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Markheim (trad. La Chesnais)

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Markheim
traduit par E. La Chesnais
La Revue blanche, 1901, janv. - avr., T. 24.

Markheim

— Oui, dit le marchand, nos bonnes aubaines sont de différentes sortes. Tels clients sont ignorants : et alors je touche un dividende, du fait de ma science supérieure. Tels autres sont malhonnêtes… (et il leva la chandelle afin que la lumière tombât d’aplomb sur le visiteur)… et, dans ce cas, ma vertu fait mon bénéfice.

Markheim venait directement de la rue éclairée par la lumière du jour et son œil n’était pas encore familier au mélange de clarté et d’ombre de la boutique. À ces mots directs et devant la flamme si proche, il cligna péniblement de l’œil et regarda de côté.

Le marchand ricana.

— Vous venez chez moi le jour de Noël, résuma-t-il, quand vous savez que je suis seul dans ma maison, que j’ai accroché les volets et que je me fais un devoir de refuser les affaires. Bon, vous paierez pour cela, vous paierez pour ma perte de temps (je devrais être en train de faire la balance de mes livres), vous paierez, de plus, pour une manière de faire que je remarque fortement en vous aujourd’hui. Je suis la discrétion même et ne fais pas de questions gênantes, mais quand un client ne peut me regarder en face, il a à payer pour cela.

Le marchand ricana de nouveau, puis, reprenant sa voix commerciale, où perçait encore une pointe d’ironie :

— Vous pouvez faire comme d’habitude un récit net de la manière dont vous êtes devenu possesseur de l’objet, continua-t-il. Toujours la collection de votre oncle ? Un remarquable collectionneur, monsieur.

Et le petit marchand pâle, aux épaules voûtées, se haussait sur la pointe des pieds, regardant par-dessus ses lunettes d’or, et branlant la tête avec toutes les marques de l’incrédulité. Markheim lui rendit son regard avec une pitié infinie et un sentiment de répulsion.

— Cette fois, dit-il, vous faites erreur. Je ne viens pas pour vendre, mais pour acheter. Nulle « curiosité » dont je puisse disposer : le cabinet de mon oncle est nu jusqu’aux lambris ; et fût-il intact encore, comme j’ai fait de bonnes affaires à la Bourse, je serais plutôt disposé à y ajouter ; mais mon but aujourd’hui est la simplicité même… Je suis en quête d’un cadeau de Noël que je destine à une dame, continua-t-il, devenant plus prolixe en retrouvant le discours qu’il avait préparé ; et je vous dois certainement toutes sortes d’excuses pour vous déranger à propos d’une si mince affaire. Mais j’ai été négligent hier ; il faut que je fasse mon petit compliment à dîner ; et comme vous savez, un riche mariage vaut qu’on s’en préoccupe.

Une pause suivit : le marchand semblait peser ce récit avec incrédulité. Le tic-tac de plusieurs pendules, parmi le curieux fouillis de la boutique, et le bruit étouffé des voitures roulant dans les rues voisines remplirent le silence.

— Très bien, monsieur, admettons, dit le marchand. Vous êtes une vieille pratique, après tout, et si, comme vous le dites, vous avez chance de conclure un beau mariage, je suis loin de vouloir y mettre obstacle… Voici quelque chose de gentil pour une dame, continua-t-il : cette glace à main, quinzième siècle garanti, vient aussi d’une bonne collection, mais dont je tais le nom, dans l’intérêt de mon client, qui est comme vous-même, cher monsieur, le neveu et l’unique héritier d’un collectionneur insigne.

Tandis que le marchand, tout en parlant de sa voix sèche et mordante, se baissait pour prendre l’objet, un choc ébranla Markheim, bond soudain de mainte tumultueuse passion à son visage. Impression qui disparut aussi vite que venue, sans laisser de trace, qu’un tremblement de la main qui maintenant prenait le miroir.

— Un miroir ? dit-il à voix rauque… Il s’arrêta et répéta plus clairement : Un miroir ? pour Noël ? Certes non.

— Et pourquoi pas ? demanda le marchand. Pourquoi pas un miroir ?

Markheim le regardait avec une expression ambiguë.

— Vous me demandez pourquoi ? dit-il. Pourquoi ? Regardez ici… regardez dedans… regardez-vous ! Aimez-vous voir ça ? Non ? Moi non plus… ni personne.

Le petit homme avait sauté en arrière au moment où Markheim l’avait si brusquement mis en face du miroir… Voyant que rien de pire ne menaçait, il ricana.

— Votre future lady doit être assez mal partagée, dit-il.

— Je vous demande un cadeau de Noël, dit Markheim, et vous me donnez ceci… ce memento damné des ans, des péchés et des folies… cette conscience-à-main ! Y songez-vous ? Avez-vous une pensée dans l’esprit ? dites-moi. Instamment, je vous convie à me le dire. Voyons, dites-moi quelque chose de vous… Je hasarde une conjecture : c’est que vous êtes, en secret, un homme très charitable…

Le marchand regarda son compagnon avec attention. C’était très curieux : Markheim ne paraissait pas rire ; il y avait sur son visage quelque chose comme une vive étincelle d’espérance, mais nulle gaîté.

