Maroussia/21
XXI
LE PETIT MOUCHOIR TROUÉ
Maroussia se pencha pour garder plus longtemps le bruit de ses pas. Si ses oreilles, à défaut de ses yeux, avaient pu le suivre, elle aurait eu moins de chagrin. Aussi longtemps qu’elle put l’entendre, elle se figura qu’il était encore là. Mais bientôt, tout craquement de branches, tout bruissement de feuillage cessa. Maroussia laissa glisser ses deux couronnes, sa jolie tête s’inclina, et, sans s’en douter, elle se mit à penser, oui, à penser.
Les sujets ne lui manquaient pas.
Elle avait vu tant de choses éclatantes, elle avait vu tant de choses mystérieuses et tant de terribles, et les dernières étaient si désolantes ! Les défenseurs de l’Ukraine, d’abord si glorieux, tout cédant devant eux, puis écrasés, puis dispersés. « Je crois bien, se disait-elle, que mon ami veut tenter un dernier effort. C’est un effort désespéré peut-être ? Mais qu’importe ! il le fera. Doit-on s’arrêter dans le devoir ? » Elle avait senti, pendant cette longue marche forcée, que chacun de leurs pas cachait un péril. Eh bien, après ? Son grand ami et elle, les vrais Ukrainiens, pouvaient-ils survivre à l’Ukraine ? Ne vaut-il pas mieux disparaître avec ce que l’on aime ?
Elle se creusait la tête pour s’expliquer que les hommes, au lieu de s’aimer, ce qui lui paraissait si facile, s’efforçassent de se nuire. Est-ce que mon père cherchait querelle à ses voisins ? « Est-ce qu’il a jamais eu l’idée de vouloir prendre le champ et la maison d’un autre, bien qu’il en trouvât quelques-uns très-beaux et quelques-unes très-jolies ? Pourquoi veut-on nous ravir notre Ukraine ? Elle est féconde, c’est la plus riche terre du monde : est-ce une raison pour en chasser ceux à qui elle appartient ? »
De temps en temps, fatiguée de se poser des questions dont la solution échapperait aux intelligences les plus fermes, elle redressait la tête, elle levait au ciel ses yeux candides et s’écriait : « Mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! quand les hommes seront-ils tous bons et tout à fait bons ? »
Le calme et profond silence de la forêt, l’ombre et la fraîcheur auraient fait beaucoup de bien à son corps brisé par la fatigue, si son âme anxieuse n’eût souffert du repos, inquiétant à force de se prolonger, de toutes les choses qui l’entouraient.
La forêt devenait sombre, une main invisible tirait peu à peu un gigantesque voile noir sur ces masses de verdure. Cela lui rappela la forêt de son conte du bandit et la fuite de la pauvre femme dont, la première fois qu’elle l’avait vu, elle avait raconté l’histoire à son ami. « Elle n’était pas plus malheureuse que moi, pensait-elle, mais j’aime mieux mes chagrins que les siens. »
Les dernières flèches de lumière qui passaient à travers le feuillage s’émoussaient sur les troncs des arbres. Elles s’éteignirent tout à fait, la nuit se fit complète brusquement. Maroussia, surprise, se leva. Toutes les angoisses du passé furent noyées dans les angoisses de l’attente présente.
« Il m’a dit : « Je reviendrai te reprendre bientôt, je te quitte pour — quelques instants, — reste à ton poste. » Je suis à mon poste, beaucoup d’instants sont passés, et il ne revient pas, et aucun bruit ne m’annonce même au loin son retour. »
La nature tout entière semblait s’obstiner à se taire. Ce silence implacable avait, en dépit de sa volonté, raison de la fermeté d’âme de Maroussia.
Plût à Dieu qu’il eût duré encore, ce silence ! Soudain et de toutes parts des coups de fusil retentirent, plus de cent, plus de mille peut-être ; c’était à croire qu’on se battait dans tous les recoins de la forêt à la fois. Ce fut l’affaire de dix minutes qui parurent un siècle à l’enfant. Plus long et plus terrible encore cependant lui sembla le silence sinistre qui avait succédé à ce bruit de guerre, bruit familier, en somme, à ses oreilles.
