Mars ou la Guerre jugée (1921)/16

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Éditions de la NRF (p. 39-40).

CHAPITRE XVI

DE L’HÉROÏSME

« Animal de guerre, me dit l’Ambitieux, tel est l’homme. Voyez comme il bondit à l’attaque, comme il défile au triomphe, comme il s’émeut au récit, surtout jeune. Il faut prendre ce conquérant comme il est. » L’ambitieux qui parle ainsi a les yeux mouillés ; mais je ne puis savoir s’il admire plus l’héroïsme des jeunes ou son propre pouvoir de nouveau assuré. Tout est ambigu en ces signes comme en tous les signes. Je ne veux point diminuer la nature humaine ; elle me plaît ainsi, s’élevant d’un mouvement sûr au-dessus du devoir le plus pénible. Dompteuse essentiellement ; mais dompteuse de quoi ? De tout ce qui s’impose et menace ; au fond toujours dompteuse d’elle-même. Cette générosité définit l’homme. Pris sur cette planète, considéré en ses actes et en ses œuvres, c’est un animal dominateur ; la pensée n’est qu’un des effets de cette force d’âme, et même, j’en conviens, subordonné.

L’homme veut, organise, réalise. Continuellement il invente ; il tend là ; tout le reste l’ennuie. Aussi vos molles et ennuyeuses pensées ne le terminent point. Vous ne le tenez point, en aucune manière, ni dans vos doctrines, ni dans vos griffes. Ce sacrifice d’après l’ordre, cette force dans le danger, cette allégresse dans l’action difficile, vous les retrouverez dans un incendie, dans un naufrage, dans une peste ; où cependant je ne vois point de haine, ni même de colère. Oui, pour sauver son ennemi, le même courage, dès qu’il entreprend la chose. Dans le temps d’un éclair il se décide ; il ne pense point en arrière, comme vous faites toujours, vous spectateur ; il pense en avant, partant de ce qu’il a voulu. Sauvetage, révolte ou guerre, cela n’importe plus dès qu’il a commencé. Il pense le danger ; le reste est de peu ; si l’obstacle est humain, malheur à l’obstacle. De là une férocité d’apparence, dont je ne suis point dupe, parce que je n’en vois point trace en ces pensées qui m’occupèrent trois ans, et qui tendaient toutes à l’homicide. Comprenez donc comment un homme se rassemble et se met en ordre lorsqu’au travers de l’action le danger se montre. D’un côté l’attention se porte aux moindres prises, étudie détours et moyens, sans délibérer jamais sur ce qui a été décidé, car le temps manque ; et si la décision est bonne ou mauvaise, et si elle est de lui ou d’un chef, il n’est plus temps d’y penser ; tout cela est derrière, et irrévocable. Mais, d’un autre côté, le danger presse les pensées et les resserre, car la peur vient ; et ce commencement de sédition exige une prompte reprise de soi et la négation de toutes les pensées perfides ; ici la volonté mitraille d’abord, sans examiner. Il y a un devoir plus pressant encore que de faire ceci ou cela, c’est de vaincre la peur ; il faut que le danger soit surmonté ; et l’élan est toujours réglé sur l’obstacle. D’où un massacre des opinions oiseuses. L’érudit, qui pense n’importe quoi avec une égale complaisance, jugera toujours mal de ces choses, parce qu’il a oublié l’énergie pensante, qui veut, qui choisit, qui maintient, qui écarte ; enfin qui gouverne. Et comprenez l’erreur de l’érudit, qui, recevant par des signes ces opinions fulgurantes, les prend comme on prend des faits, ainsi qu’il a coutume, et les imite et les développe en ses discours. Ce qui fait qu’il est aussitôt méprisé par l’homme de guerre, et n’y comprend plus rien. C’est que l’érudit éveille en lui-même tout ce qu’il y a de cruel et de laid, afin de porter cette idée que vingt mille cadavres étaient nécessaires ; au lieu que l’homme de guerre exerce son courage à ne point penser aux cadavres. Sachons admirer, et sachons mépriser.