— Où voulez-vous en venir ? demanda le marchand.

— Pas charitable ? répliqua l’autre, tristement. Pas charitable, ni pieux, ni scrupuleux, n’aimant pas, pas aimé, une main pour gagner de l’or, un coffre pour le serrer. Est-ce tout ? Grand Dieu, l’homme, est-ce là tout ?

— Je vais vous dire ce que c’est, commença le marchand, avec quelque dureté. (Puis il se mit de nouveau à ricaner.) Je vois que c’est pour vous un mariage d’amour et que vous avez bu à la santé de votre dame.

— Ah ! cria Markheim. Ah ! avez-vous été amoureux ? Racontez-moi cela.

— Moi ! s’écria le marchand. Moi, amoureux ! Je n’ai jamais eu de temps, et n’ai pas de temps aujourd’hui, pour ces billevesées. Prenez-vous le miroir ?

— Qu’est-ce qui presse ? répliqua Markheim. C’est très agréable de rester ici à bavarder : la vie est si courte et si incertaine que je ne veux laisser échapper, par hâte, aucun plaisir… même aussi tranquille que celui-ci. Nous devrions plutôt nous cramponner, nous cramponner au plus futile prétexte de plaisir, comme se cramponne un homme au bord d’un précipice. Chaque seconde est un précipice, pensez-y… un précipice haut d’un mille… assez haut, si nous tombons, pour que nous soyons jetés hors de toute trace d’humanité. Donc le mieux est de causer agréablement. Parlons l’un de l’autre ; pourquoi porter ce masque ? Soyons confiants ; qui sait ? nous pourrions devenir amis…

— J’ai une seule chose à vous dire, répliqua le marchand. Faites votre achat, ou sortez de ma boutique.

— C’est vrai, c’est vrai, dit Markheim : assez de bêtises. Aux affaires, aux affaires ! Montrez-moi autre chose.

Le marchand se baissa de nouveau, pour replacer le miroir sur le rayon, et ses rares cheveux blonds lui tombèrent sur les yeux. Markheim se rapprocha un peu, une main dans la poche de son pardessus, s’inclina ; puis il se redressa, et respira à pleins poumons ; en même temps, bien des sentiments divers se peignirent sur sa figure… terreur, horreur et réso lution ; de la fascination et une répulsion physique ; et sa lèvre supérieure relevée en un pli farouche laissait voir les dents.

— Ceci conviendra peut-être, dit le marchand, et, comme il commençait à se relever, Markheim bondit par derrière sur sa victime. Le long poignard en forme de broche brilla et plongea. Le marchand s’agita comme une poule, heurta du front le rayon, s’affaissa sur le plancher.

Le temps avait environ une vingtaine de petites voix dans cette boutique : quelques-unes, graves et lentes, comme il convenait à leur grand âge ; d’autres, loquaces et rapides. Toutes marquaient les secondes en un chœur de tic-tacs entremêlés. Puis le passage d’un pas de jeune garçon courant lourdement sur le pavé se fit entendre plus haut que les plus petites voix et rendit à Markheim la conscience de ce qui l’entourait. Il regarda autour de lui avec crainte. La bougie était sur le comptoir, sa flamme solennellement agitée par un courant d’air ; du fait de ce mouvement imperceptible, la pièce était remplie d’une silencieuse agitation, ondulait comme une mer ; les grandes ombres s’infléchissaient, les masses d’obscurité enflaient et diminuaient, semblaient respirer ; les figures des portraits et les dieux de porcelaine variaient et vacillaient comme des images dans l’eau. La porte intérieure était entr’ouverte et laissait pénétrer dans ce combat d’ombres un long rai de lumière naturelle, tel un index tendu.

Les yeux de Markheim revinrent au corps de sa victime : il était à la fois recroquevillé et aplati, incroyablement petit et étrangement moindre que lorsqu’il vivait. Dans ses pauvres vêtements d’avare, avec sa tête disloquée, le marchand gisait comme un tas de poussière. Markheim avait eu peur de le voir, et, voilà ! ce n’était rien… Cependant, — comme il le regardait, — ce paquet de vieux habits et cette mare de sang commencèrent à avoir des accents éloquents. Là, ce paquet devait rester, personne pour en mouvoir les charnières ni pour provoquer le miracle du mouvement… Là, il faudra bien qu’il reste jusqu’à ce qu’on le trouve. Le trouve… Oui, et alors ? Alors cette chair morte élèvera un cri qui résonnera à travers toute l’Angleterre, et remplira le monde des échos de la poursuite. Oui, mort ou non, c’était encore l’ennemi :

« Ce fut un temps où les cerveaux fermentèrent, »

pensa-t-il, et ce mot « temps » frappa son esprit. Le temps, à présent que l’acte était accompli… le temps qui n’existait plus pour la victime, était devenu pressant et capital pour l’assassin.

Cette pensée était encore agissante en lui lorsque, — d’abord l’une, puis les autres, et avec toutes leurs variétés de mesure et de timbre… celle-ci profonde comme la cloche d’une tour cathédrale, celle-là tintant de ses notes aiguës le prélude de quelque valse — les cloches se mirent à sonner trois heures de l’après-midi.