Maroussia aurait voulu voir à travers et par-dessus les arbres. Mue comme par un ressort électrique, elle s’était dressée sur la pointe de ses pieds.
« C’est lui, lui qui s’est trouvé au milieu de ce feu, se disait-elle ; il était armé, il aura voulu frayer un passage à ceux de notre armée du côté de la frontière. Ils ont été surpris dans cette forêt pleine d’embûches ! »
Et, serrant son front brûlant dans ses mains crispées, elle ajoutait :
« Je ne veux plus penser. À quoi bon ? Dieu est là-haut. Il faut attendre de lui sa destinée. »
Elle se rassit au pied du grand chêne, priant pour tout ce qui lui était cher.
Tout entière à son ardente prière, et au moment où elle disait : « Seigneur, faites que je le revoie encore, » elle crut rêver, elle crut entendre le feuillage s’agiter, les branches craquer. Mais non, elle ne rêvait pas, le bruit venait bien de là, tout près, à quelques pas d’elle ; ses joues se couvrirent d’une subite rougeur. Ses yeux regardèrent du côté du bruit. Les branches s’écartèrent tout à fait, et la figure de son grand ami, éclairée par la blanche lune qui venait de se lever, lui apparut entre le feuillage mouvant. Dieu l’avait donc exaucée. Mais était-ce bien le grand ami, ou n’était-ce que son ombre ? Si pâle était sa figure que le cri de joie qui allait sortir du cœur de l’enfant expira sur ses lèvres.
« Maroussia, lui dit le grand ami, vois-tu ce mouchoir rouge ?
— Oui, je le vois.
— Eh bien, je vais te conduire à la lisière du bois. Je vais te montrer un chemin. Tu suivras, sans t’en écarter, tout droit, toujours tout droit jusqu’à un champ de sarrasin ; tu traverseras ce champ, il est coupé par un sentier. Ce sentier te conduira à un petit pont : sur ce petit pont tu laisseras tomber tes deux couronnes. De l’autre côté du pont, tu apercevras à gauche, derrière un petit moulin, un petit bois. Un homme sortira de la lisière de ce bois. S’il te dit : « Que le bon Dieu te soit en aide ! » tu lui répondras : « Le bon Dieu m’a aidée ! » Et tu lui donneras ce mouchoir. Tu m’entends bien, Maroussia ? Tu n’oublieras rien ? »
Le grand ami parlait avec lenteur, une lenteur qui ne lui était pas habituelle et qui n’avait pas l’air volontaire ; on eût dit qu’il ne pouvait pas parler plus vite. Il devenait de plus en plus pâle ; de grosses gouttes de sueur perlaient de son front. Il s’appuyait contre un arbre.
« Tu es blessé ! lui dit Maroussia. Ils t’ont blessé !
— C’est une égratignure, Maroussia ; demain, il n’y paraîtra pas. Va, ma chérie, va ! »
Il la prit par la main :
« Que ta main est froide ! s’écria l’enfant.
— Ne pense pas à ma main, mon cher cœur. Hâte-toi ! d’abord sur le pont, les deux couronnes, et puis à l’homme qui sortira du petit bois, le mouchoir, s’il te dit : « Que Dieu te soit en aide ! » Courage, Maroussia, c’est pour le salut de ce qui restait de vaillants défenseurs à l’Ukraine. »
Le grand ami essaya de frayer un passage à Maroussia, mais la force lui manqua. Cette faiblesse de celui qu’elle regardait comme la personnification de toute force glaça le cœur de la petite fille. Pour la première fois elle trembla pour l’ami qu’elle avait cru invulnérable. Mais elle ne lui fit pas de question. Elle comprit qu’il avait dit tout ce qu’il voulait dire.
Tout à coup deux bras musculeux écartèrent encore le feuillage. La petite fille, surprise, se jeta devant son grand ami qu’elle croyait menacé.
« Ne crains rien, Maroussia, lui dit Tchetchevik, celui-là est un ami, un ami sûr et fidèle. »
Maroussia aperçut au milieu des branches un paysan de haute taille qui lui fit un salut respectueux, mais amical. Il est évident que ce n’était pas la première fois qu’il voyait Maroussia.
