Maroussia/18
XVIII
NE JOUEZ PAS AVEC LES POIGNARDS
L’office était fini. Le grand ataman était rentré dans son palais. La chaleur était accablante, le soleil aveuglait par sa lumière. Le ciel se perdait dans les profondeurs de son azur.
Cependant quelques nuages noirs, venant de l’ouest, se montraient à l’horizon.
« Nous aurons un grand orage ce soir, » dit le grand ataman.
Le grand ataman se trouvait sur une terrasse qui tournait de la cour au jardin ; il prononça ces mots avec une telle inquiétude, qu’un seigneur russe, son dernier hôte, homme mûr à la barbe blonde, ne put se retenir de lui en témoigner sa surprise.
« Tout chrétien doit frémir, répondit l’ataman en se signant, quand Dieu donne sa voix au tonnerre.
— Dieu, répondit le seigneur russe, nous fera sortir sains et saufs de ces orages et de tous autres. J’avoue cependant que les nuages noirs ont l’air menaçant.
— Très-menaçant, en effet », répondit l’ataman.
Ils s’avançaient avec la rapidité des navires que chasse la tempête.
Le grand ataman pressait son front de sa main, comme s’il y sentait une souffrance indicible.
La présence de son hôte, l’examen dont il se sentait l’objet de sa part, le gênaient. S’il allait lire dans ses pensées… Hélas ! hélas ! qu’y verrait-il ? Confusion, indécision, regrets amers.
Que faire ? que décider ? Pourquoi Dieu l’avait-il fait le chef de son peuple dans des conjonctures si difficiles ? Comment échapper aux serres de l’aigle russe ? et s’il fallait subir cet affront, devait-il, en montrant qu’il le subissait avec horreur, perdre jusqu’aux fruits de sa faiblesse et de sa trahison ? L’élégant envoyé russe lisait comme dans un livre sur le visage du massif ataman. Le renard jouait avec l’éléphant
Tout à coup le regard voilé de l’ataman s’éclaira comme celui de l’enfant boudeur qui découvre un jouet nouveau à ses pieds. Il venait d’apercevoir, montant l’allée qui aboutissait à la terrasse, une sorte de mendiant accompagné d’une petite fille. Ce mendiant avait un théorbe. C’était un rapsode. La distraction arrivait à point pour ce caractère apathique.
« Ces gens-là savent des chansons, dit-il en s’adressant à son surveillant, à son hôte, que je préfère à tous nos concerts. »
Il fit un signe à un Cosaque et lui donna l’ordre de laisser approcher le vieux chantre et sa petite compagne.
« Le grand ataman daignera-t-il m’entendre ? » dit le vieillard, accompagnant sa requête d’un regard tellement respectueux qu’il valait le plus humble salut.
La bonté du grand ataman alla jusqu’à montrer, de sa main blanche et potelée, la place à l’angle de la terrasse où pouvait s’asseoir le musicien.
« Là, lui dit-il d’une voix dolente, le soleil ne t’incommodera pas. »
Le seigneur russe, observateur de sa nature, remarqua que l’épaule du vieux chanteur semblait bien forte et bien robuste, et s’étonna que la chemise grossière qui la recouvrait fût blanche comme la neige. Il aurait voulu voir la figure, mais le grand ataman était dans un grand jour de bonté et avait dit au vieillard :
« Tu peux garder ton bonnet, mon vieux. »
Le musicien, après avoir préludé, se mit à chanter.
Quelle puissante et douce voix il avait, et quel talent !
L’ataman, artiste à ses heures, s’en trouva réveillé. Le chant était beau. C’était une de ces hymnes chrétiennes qui remettent l’homme et son âme en présence du Créateur. Attirées par ce chant magnifique, la femme du grand ataman et sa belle-sœur se montrèrent à l’extrémité de la terrasse, tout près du vieux rapsode.
Méphodiévna reconnut la petite fille qui lui avait remis le mouchoir rouge, et qu’elle avait engagée à se présenter au château.
Accoudée sur une grande caisse dans laquelle fleurissait un arbuste rare, elle fit signe à Maroussia de venir à elle. Si haute était la caisse et si petite l’enfant qu’elle la cachait entièrement à l’ataman, et même au seigneur russe.
L’enfant tira de sa manche un poignard et le glissa dans la poche de la robe de la belle-sœur.
La belle-sœur vit-elle ce mouvement ? Sa figure n’en montra rien. Ses grands yeux perdus dans l’espace étaient tout à la musique.