Le soudain déchaînement de tant de langues dans cette salle muette le stupéfia. Il commença à se mouvoir, allant de ci de là avec la bougie, assiégé par les ombres mouvantes et frissonnant jusqu’à l’âme devant le hasard des reflets. Dans maint riche miroir d’origine locale ou qui venait d’Amsterdam ou de Venise, il voyait sa figure répétée et répétée, comme une armée d’espions ; ses propres yeux le rencontraient et le dénonçaient, et le son de ses propres pas, si léger qu’il fût, troublait le calme environnant. Et de plus, cependant qu’il remplissait ses poches, son esprit l’accusait avec une repétition énervante des mille fautes de son plan. Il aurait dû choisir une heure plus tranquille ; il aurait dû préparer un alibi ; il n’aurait pas dû se servir d’un couteau ; il aurait dû prendre plus de précautions et simplement lier et bâillonner le marchand et non pas le tuer ; il aurait dû être plus hardi et tuer aussi la servante ; il aurait dû faire tout autrement : regrets poignants, fatigant et incessant travail du cerveau, pour changer l’irrévocable, réédifier un passé à jamais aboli. En même temps et derrière cette activité, de stupides terreurs, comme une fuite soudaine de rats dans un grenier désert, remplissaient de tumulte les caves les plus reculées de son cerveau : la main du policier lui tombait lourdement sur l’épaule, et ses nerfs se tordaient comme un poisson pris à l’hameçon ; il voyait défiler au galop le tribunal, la prison, le gibet, et le cercueil noir.

La terreur des gens qui passaient dans la rue s’installait devant son esprit comme une armée assiégeante. Il était impossible, pensait-il, que quelque bruit de la lutte n’eût pas atteint leurs oreilles et éveillé leur curiosité ; et maintenant, dans toutes les maisons voisines, il les devinait assis, immobiles, et les oreilles dressées… gens solitaires, condamnés, en ce jour de Noël, à se réfugier parmi les souvenirs, et brusquement troublés dans cette station sentimentale ; d’heureuses réunions de famille frappées de silence autour de la table, la mère avec encore le doigt levé : tous, oui, tous, à leurs propres foyers, écoutant, et tissant la corde qui le pendrait. Parfois il lui semblait qu’il ne pouvait remuer trop doucement ; le tintement des grandes coupes de Bohême lui semblait résonner comme une cloche, et, alarmé par l’outrance des tic-tacs, il fut tenté d’arrêter les pendules. Puis, par une transition brusque de ses terreurs, le silence même de l’endroit lui apparut fécond en dangers : ce silence insolite devait saisir et glacer le passant. Il marchait alors d’un pas plus hardi et s’affairait bruyamment parmi le fouillis de la boutique, et il imitait, en une bravade laborieuse, les allées et venues d’un homme occupé et à l’aise dans sa maison.

Mais il était à présent tellement tiraillé par des craintes diverses que, pendant qu’une partie de son cerveau était encore alerte et lucide, une autre hésitait aux confins de la folie. Une hallucination, entre plusieurs, s’empara fortement de sa crédulité. Le voisin écoutant, la figure pâle, derrière sa fenêtre, le passant arrêté sur la chaussée avec un horrible soupçon… ceux-là, au pis, ne pouvaient que conjecturer, ils ne pouvaient pas savoir ; à travers les murs de briques et les fenêtres closes les sons seuls pouvaient passer. Mais ici, dans la maison, était-il seul ? Il savait qu’il était seul : il avait guetté la bonne ; elle était partie pour retrouver son amoureux, modestement endimanchée, « en congé pour la journée » écrit sur tous ses rubans et son sourire. Oui, il était seul, naturellement, et cependant au-dessus de lui, dans la grande maison vide, il entendait le bruit d’un pas léger… Il était certainement conscient, inexplicablement conscient de quelque présence. Oui, sûrement, dans chaque pièce et chaque coin de la maison son imagination la suivait ; tantôt c’était une chose sans visage ayant cependant des yeux pour voir, tantôt c’était une ombre de lui-même, ou encore l’image du marchand mort ranimé par la ruse et la haine.

Quelquefois, avec un effort violent, il jetait un coup d’œil à la porte ouverte qui semblait toujours repousser son regard. La maison était grande, la lucarne petite et sale, le jour assombri par le brouillard ; et la lumière qui filtrait jusqu’au rez-de-chaussée était extrêmement faible et s’étalait vaguement sur le seuil de la boutique. Et pourtant dans cette bande de lueur douteuse une ombre falote ne se balançait-elle pas ?

Soudain, au dehors, dans la rue, un monsieur jovial se mit à battre avec une canne la porte de la boutique, accompagnant ses coups de cris et de plaisanteries dans lesquelles le marchand était continuellement appelé par son nom. Markheim, changé en glaçon, regarda le mort. Mais non ! il restait tout à fait tranquille ; il avait fui loin, hors de portée du bruit de ces cris et de ces coups ; il avait sombré au fond de mers du silence ; et son nom, qui aurait autrefois attiré son attention par-dessus le rugissement d’une tempête, était devenu un son vide de sens. Bientôt le monsieur jovial cessa de tambouriner et partit.

