lumières,

Le long des quais obscurs, il est doux d’écouter,
Dans cet apaisement des heures recueillies,

Les airs que les marins se prennent à chanter
D’une âme enfin rendue à ses mélancolies.

Préludant au sommeil qui va bientôt venir,
Ce chant, dont la tristesse à temps égaux s’exhale,
Pour chaque matelot est comme un souvenir,
Comme une vision de la terre natale.

Marqué de son accent, chaque peuple a le sien :
L’Anglais un rhythme dur, mêlé de quelque ivresse,
L’Espagnol un refrain pieux, l’Italien
Des couplets que l’amour emmielle de tendresse.

Mais, entre ces accords, à mon grêle plus doux,
C’est l’air vague et plaintif, la sourde cantilène
Que les matelots grecs, hôtes fréquens chez nous,
Chantent sur leur navire, assis vers la poulaine.

Sans varier d’un son, d’où viens-tu, chant si vieux,
Héritage flottant qu’un siècle à l’autre envoie ?…
Est-il vrai, matelots, que, parmi vos aïeux,
On le chantait aux jours de la guerre de Troie ?…

VI.

LE FEU D’EPAVES

À LONGFELLOW

La maison du pêcheur qui près du flot s’élève
Entre ses murs étroits nous avait accueillis.
C’était l’heure du soir, l’heure propice au rêve.
La mer, sous une brise, arrivait à la grève
En doux et larges plis.

À travers la croisée ouverte sur la plage,
L’œil distinguait non loin, — silencieux tableau, —
Quelques arbres épars au rougissant feuillage,
L’ancien phare, la tour, et les murs d’un village
Qui s’avance dans l’eau.

C’était aux jours d’octobre, et quoiqu’à la fenêtre
Le vent qui se jouait n’annonçât point l’hiver,
Nous avions au foyer, sans y songer peut-être,
Allumé quelque bois de vieux chêne ou de hêtre,
Épaves de la mer.


Et, l’œil sur ces tisons, nous causions à voix basse
De l’océan voisin, du flux et du reflux,
Des marins en péril que l’ouragan pourchasse,
Du vaisseau démâté qu’on hèle dans l’espace
Et qui ne répond plus.

Poursuivant au hasard le fil des rêveries,
Nous parlions à leur tour des naufrages du sort,
Des croyances en deuil par le siècle meurtries,
Et des amours éteints, — et des âmes flétries,
Dont le doute est la mort.

Devant nous, du passé, dans leur fraîcheur première,
Les pâles souvenirs se dressaient à la fois,
Les blanches visions de grâce printanière…
Et l’occident, là-bas, endormait sa lumière,
Et nous baissions la voix.

Sous les obscurs lambris teints d’une lueur sombre,
La mer nous envoyant son rhythme lent et doux,
Chacun de nous semblait aux yeux de l’autre une ombre ;
Et, toujours plus songeurs, nous repassions le nombre
Des jours vécus par nous.

« Les choses de la vie au néant emportées
Sont mornes à revoir aux pâleurs de la nuit.
Laissons-les, vous disais-je, où Dieu les a jetées.
De la mémoire, à deux, les pages feuilletées
Rendent un triste bruit ! »

Les tisons, à nos pieds, fumaient à peine encore ;
Le jour dans un nuage expirait au couchant.
Alors, ombre du soir que son reflet colore,
Une femme passa, qui, de sa voix sonore,
Chantait un divin chant.

À la marge des eaux, forme entrevue à peine,
Dans le rayon qui meurt elle était belle à voir.
Ce qu’exhalait au vent sa voix pure et sereine,
C’était le chant joyeux de la vie encor pleine
De croyance et d’espoir.

Et dans l’âtre, soudain, des épaves en cendre
Un dernier feu jaillit comme une langue d’or.

Et tous deux, en nous-même heureux de redescendre,
Nous sentîmes aussi que nos cœurs pouvaient rendre
Une étincelle encor !


VII

LE TRAVAIL

Poète errant au bord de cette mer profonde,
Suspends tes pas, et vois,… vois ce que fait son onde :
En brisant sur la grève, elle y prend au hasard
Quelque caillou grossier qui gisait à l’écart,
De silex, de granit quelque rude parcelle,
La détache du sol et l’entraîne après elle,
Et la plonge au milieu des sillons blanchissons.
Puis, sans compter les jours, ni les mois, ni les ans,
Que l’abîme en fureur se soulève ou qu’il dorme,
De cet obscur débris elle épure la forme.
Obstinée à sa tâche ainsi qu’un ciseleur,
Sans cesse elle y revient ; à l’égal d’une fleur,
L’arrondit, l’amincit, d’un émail la colore,
La prend et l’abandonne, et la reprend encore,
Puis rejette à la côte un de ces fins cailloux,
Bleus, polis, doux à l’œil, au toucher non moins doux,
Que les petits enfans conduits sur le rivage
Cherchent avec l’ardeur naïve de leur âge,
Qu’ils trouvent, ô merveille ! et qu’au fond de la main
À leurs amis jaloux ils montreront demain.

Poète, fais ainsi : choisis quelque pensée
Loin des sentiers battus errante ou délaissée.
Qu’un art laborieux, qu’un soin toujours nouveau,
De jour, de nuit, longtemps la roule en ton cerveau.
N’épargne au saint travail que soutient l’espérance
Nul effort, nul souci, — pas même la souffrance.
Rêve une autre couleur, cherche un autre contour…
Tu seras trop payé si l’on te doit un jour
Un de ces vers heureux, marqués d’un peu de gloire,
Dont les hommes charmés décorent leur mémoire.


J. Autran.