« C’est mon camarade Pierre, dit Tchetchevik ; regarde-le, c’est un chêne, lui aussi.
— Il est presque plus grand que toi, » dit-elle bien étonnée.
Pierre écartait, brisait les branches devant Maroussia. Il marchait à reculons et son regard inquiet ne quittait pas Tchetchevik.
Maroussia vit bien qu’il pensait que son grand ami avait besoin d’aide. Mais Tchetchevik, qui s’appuyait d’arbre en arbre, lui disait :
« Va donc, Pierre, ce n’est pas à moi qu’il faut penser, c’est aux autres. Il faut à tout prix leur éviter de tomber dans cette embuscade maudite. »
Pierre, ainsi réprimandé, bouscula tout ; les branches pliaient ou se rompaient sous le poids de son corps et sous ses pieds, comme sur le passage d’un taureau. Maroussia ne s’attendait pas à sortir si vite de la forêt. Le grand ami était parvenu à la suivre. Il tenait à lui renouveler encore ses recommandations.
« Tu vois le chemin, — le champ de sarrasin et son sentier sont à droite, — au bout du sentier le petit pont, — les deux couronnes resteront sur le petit pont, — à gauche, de l’autre côté : le moulin et le petit bois, l’homme et le mouchoir. C’est là qu’il faut arriver. Dépêche-toi, ma chérie, dépêche-toi, voici le mouchoir… »
Ce mouchoir était tellement pareil à celui qu’elle avait présenté une fois à la belle-sœur du seigneur ataman, qu’elle se demanda si ce n’était pas le même, et si une fois encore il ne lui était pas destiné.
Maroussia prit le mouchoir, et tendant le front à son ami, elle lui dit :
« Tout sera fait comme tu l’as dit. »
Tchetchevik s’était baissé, non sans effort, pour l’embrasser. Mais en se relevant, elle l’avait bien vu, il avait chancelé ; sans Pierre, qui s’était hâté pour le retenir, il serait tombé… Maroussia s’aperçut alors qu’elle avait du sang sur sa manche.
« Ton sang ! lui dit-elle ; où es-tu blessé ? est-ce au bras ? laisse-moi te le bander. Tu sais, Méphodiévna avait fait de moi une bonne infirmière.
— Sois raisonnable, Maroussia, dit le grand ami. J’ai passé à travers tout jusqu’ici sans être presque touché. Ce n’était pas juste. Je n’avais pas ma part. Cette blessure n’est rien. Un coup de feu dans le bras n’est pas une affaire. Nous ne nous sommes pas mis en route pour manger des fraises. Pierre arrangera cela. Va donc, ma chérie, et hâte-toi. Nous causons trop. Si tu parviens à porter ce mouchoir à celui qui l’attend, ce sera une très-bonne chose. Mais j’y pense, arrange-le sur ta tête, ce mouchoir, on le verra plus vite et de plus loin, et sur tes cheveux blonds cela fera très-bien.
— Mais toi, tu vas donc rester là ? Il faut se méfier de tout dans cette forêt… T’y retrouverai-je ? »
Tout en faisant cette question, elle disposait d’une main tremblante le mouchoir rouge sur sa tête.
« Je resterai là, lui répondit son ami, et, si je ne puis pas y rester, je saurai toujours te rejoindre. Est-ce que rien peut nous séparer ? »
Cette fois ce fut un coup de fusil qui répondit pour l’enfant, et puis un autre encore. De dix côtés à la fois la fusillade se faisait entendre, non pas tout près, mais pas bien loin.
« Ils sont rentrés dans le bois, ils reviennent à la charge, dit Pierre. Dans cinq minutes ils peuvent être là. »
Le lion s’était redressé. Pierre lui avait mis un de ses pistolets dans la main dont il pouvait se servir encore.
« Tu entends ? dit Tchetchevik à Maroussia. Va ! cours ! vole, si tu peux ! et oublie tout le reste. C’est pour l’Ukraine et pour la grande amie. Le petit mouchoir lui parlera de toi… »
Maroussia partit comme un trait. Cependant, quand elle fut arrivée au sentier du champ de sarrasin, là où il fallait quitter le chemin, la petite gazelle ne put résister à l’envie de se retourner pour tâcher de voir une fois encore celui qu’elle venait de quitter avec tant de regret. Il n’y avait plus personne à la lisière de la forêt. La fusillade n’avait pas continué. Redevenue silencieuse, la forêt n’était plus qu’une longue montagne d’ombre.