C’était pour lui un avertissement direct d’avoir à hâter ce qu’il lui restait à faire, de quitter ce voisinage accusateur, de se plonger dans un bain de foule londonnienne, et de gagner, à la fin de la journée, ce havre de repos et d’innocence apparente… son lit. Un visiteur était venu ; un autre pouvait suivre et être plus obstiné. Avoir commis l’action et cependant n’en pas avoir le profit serait un trop horrible échec. L’argent était alors le but de Markheim, et le moyen de l’obtenir, les clefs.

Avec une contraction de l’estomac, il s’approcha du corps de sa victime. En elle le caractère humain n’existait plus. Comme un mannequin à demi plein de son, les membres étaient épars, le tronc plié, et cependant la chose lui répugnait. Sans doute c’était fort terne et bien peu inquiétant à l’œil, mais il craignait que ce fût moins bénin au toucher. Il prit le cadavre par les épaules et le mit sur le dos. Ce corps était étrangement léger et souple, et les membres, comme s’ils avaient été brisés, prirent les positions les plus anormales. Le visage, dénué de toute expression, était pâle comme cire et vilainement souillé de sang près d’une tempe. Ce fut pour Markheim la circonstance pénible. Cela le reporta, en un instant, à certain jour de foire dans un village de pêcheurs, — jour gris, vent aigre, la foule dans la rue, la sonnerie des cuivres, le grondement des tambours, la voix nasillarde d’un chanteur ambulant — et à ce gamin qui, allant et venant, plongé dans la foule jusque par dessus la tête, vit enfin la baraque où se perpétuaient en barbares coloriages Brownrigg et son apprenti, les Mannings avec leur hôte assassiné, Weare dans l’étreinte mortelle de Thurtell, et une vingtaine d’autres crimes célèbres. La chose était claire comme une illusion ; il était de nouveau ce petit garçon ; il regardait encore, et avec le même sentiment de révolte physique, ces viles peintures ; il était encore assourdi par le bruit des tambours. Une mesure de la musique de ce jour-là lui revint à la mémoire ; et à cela, pour la première fois il eut un serre ment de cœur, une nausée et, dans les articulations, une subite faiblesse qu’il lui fallut combattre aussitôt et vaincre.

Il lui sembla prudent de faire face à ses réflexions plutôt que de les fuir ; il regarda d’autant plus hardiment le visage du mort, forçant son esprit à concevoir le caractère et l’énormité de son crime. Il y avait si peu de temps encore, ce visage était animé de tant de sentiments divers, cette bouche parlait, ce corps bouillait d’énergies dirigées ; et maintenant, et par son acte, cette vie avait été arrêtée : tel un horloger, d’un doigt interposé, arrête le balancier d’une horloge. En vain il raisonnait ainsi, sa conscience restait indemne de remords : le même cœur qui avait frémi devant les images peintes du crime, en soutenait sans émotion la réalité. Il eut simplement une lueur de pitié pour celui qui doué, et vainement, de toutes les facultés qui peuvent rendre le monde un séjour enchanteur, pour celui qui n’avait jamais vécu et qui maintenant était mort. Mais de repentir, non, pas l’ombre.

Sur ce, secouant ses réflexions, il trouva les clefs et s’avança vers la porte qui donnait sur l’escalier. Il avait commencé à pleuvoir dru, et le bruit de l’averse sur les toits avait banni le silence. Comme telles cavernes dont les parois ruissellent, les pièces de la maison étaient hantées par un écho incessant, qui remplissait l’oreille et se mêlait au tic-tac des pendules. Et comme Markheim approchait de la porte, il lui sembla entendre, en réponse à son propre pas prudent, le bruit d’un autre pas se retirant sur l’escalier. L’ombre palpitait sur le seuil. Il concentra dans ses muscles une effrayante puissance de résolution et poussa la porte.

Le jour pâle et brumeux tombait faiblement sur le plancher et sur les marches nues, sur la brillante armure dressée là, hallebarde en main, sur les sombres bois sculptés, sur les peintures encadrées accrochées aux panneaux jaunes des boiseries. Si fort était le bruit de la pluie dans toute la maison, qu’aux oreilles de Markheim il commença à se diversifier en maints bruits disparates. Des pas et des soupirs, le piétinement d’un régiment en marche dans la distance, le cliquetis des monnaies sur le comptoir, le craquement de portes furtivement ouvertes, semblaient se mêler avec le gargouillement de l’eau dans les gouttières. Le sentiment qu’il n’était pas seul s’imposa à lui jusqu’aux limites de la folie. De tous côtés, il était hanté et assiégé par des présences. Il les entendait remuer dans les pièces supérieures ; dans la boutique il entendait le mort se mettre sur pied ; et, comme il commençait avec un grand effort à monter les marches, des pas le précédaient doucement et le suivaient furtifs. « Si j’étais sourd, au moins, pensa-t-il, combien tranquillement je possèderais mon âme ! » Puis encore, écoutant avec une attention toujours nouvelle, il se félicita de ce sens infatigable qui tenait les avant-postes et était une sentinelle vigilante sur sa vie. Sa tête tournait continuellement sur son cou ; ses yeux semblaient sortis de leurs orbites : ils scrutaient de tous les côtés et de tous les côtés apercevaient, comme demi-récompense, la queue de choses sans nom qui disparaissaient. Les vingt-quatre marches de l’étage furent vingt-quatre agonies.

