Mars ou la Guerre jugée (1921)/24

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Éditions de la NRF (p. 55-57).

CHAPITRE XXIV

DE LA RÉVOLTE

Quand le duc de Parme demande à Fabrice si le roi de Naples est aimé, Fabrice répond à peu près ceci : « Je ne me soucie point de savoir si les sujets du roi de Naples sont contents. L’armée est bien munie et parfaitement disciplinée. Qui s’inquiète après cela si la canaille aime ou n’aime pas. » Voilà la pensée d’un aristocrate, et sans aucune hypocrisie. L’amour plaît aux princes, mais comme la dernière marque de l’obéissance. Ceux qui ont goûté au pouvoir ne supportent pas la moindre tricherie là-dessus ; essayez de faire entendre au Maître que vous obéissez parce que vous le voulez bien ; rien n’est plus froidement reçu ; cela est presque impertinent. Mais, d’un autre côté, il est presque impossible que l’on soit aimé si l’on commande ; et le regard de l’esclave, toujours effrayant à voir, affermit bientôt le maître dans les sévères maximes du pouvoir absolu. Au reste il s’élève toujours un peu d’amour dès que le maître ne fait pas tout le mal possible. La crainte d’abord. Je n’aurais point compris sans peine cette rude méthode ; mais je l’ai vue à l’œuvre. J’ai relu Tacite sur les visages. Dans cette épreuve, et quand le plus prochain pouvoir, lui-même éperonné, frappe selon une infatigable vigilance, l’homme de troupe se tortille comme un serpent, prenant mille formes que le regard ne peut suivre. Nos rois et nos rhéteurs ignorent ces mouvements-là, comme le préfet de police ignore la lutte des poignets contre les menottes. L’homme de troupe pourrait raconter ces choses ; mais je remarque que l’homme de troupe oublie beaucoup.

On sait qu’il n’y a jamais eu de guerre sans quelque mouvement de mutinerie. De tels événements sont mal connus, et toujours expliqués par des causes accidentelles, comme la mauvaise nourriture, ou une bataille malheureuse, ou la faute lourde d’un chef. Comme si l’on voulait oublier et faire oublier. Selon mon opinion, de telles causes sont plutôt des occasions que des causes. La révolte est au fond, et permanente. Je dirais presque d’institution dans n’importe quelle troupe. J’en ai vu des signes chez les plus dociles d’apparence, et voilà certainement ce qui m’a le plus étonné lorsque j’ai vu ces choses de près et du dedans, jusqu’au temps, qui arriva vite, où je fus obligé de lutter en moi-même contre des sentiments de ce genre. Aussi, tout en me défendant d’espérer un tel redoublement de maux, j’attendais quelque terrible punition au jour de la délivrance. Mais les pouvoirs gagnent une partie après l’autre, et j’aperçois à peu près comment les choses se passent. Je me souviens de ces sentiments, parce que je les ai surmontés ; mais eux, autant que je sais, mes naïfs compagnons, ils les ont subis ; ils peuvent les éprouver encore, et soudainement, par quelque circonstance extérieure, mais ils ne savent pas les retrouver volontairement ; ils n’y pensent jamais. L’homme est facile à gouverner.

Ce que je veux remarquer ici, afin de mettre ces vérités désagréables en leur juste place, c’est que la révolte toujours armée et prête n’exclut pas d’autres sentiments bien forts aussi, comme le goût du bien faire, dont j’ai vu tant de preuves ; car il arrive qu’on se console d’une corvée irritante en la faisant bien, et il est presque impossible de ne pas faire bien ce que l’on sait faire ; d’où vient que souvent, parce que l’action est difficile, l’obéissance devient facile. La Justice aussi, j’entends entre égaux, et hors de tout commandement, est continuellement présente et puissante ; car il est visible que ce que je ne fais point sera fait par un autre ; et plus la tâche est pénible et dangereuse, plus cette idée du juste partage des risques mord énergiquement sur tout homme, et mieux même que la peur. Ajoutez que dans les instants les plus critiques, où le maître est esclave et misérable autant que tous, la fraternité revient. Aussi la grande colère des esclaves s’en va toujours chercher les chefs les plus lointains, et surtout les pouvoirs civils, dont les faciles discours semblent alors odieux. Par ces causes, la révolte du soldat vise justement où elle ne peut atteindre. Aussi le Système peut durer longtemps.

Si je joins à ces actions sans relâche et à ces passions qui se dépensent dans le vide, les fatigues extrêmes qui engourdissent, les repos délicieux, et la puissance démesurée des plus simples plaisirs, comme de manger et boire, il me semble que je n’ai pas mal décrit le soldat en son métier quotidien. Par ce mécanisme riche en frottements, la révolte est renvoyée au jour de la paix ; alors le bonheur d’être libre, après la joie esthétique du triomphe, efface naturellement jusqu’au souvenir de la révolte ; ce qui est traduit, par ceux qui ignorent ou qui veulent ignorer, dans de belles phrases qui ne sont pas sans vraisemblance. Le soldat ne se reconnaît pas bien dans cet agréable portrait qu’on lui fait de lui-même. Mais que dirait-il ? Les formes lui manquent. Nous prenons aisément pour vraie l’image de nous-mêmes, dès que les autres la reconnaissent.