Maroussia avait repris sa place auprès de son grand ami, sans que personne se fût aperçu qu’elle l’avait quittée un instant.
Le rapsode chantait toujours :
« Le Paradis est pour les justes… pour eux seuls.
— Pour eux seuls… murmura le grand ataman.
— Les oppresseurs, les vainqueurs y verront entrer leurs esclaves, mais l’ange au glaive de feu leur en interdira l’entrée. »
Le seigneur russe en avait assez de cette musique. Il fit semblant de cacher un bâillement.
« Voilà, dit le grand ataman, des choses qu’il ne faudrait jamais oublier.
— Connais-tu la chanson du bandit ? cria le seigneur russe au musicien. Chante-la-nous, vieux bonhomme.
— À mon grand regret, Excellence, je ne la connais pas, répondit le bonhomme.
— Tant pis ! dit l’aimable seigneur : elle aurait amusé ces dames. Les dames ont du goût pour les coquins illustres. »
Méphodiévna, de si loin qu’elle fût, jeta un regard si fier sur l’envoyé courtisan, que celui-ci baissa les yeux, et qu’une rougeur fugitive colora un instant son visage.
« Ton théorbe est bien curieux, dit le seigneur russe au rapsode pour changer la conversation. Ce n’est pas un instrument ordinaire. T’en doutes-tu ? Eh bien, tâche d’apprendre la chanson du bandit : une belle poésie ! Tu as vraiment là un fort joli théorbe ! Je voudrais l’admirer de plus près. Passe-le-moi, mon vieux.
— Le voici, Votre Excellence, répondit le vieux chanteur en lui présentant l’instrument en question. Regardez-le bien, examinez-le, et vous verrez que c’est un vrai trésor. »
Le seigneur russe tira, en riant beaucoup, quelques sons discordants de l’instrument primitif, s’assit sur une marche de la terrasse un peu au-dessus du vieux musicien, et répéta encore :
« Un fort joli théorbe, ma foi ! »
Tout en admirant le théorbe, le seigneur russe ne le regardait guère ; en revanche il observait, sans le faire paraître, le propriétaire du fameux instrument. Mais le propriétaire du théorbe, quoique homme excessivement modeste, à en juger par les apparences, ne se montrait pas gêné par ces regards indiscrets, pas le moins du monde !
Avec tout le respect dû à un personnage haut placé, mais sans embarras, sans se déconcerter, il expliquait à Son Excellence le mécanisme du théorbe. On eût même dit que ces explications, au lieu de le rendre confus ou timide, l’amusaient beaucoup.
« Sais-tu que cet objet d’art, si tu le vendais, te rapporterait de quoi te reposer pour longtemps ?
— Je le sais, répondit le rapsode, mais le bon musicien ne se sépare pas plus de son théorbe, quand il l’aime, que le cavalier de son cheval. Pour être pauvre, il n’est pas défendu d’avoir le goût des jolies choses. Ma défroque ne vaut pas cher, seigneur, mais on m’a offert de ce théorbe, plus d’une fois, de quoi me vêtir d’habits magnifiques comme les vôtres, et j’ai refusé.
— Il s’entend, se dit le seigneur russe, à faire valoir sa marchandise ; c’est pour la vendre plus cher qu’il fait semblant d’en connaître le prix. »
Le mendiant s’était rapproché.
« Puisque vous êtes connaisseur, dit-il, regardez tout à votre aise cet instrument, seigneur. Certes, il serait plus à sa place dans les belles mains de ces riches dames qu’entre les miennes ; c’est pourtant dans les miennes qu’il restera.
— Je te vois venir, pensait le seigneur russe ; tu es un rusé brocanteur, tu espères me forcer la main, et tu crois que je vais, séance tenante, t’offrir une grosse somme pour pouvoir déposer ton théorbe aux pieds de la belle Méphodiévna. À d’autres, vieux finaud ! — Ainsi, dit-il, c’est là ton trésor, ta fortune ?
— Ce théorbe, et ceci encore, monseigneur. »
Il tira de son sein un poignard en tout semblable à celui dans le manche duquel nous l’avions vu, chez l’autre ataman, renfermer son précieux message, semblable aussi à celui que Maroussia avait glissé un instant auparavant dans la poche de la belle-sœur de l’ataman, et qui sans doute, si c’était le même, n’y aurait donc fait qu’un court séjour.
« Par ma foi ! dit le seigneur, qui avait la passion des belles armes, voilà un objet véritablement précieux ; » et, tendant la main au vieillard, ses yeux brillants de convoitise lui disaient clairement : « Je veux examiner de près ce merveilleux poignard. »
Le malin vieillard, pour irriter sans doute la passion de son interlocuteur, tournait et retournait son arme, dégainait, et faisait rentrer sa fine lame dans le fourreau, mais sans la lui mettre dans la main.