Sur le premier palier les portes étaient entr’ouvertes… Il lui sembla que ses nerfs s’ébranlaient comme à des détonations d’artillerie. Il ne pourrait plus jamais, sentait-il, être suffisamment emmuré, fortifié contre les yeux scrutateurs des hommes. Il lui tardait d’être chez lui, environné de murs, enseveli sous ses couvertures et invisible à tous, sauf à Dieu. Et, à cette pensée, il s’étonna un instant, se rappelant des histoires d’autres meurtriers et la crainte qu’ils avaient, disait-on, de célestes vengeurs. Du moins n’en était-il pas ainsi pour lui. Il craignait les lois de la nature, il craignait que, selon leur manière implacable et constante, elles n’enregistrassent quelque témoignage accablant de son crime. Il craignait dix fois plus, avec une terreur servile et superstitieuse, quelque interruption dans la continuité de l’expérience humaine, quelque illégalité volontaire de la nature ! Il jouait un jeu d’adresse, qui dépendait de règles, et il calculait les conséquences d’après la cause ; mais quoi ! si la nature, comme le tyran battu renversant l’échiquier, brisait l’ordre de leur succession ? Même chose était arrivée Napoléon (disent les historiens) quand l’hiver déçut ses prévisions stratégiques. La même chose pouvait arriver à Markheim : les murs solides pouvaient devenir transparents et dévoiler ses faits et gestes comme ceux d’abeilles dans une ruche de verre ; le solide plancher pouvait céder sous son pied comme un sable mouvant et le retenir dans son étreinte ; oui, et il y avait aussi des accidents plus plausibles qui pouvaient causer sa perte : si, par exemple, la maison s’effondrait et l’emprisonnait à côté de sa victime ; ou si la maison voisine prenait feu et que les pompiers l’envahissent de tous côtés. Il craignait ces choses et, en un sens, cela pouvait être le doigt de Dieu levé contre le crime. Mais avec Dieu lui-même il était à l’aise. Son action était sans nul doute exceptionnelle, mais ses excuses aussi, et Dieu le savait ; c’était là, et non parmi les hommes, qu’il se sentait sûr de la justice.

Quand il fut arrivé sauf dans le salon, et eut fermé la porte derrière lui, il eut conscience d’un répit dans ses alarmes. La pièce était sans tapis, et jonchée de caisses d’emballage et d’un mobilier hétéroclite ; plusieurs grands trumeaux dans lesquels il se voyait sous divers angles, comme un acteur en scène ; maints tableaux encadrés ou sans cadre, posés face au mur ; un beau buffet de Sheraton, un secrétaire en marqueterie, et un grand vieux lit avec des rideaux de tapisserie. Les fenêtres partaient du plancher, mais, par une extrême bonne fortune, la partie inférieure des volets était fermée et cela le mettait à l’abri des voisins. Alors, Markheim tira une caisse devant le secrétaire et commença à chercher parmi les clefs. Ce fut un long travail, car il y en avait beaucoup ; c’était assommant, d’ailleurs, car, après tout, il pouvait ne rien y avoir dans le secrétaire, et le temps volait. Mais cette occupation le calma. Du coin de l’œil il voyait la porte ; même, de temps en temps, il la regardait en face, comme un commandant assiégé se plaît à vérifier le bon état de ses défenses. Mais, en vérité, il était en paix. Le bruit de la pluie tombant dans la rue lui paraissait naturel et agréable. Bientôt, de l’autre côté, les notes d’un piano s’éveillèrent à la musique d’un hymne, et les voix de nombreux enfants entonnèrent l’air et les paroles.

Combien majestueuse, combien réconfortante était cette mélodie ! Combien fraîches les voix nouvelles ! Markheim y prêta l’oreille en souriant, tout en triant les clefs ; dans son esprit se pressaient en foule des idées et des images concordantes : enfants allant à l’église et le grondement du grand orgue ; enfants aux champs ; baigneurs dans la rivière ; promeneurs sur la lande couverte de ronces ; cerfs-volants s’élevant sur la brise dans le ciel nuageux ; puis, à une autre cadence de l’hymne, de nouveau l’église, puis la somnolence des dimanches d’été, et la voix aiguë et maniérée du pasteur (au souvenir duquel il sourit un peu), et les tombes peintes des Jacobites, et, dans le sanctuaire, le titre obscur des dix commandements.

Et comme il était assis, à la fois occupé et distrait, il sauta sur ses pieds. Une sueur glacée, une bouffée de chaleur… son sang ne fit qu’un tour. Markheim resta debout, frémissant. Un pas montait l’escalier lentement et régulièrement ; bientôt une main se posa sur le bouton, le loquet cliqueta et la porte s’ouvrit.

La terreur étreignait Markheim comme un étau. Il ne savait qui attendre, du mort marchant ou des ministres officiels de la justice humaine ou de quelque témoin de hasard entrant à l’improviste pour l’envoyer à la potence. Mais quand un homme passa son visage dans l’entrebâillement de la porte, jeta un coup d’œil circulaire dans la pièce, le regarda, fit un signe, eut un amical sourire de reconnaissance, puis se retira fermant la porte derrière lui, il ne put contenir sa terreur et jeta un cri rauque. À ce bruit le visiteur revint.