Maroussia repartit ; de fatigue il n’était plus question, son ami l’avait désiré ; elle avait des ailes. Le champ de sarrasin est dépassé, voici le petit pont, elle y dépose ses deux couronnes. Un bruit sourd avait frappé son oreille. Elle écoute, le bruit se rapproche et se fait sonore. Ce doit être celui d’un cheval lancé au galop. Le cavalier est-il un ami ou un ennemi ? Ce n’est pas un Cosaque. De loin on dirait un Tatare. Quand elle voyageait avec le vieux rapsode, ils évitaient toujours ces Tatares. Elle revient sur ses pas, repasse le pont. C’est égal, les couronnes y sont, c’est autant de fait. Maroussia est contente. Elle va se cacher dans les joncs. Le cavalier arrive à bride abattue ; l’aurait-il aperçue ? Elle espère que non. Mais à peine Maroussia avait-elle fait quelques pas à travers ces joncs qui poussaient au bord du ruisseau, qu’un coup de feu était parti. Le mouchoir rouge, ainsi que la jolie tête qu’il recouvrait, était tombé au milieu des roseaux. On eût dit une perdrix arrêtée dans son vol.
Le cavalier tatare a dépassé le pont. Il veut s’assurer
que son coup a réussi ; du haut de son cheval, il
cherche, il aperçoit le gracieux corps étendu. Ce n’est
qu’un enfant ! Mais qu’est-ce que c’est que ce XXI
on eût dit une perdrix arrêtée dans son vol. mouchoir rouge qu’elle a sur la tête ? Un chiffon, sa balle
l’a troué. Il ne vaut pas qu’on le ramasse.
Le cavalier rend la main à son cheval, poursuit sa route et disparaît, comme un homme trompé dans son attente. Maroussia n’a été pour lui qu’une ombre entrevue sur sa route.
Tout est redevenu tranquille. Cela a été si vite fait ! C’est à croire que rien n’est arrivé au bout de ce pont.
Cependant, un paysan portant un lourd fagot sur ses épaules, sort à pas lents du petit bois que Maroussia devait trouver à gauche du pont. Puis il a dépassé le moulin que la blanche lumière de la lune argentée. Il n’est pas pressé, il ne regarde ni à gauche ni à droite. Il ne se doute pas que, tout à l’heure, le chemin qu’il va prendre n’était pas sûr.
Il s’engage sur le pont. Il voit les deux couronnes, il les ramasse et les accroche à son fagot. Sans doute, il a des petites filles. Il leur rapportera les couronnes. Il a passé le pont. Sa charge le gêne. Il s’en débarrasse un instant et, pour se délasser, s’accoude sur le tronc d’arbre qui sert de parapet au pont rustique. De là, machinalement, il regarde. Qu’est-ce qu’il aperçoit dans les joncs ? on dirait un bouquet de fleurs rouges. Il faut voir cela de près. C’est une enfant. Un de ses pieds baigne dans l’eau. Lui, il est à genoux. Il soulève le corps inanimé et le retire un peu sur la berge. La lune est dans son plein. Il regarde avec pitié la jolie figure pâlie par la mort, pose la main sur le petit cœur vaillant qui ne battait plus, fait le signe de la croix, prononce ces mots : « Que Dieu te soit en aide, » auxquels l’enfant ne peut pas répondre : « Dieu m’a aidée, » se relève et, oubliant son fardeau, gardant seulement ses couronnes, il s’éloigne en courant. Il a repassé le pont ; où va-t-il si vite ? Au delà du moulin, du côté du bois. Comme il est pressé d’y rentrer ! Que serre-t-il sur sa poitrine, que cache-t-il sous sa chemise ? C’est le joli mouchoir rouge qui parait la tête blonde, la tête de la petite fille qui aimait tant son pays. Il l’emporte. Le mouchoir rouge et les couronnes sont arrivées à destination. Maroussia a rempli sa mission. Les autres, les derniers fidèles et sa grande amie sont sauvés.