Mars ou la Guerre jugée (1921)/01

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Éditions de la NRF (p. 9-10).

CHAPITRE PREMIER

L’AMOUR DE LA PATRIE

Nous devons faire un exact inventaire, sans aucun respect. Mais il est moins question de nier que de donner à chaque sentiment sa juste part dans la grande Aventure. Il s’agit maintenant pour moi de la vie des autres, au sujet de laquelle je dois décider pourquoi et en quelles circonstances j’accepterai ou non, le cas échéant, qu’ils meurent pour mes idées. Soyons donc scrupuleux, et non point léger. Or je crois que cet amour de la patrie, si naturel en tous, n’est pas assez fort pour porter par lui-même le grand effort de guerre.

Et voici pourquoi je crois cela. La Nation en guerre a autant besoin d’argent que d’hommes. C’est un fait qu’elle trouve autant d’hommes qu’il y en a en elle pour mourir. C’est un fait aussi qu’elle ne trouve pas aisément de l’argent. Il y faut de la contrainte, lorsqu’il s’agit de l’or, ou bien une sorte de marché avantageux. Et, pour les emprunts, on n’a même pas l’idée de dire : « l’emprunt national ne rapportera aucun intérêt ; le principal même n’est pas garanti. »

Mais examinons de plus près. Il y a à dire ici quelques vérités désagréables. Chacun sait que les militaires, à partir d’un certain grade, et par la simplicité de la vie qui est alors imposée au combattant et même à la femme, amassent quelque argent pendant une guerre de quatre années. Or, parmi ces hommes qui donnent leur vie, y en a-t-il un qui, ayant fait le compte de ses dépenses, rende le superflu en disant : « Je ne veux point m’enrichir pendant que ma patrie se ruine. » Que les citoyens donnent plus volontiers leur vie que leur argent, voilà un paradoxe assez fort.

Mais ceux qui exposent leur vie jugent peut-être qu’ils donnent assez. Examinons ceux qui n’exposent point leur vie. Beaucoup se sont enrichis, soit à fabriquer pour la guerre, soit à acheter et revendre mille denrées nécessaires qui sont demandées à tout prix. J’admets qu’ils suivent les prix ; les affaires ont leur logique, hors de laquelle elles ne sont même plus de mauvaises affaires. Bon. Mais, la fortune faite, ne va-t-il pas se trouver quelque bon citoyen qui dira : « J’ai gagné deux ou dix millions ; or j’estime qu’ils ne sont pas à moi. En cette tourmente où tant de nobles hommes sont morts, c’est assez pour moi d’avoir vécu ; c’est trop d’avoir bien vécu ; je refuse une fortune née du malheur public ; tout ce que j’ai amassé est à la Patrie ; qu’elle en use comme elle voudra ; et je sais que, donnant ces millions, je donne encore bien moins que le premier fantassin venu » ? Aucun citoyen n’a parlé ainsi. Aucune réunion d’enrichis n’a donné à l’État deux ou trois cent millions. Or si la Patrie était réellement aimée plus que la vie, on connaîtrait ce genre d’héroïsme, et même, puisque celui qui donne sa vie devait la donner, les héros du coffre-fort donneraient encore moins que leur dû.

Cela prouve, il me semble, que l’amour de la patrie, lorsqu’il se manifeste par l’action militaire, est certainement soutenu et réchauffé par d’autres sentiments, sans doute naturels à l’homme aussi, mais cultivés par l’art militaire, le plus ancien et le plus savant de tous, tandis que l’art du percepteur est encore dans l’enfance.