— Vous m’avez appelé ? demanda-t-il d’un air aimable en entrant dans la pièce et en fermant la porte derrière lui.

Markheim debout le regardait de tous ses yeux. Peut-être sa vue était-elle trouble, mais la silhouette du nouveau venu semblait changer et trembloter comme celle des idoles à la lumière vacillante de la bougie dans la boutique ; par moments il lui semblait le connaître ; par moments il croyait discerner sa propre ressemblance ; et toujours, comme un fardeau de vivante terreur, il avait au fond du cœur la conviction que cette chose n’était ni de la terre ni de Dieu.

Et cependant le visiteur avait un air étrange de banalité en regardant Markheim avec un sourire ; et quand il ajouta : « Vous cherchez l’argent, je crois ? » ce fut dit d’un ton de politesse courante.

Markheim ne répondit rien.

— Je dois vous avertir, reprit l’autre, que la bonne a quitté son amoureux plus tôt qu’à l’ordinaire et qu’elle sera bientôt ici. Si on trouve M. Markheim dans cette maison, je n’ai pas besoin de lui dire quelles seront les conséquences.

— Vous me connaissez ? s’écria l’assassin.

Le visiteur sourit.

— Vous êtes un de mes favoris, dit-il, je vous observe depuis longtemps, et souvent j’ai cherché à vous aider.

— Qui êtes vous ? le diable ? cria Markheim.

— Qui que je sois, cela n’a rien à voir avec le service que je veux vous rendre, répliqua l’autre.

— Si, cria Markheim, beaucoup ! Être aidé par vous ! Non jamais ; pas par vous ! Vous ne me connaissez pas encore ; grâce à Dieu, vous ne me connaissez pas !

— Je vous connais, répliqua le visiteur avec une sorte de sévérité ou plutôt de fermeté bienveillante. Je vous connais jusqu’à l’âme.

— Me connaître ! s’écria Markheim. Qui le peut ? Ma vie n’a été qu’un travestissement et une calomnie de moi-même. J’ai vécu pour mentir à ma nature. Tous les hommes font ainsi, tous les hommes valent mieux que ce déguisement qui grandit avec eux et les étouffe. Si vous pouviez voir leurs visages, ils seraient absolument différents : ils resplendiraient comme des héros ou des saints ! Je suis pire que la plupart ; mon moi est plus caché ; mon excuse est connue de moi et de Dieu. Mais, si j’avais le temps, je pourrais me révéler.

— À moi ? demanda le visiteur.

— À vous avant tous, répondit le meurtrier. Je supposais que vous étiez intelligent. Je pensais… puisque vous existez… que vous étiez un lecteur du cœur humain. Et cependant vous voulez me juger d’après mes actes ! Pensez-y : mes actes ! Je naquis et je vécus dans un monde de géants ; des géants m’ont entraîné par les poignets dès que je sortis du sein de ma mère… les géants des circonstances. Et vous voulez me juger d’après mes actes ! Mais ne pouvez-vous voir dedans ? Ne comprenez-vous pas que le mal m’est odieux ? Ne pouvez-vous voir en moi ma conscience écrite, jamais défigurée par des sophismes volontaires, quoique trop souvent négligée ? Ne pouvez-vous voir en moi une chose qui doit être commune à l’humanité… le pécheur malgré lui.

— Tout ceci est exprimé avec beaucoup de sentiment, mais cela ne me regarde pas, fut la réponse. Ces explications dépassent ma compétence, et je ne me soucie guère de savoir par quelle contrainte vous avez été entraîné, du moment que vous n’avez pas suivi le bon chemin. Mais le temps fuit ; la bonne s’attarde à regarder les têtes des passants et les affiches sur les murs ; mais tout de même elle approche ; et, souvenez-vous, c’est exactement comme si la potence elle-même s’avançait à grandes enjambées vers vous à travers les rues de Noël : vous aiderai-je, moi qui sais tout ? Vous dirai-je où trouver de l’argent ?

— Pour quel prix ? demanda Markheim.

— Je vous offre ce service comme cadeau de Noël, repliqua l’autre.

Markheim ne put s’empêcher de sourire avec une espèce d’amer triomphe.

— Non, dit-il, je n’accepterai rien de vous ; si je mourais de soif et si vos mains approchaient la cruche de mes lèvres, j’aurais le courage de refuser. C’est peut-être de la superstition…

— Je ne m’oppose pas à un repentir in extremis, remarqua le visiteur.

— Parce que vous ne croyez pas à son efficacité ! s’écria Markheim.