« Ce poignard est mon ami, dit-il ; c’est ma défense, c’est mon armée à moi ; lui et moi, quand nous sommes ensemble, nous ne craignons rien ; de plus, il m’est sacré, je le tiens de mon père.
— Laissez-moi donc le toucher, dit le seigneur, je ne l’avalerai pas.
— Ce serait malsain, seigneur, même pour une jeune et robuste poitrine comme la vôtre. »
Et, cédant enfin à son envie, il le lui confia.
Le grand ataman, que cette petite scène avait distrait un instant, était retombé dans son apathie. Il en sortit comme par un sursaut. Une large goutte d’eau, de celles qui annoncent les averses diluviennes, était tombée sur sa main. Les grondements du tonnerre, sourds d’abord, s’étaient rapprochés ; l’orage accourait, faisant des enjambées de géant. Le ciel était devenu en un instant sombre comme la nuit même.
« Rendez son poignard à cet homme, dit-il à son hôte, et rentrons.
— Quelle lame ! » disait avec admiration le grand seigneur ; et l’agitant dans sa main, il la faisait reluire à la lueur des éclairs.
« Je veux ce poignard, dit-il enfin d’une voix impérieuse au vieillard. Fais ton prix, vends-le moi ! »
Son ton n’était pas celui d’un acheteur, mais d’un homme qui peut prendre et qui va prendre ce qu’il se croit bien bon de consentir à acheter. C’était un ordre, et comme le vieillard cependant se taisait, le fantasque seigneur ajouta :
« Vends-le moi ; l’argent remplace tout.
— Tout ! répondit le vieil Ukrainien d’une voix qui s’efforçait de rester calme. Quoi ! même l’honneur ! même la liberté !
— Eh ! oui ! s’écria le noble seigneur, même ce que tu appelles l’honneur et ce que vous appelez, vous autres, la liberté ! »
Regardant alors en face le faux vieillard et répondant sans vergogne à la pensée que la question du prétendu musicien venait de lui dévoiler :
« Si l’Ukraine, sous la main des Russes, devient riche, elle ne se souviendra pas longtemps qu’elle a été fière et libre. »
Au moment où il prononçait cette parole impie, le ciel se fendit sous les éclats d’un tel coup de tonnerre que toutes les personnes qui étaient sur la terrasse, et Méphodiévna elle-même, s’étonnèrent d’être restées debout.
L’ataman, abasourdi, s’était enfui vers son appartement ; sa femme, éperdue, l’y suivait. Méphodiévna, hésitante, abandonnait, quoique à regret évidemment, la terrasse à ce splendide orage.
Mais pourquoi Maroussia, restée debout à côté de son grand ami, semblait-elle changée en statue ? Pourquoi cette pâleur subite sur le visage de Tchetchevik lui-même ?
« Méphodiévna !… » cria-t-il en étendant la main vers la belle-sœur de l’ataman.
Il y avait comme une adjuration suprême dans le geste, et comme un commandement dans la voix subitement rajeunie du vieux rapsode.
La jeune femme revint résolûment sur ses pas.
« Regarde, lui dit Tchetchevik, regarde ! Il a suffi d’une seconde à la justice de Dieu pour terrasser celui qui, tout à l’heure encore, regardait notre Ukraine tout entière de si haut. »
La jeune femme avait suivi des yeux l’indication que lui donnait le bras tendu de Tchetchevik. Stupéfaite à son tour de ce que, si inopinément, elle avait vu… Méphodiévna avait reculé d’un pas.
Mais, par un retour subit : « Dieu vient de débarrasser
l’Ukraine de son plus détestable ennemi, dit-elle
d’une voix émue ; que sa volonté soit faite sur
la terre comme au ciel ! » XVIII
il a suffi d’une seconde à la justice de dieu.
Le noble seigneur gisait par terre, foudroyé.
Tchetchevik se baissa ; il retira son poignard de la main crispée du noble seigneur. La lame, agitée par l’imprudent au milieu des éclairs, avait sans doute servi de conducteur à la foudre.
Enlevant alors dans ses robustes bras l’acheteur de poignard qu’il venait de perdre, Tchetchevik, suivi de Méphodiévna et de Maroussia, le porta d’un pas rapide dans les appartements du grand ataman.
Taisons-nous quand c’est Dieu qui frappe…