— Je ne dis pas cela, répliqua l’autre ; mais je regarde ces choses à un autre point de vue, et, quand la vie se termine, mon intérêt tombe. L’homme a vécu pour me servir, pour porter malheur sous prétexte de religion, ou pour semer de l’ivraie dans le champ de froment, comme vous faites toujours en cédant complaisamment à vos désirs. Or, quand il approche de sa délivrance, il ne peut plus me rendre qu’un seul service… se repentir, mourir en souriant et ainsi fortifier de confiance et d’espoir les plus timorés de mes serviteurs survivants ; je ne suis pas un maître si dur. Essayez-moi. Acceptez mon aide. Satisfaites-vous dans la vie, comme vous l’avez fait jusqu’ici. Satisfaites-vous plus complètement. Étalez les coudes sur la table ; et, quand la nuit commencera à tomber et qu’on tirera les rideaux, je vous le dis pour votre très grand réconfort, il vous sera facile de trouver un accommodement avec votre conscience et de faire avec Dieu une paix abjecte. J’arrive justement d’un tel lit de mort, et la chambre était pleine de pleureurs sincères, écoutant les dernières paroles du moribond, et quand je regardai dans cette face qui s’était dressée comme un silex contre toute miséricorde, j’y vis le sourire de l’espoir.

— Supposez-vous donc que je sois un individu de cette espèce ? demanda Markheim. Pensez-vous que je n’aie de plus nobles désirs que pécher, pécher, pécher, pour, à la fin, me glisser furtivement dans le ciel ? Mon cœur se soulève à cette idée. Est-ce donc là votre expérience de l’humanité ? Ou bien est-ce parce que vous me trouvez les mains rouges que vous présumez une telle bassesse ? Et ce meurtre est-il donc si impie qu’il tarisse les sources mêmes du bien ?

— Le meurtre n’est pas pour moi une catégorie spéciale, répliqua l’autre. Tout péché est un meurtre, comme toute vie est une guerre. Je considère votre race comme des matelots affamés sur un radeau, arrachant des croûtes des mains de la famine et chacun se nourrissant de la vie des autres. Je suis les crimes au-delà du moment où ils sont commis ; dans tout cela je trouve que la dernière consé quence est la mort ; et à mes yeux la jolie fille qui contrarie sa mère à propos d’un bal avec des manières enjôleuses ruisselle non moins visiblement de sang humain qu’un assassin comme vous. Ai-je dit que je suis la trace des fautes ? Je suis aussi la trace des vertus : elles ne diffèrent pas de l’épaisseur d’un ongle ; les unes et les autres sont des faux pour l’ange moissonneur de la mort. Le mal, pour lequel je vis, consiste non pas dans l’action, mais dans l’essence. L’homme mauvais m’est cher ; non pas la mauvaise action, dont les fruits, si nous pouvions les suivre assez loin dans la cascade tournoyante des âges, pourraient peut-être se trouver meilleurs que ceux des plus rares vertus. Ce n’est pas parce que vous avez tué un marchand que j’offre de faciliter votre évasion, c’est parce que vous êtes Markheim.

— Je vais vous ouvrir mon cœur, dit Markheim. Le crime que vous me voyez commettre est mon dernier. Dans mon chemin pour y arriver, j’ai appris bien des choses ; en lui-même il est une leçon, une leçon importante. Jusqu’ici j’ai été entraîné avec révolte à ce que je ne voulais pas, j’étais l’esclave enchaîné de la pauvreté, malmené et battu. Il y a des vertus robustes qui peuvent résister à ces tentations ; la mienne n’est pas de celles-là ; j’avais soif de plaisirs ; mais aujourd’hui et par cette action, j’arrache à la fois un avertissement et des richesses… à la fois la puissance et une nouvelle résolution d’être moi-même. Je deviens en toute chose un acteur libre dans le monde ; je commence à me voir tout changé, les mains agents du bien, le cœur en paix. Quelque chose revient vers moi, hors du passé, quelque chose de ce que j’ai rêvé les soirs dominicaux, au son de l’orgue, quelque chose de ce que je prévoyais quand je versais des larmes sur de nobles livres, ou que je causais, enfant innocent, avec ma mère. Voilà ma vie. J’ai erré quelques années, mais à présent je vois, une fois de plus, la cité de ma destinée.

— Vous allez employer cet argent à la Bourse ? je pense, remarqua le visiteur, et vous y avez déjà perdu quelques milliers de livres.

— Ah ! dit Markheim, mais cette fois j’ai une affaire sûre.

— Cette fois encore vous perdrez, répliqua tranquillement le visiteur.

— Ah mais ! j’en mets la moitié de côté ! s’écria Markheim.

— Cela aussi vous le perdrez, dit l’autre.

— Eh bien, alors, dit-il, qu’importe ? Supposons que tout soit perdu et que je sois de nouveau réduit à la pauvreté, — une partie de moi-même, et la pire, devra-t-elle jusqu’à la fin régenter la meilleure ? Le mal et le bien sont forts en moi, me halant dans les deux sens. Je n’aime pas une chose, j’aime tout. Je puis concevoir de grandes actions, des renoncements, des martyres ; et quoique je me sois abaissé à commettre un meurtre, la pitié n’est pas étrangère à mes pensées. J’ai pitié des pauvres : qui, mieux que moi, connaît leurs épreuves ? j’ai pitié d’eux et je les aide ; j’apprécie l’amour, j’aime une gaîté de bon aloi ; il n’y a pas sur terre une chose bonne ou vraie que je n’aime de tout mon cœur. Est-ce que mes vices seuls dirigeront ma vie, et mes vertus seront-elles sans effet comme un poids mort sur la conscience ? Non pas : le bien aussi est une source d’action.

Mais le visiteur leva le doigt.

— Depuis trente-six ans que vous êtes au monde, dit-il, à travers bien des changements de fortune et des diversités d’humeur, j’ai surveillé votre chute constante. Il y a quinze ans, vous auriez reculé devant un vol. Il y a trois ans vous auriez pâli au mot de meurtre. Y a-t-il quelque crime, quelque cruauté, quelque bassesse devant lesquels vous reculiez encore… d’ici à cinq ans je vous prendrai sur le fait ! Plus bas, toujours plus bas, ainsi va votre chemin ; rien autre chose que la mort ne pourra vous arrêter.

— C’est vrai, dit Markheim d’une voix étranglée. Je me suis en quelque sorte plié au mal. Mais il en est ainsi de tout ; les saints eux-mêmes, dans le simple exercice de la vie, deviennent moins scrupuleux et se mettent au pas de leur entourage.

— Je vais vous poser une seule question, dit l’autre ; et, d’après votre réponse, je vous dirai votre horoscope moral. Vous vous êtes relâché en bien des choses ; il est possible que vous ayez eu raison d’agir ainsi ; et, après tout, il en est de même de tous les hommes. Mais, ceci accordé, y a-t-il un détail quelconque, si insignifiant soit-il, pour lequel vous ayez plus strictement veillé sur votre conduite, ou lâchez-vous les rênes, toujours, en toutes choses ?

— Quelque détail ? répéta Markheim avec une réflexion anxieuse. Non, ajouta-t-il désespéré, aucun !

— Alors, dit le visiteur, contentez-vous de ce que vous êtes, car vous ne changerez jamais, et les paroles de votre rôle sur cette scène sont inscrites irrévocablement. Markheim resta longtemps silencieux. Ce fut le visiteur qui le premier rompit le silence.

— Cela étant, dit-il, vous montrerai-je l’argent ?

— Et la grâce ? s’écria Markheim.

— N’avez-vous pas essayé ? répliqua l’autre. Ne vous ai-je pas vu, il y a deux ou trois ans, dans des réunions édifiantes, et votre voix ne dominait-elle pas les autres quand on chantait les hymnes ?

— C’est vrai, dit Markheim, et je vois clairement ce qu’il me reste à faire. Je vous remercie de toute mon âme pour ces leçons ; mes yeux se sont ouverts et je me vois enfin tel que je suis.

À ce moment un coup de sonnette aigu retentit à travers la maison ; le visiteur changea immédiatement de manières, comme s’il avait attendu un signal convenu.

— La bonne ! s’écria-t-il. Elle est revenue, comme je vous en avais averti, et vous voici de nouveau dans un moment difficile. Son maître, lui direz-vous, est malade ; vous la ferez entrer avec un air assuré, mais un peu sérieux… pas de sourires, pas d’exagération, et je vous garantis le succès ! Une fois la fille entrée et la porte fermée, la même dextérité qui vous a déjà débarrassé du marchand vous délivrera de ce dernier danger. Dès lors vous aurez toute la soirée… toute la nuit s’il en est besoin, pour cambrioler les trésors de la maison et pourvoir à votre sûreté. C’est de l’aide qui vous arrive avec le masque du danger. Debout ! cria-t-il, debout, ami ; votre vie ne tient qu’à un fil : debout et agissez !

Markheim regarda fermement son conseiller.

— Si je suis condamné aux mauvaises actions, dit-il, une porte de délivrance m’est encore ouverte… je peux cesser d’agir. Si ma vie est chose mauvaise, je puis y renoncer. Quoique je sois, comme vous l’avez dit avec vérité, à la merci de toute tentation, je puis encore, d’un geste décisif, me mettre hors de la portée de toutes. Mon amour du bien est condamné à la stérilité ; il se peut qu’il en soit ainsi : Mais il y a aussi ma haine pour le mal ; et, par elle, vous verrez, à votre amer désappointement, que je puis acquérir du courage et de l’énergie.

Les traits du visiteur commencèrent à subir un merveilleux et ravissant changement ; ils s’éclairèrent et s’adoucirent d’une lueur de triomphe indulgent, et, en même temps, ils s’affaiblirent et s’effacèrent. Mais Markheim ne s’arrêta pas à observer ou à comprendre cette transformation. Il ouvrit la porte et descendit très lentement, tout pensif. Son passé s’étendait nettement devant lui, il l’apercevait hideux et sinueux comme un rêve… une mêlée hasardeuse et confuse… un soir de défaite. La vie telle qu’il en repassait les péripéties ne le tenta plus ; mais de l’autre côté il entrevoyait un port tranquille pour sa barque. Il s’arrêta dans le corridor, et regarda dans la boutique où la bougie brûlait toujours à côté du cadavre. Le silence. Des souvenirs du marchand lui revinrent en foule à l’esprit pendant qu’il regardait. Et de nouveau la sonnette retentit impatiemment.

Sur le seuil il accueillit la bonne avec quelque chose comme un sourire.

— Vous feriez bien d’aller chercher la police, j’ai tué votre maître.

Robert Louis Stevenson

Traduit de l’anglais par E. la Chesnais.