Mars ou la Guerre jugée (1921)/32

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Éditions de la NRF (p. 71-72).

CHAPITRE XXXII

L’ÉLITE

Il y a mille raisons, que j’appelle polémiques, de se défier de l’élite, raisons qu’on verra fleurir dès que la liberté renaîtra. Ceux qui ont senti le pouvoir de l’aristocratie prétendue, en ces terribles années, auront à citer des fautes de diplomates, des fautes d’administrateurs, des fautes de généraux, d’où l’on voudra conclure qu’une fonction éminente prouve tout autant l’aptitude à flatter, à dissimuler, à intriguer, que le jugement et le savoir requis. Mais la discussion sera sans fin, parce que tous ces exemples seront contestés, parce qu’il n’est pas difficile d’en inventer d’autres, et surtout parce qu’on trouve aussi dans tel chef, et assez souvent, les connaissances, la décision et l’esprit de suite, quelquefois même joints à une noble simplicité.

Je veux dire ici quelque chose que l’on ne discutera point ; c’est qu’il faut se défier beaucoup des opinions et des sentiments de l’élite au sujet de la guerre. Pourquoi ? Parce que l’élite trouve trop d’avantages dans cet ordre resserré que la guerre impose. Qu’un banquier, un chef d’industrie, et même un inventeur ambitieux y trouvent occasion de dominer, cela est connu. Mais il faut dire que tous ceux qui exercent un pouvoir retrouvent en cet état violent l’Importance et la Majesté, idoles presque oubliées aux temps heureux de la paix. Le jeu de la force a des suites effrayantes ; le simple citoyen en fait le compte, et considère comme évident pour tous que la guerre est le plus grand des maux ; d’où il conclut trop vite que tout homme, à toute place, s’efforce contre la guerre, et que, donc, si la guerre vient, c’est qu’on ne pouvait y échapper. Idée funeste, qui frappe de stérilité tous les sentiments pacifiques.

En vue de réagir contre cette idée accablante, considérez avec suite tous ces despotes orientaux, soudain éveillés et vivant parmi nous, depuis le 2 Août 1914. Ministres et sous-ministres, directeurs et sous-directeurs, magistrats et policiers, tous portant les brillants insignes du pouvoir absolu. Qui n’a vu reparaître, sous ces dorures redoutables, quelque homme vieux, fatigué, oublié, l’œil vif, la taille redressée, les joues comme fardées par cette ivresse du pouvoir ? Quelqu’un, voyant rayonner et sautiller une de ces vieilles momies peintes, disait : « Il est sinistre. » Cette joie mal contenue dans l’universel malheur doit être considérée sans colère, car elle est naturelle. Tous les sentiments, même le deuil, même la peur, seront colorés de cette ivresse d’ambition ; et les idées aussi, ne l’oublions jamais. Qu’ils aient perdu des fils ou des gendres, qu’un noir chagrin soit caché en ces brillants tombeaux, c’est une raison encore pour que l’apparence soit adorée frénétiquement ; l’ambitieux sacrifie beaucoup et jusqu’à sa vie ; et toute passion fait joie et triomphe de ce qu’elle sacrifie.

Mais laissons ces vieilles poupées. Le chef au combat, ne le plaignez pas trop. Le péril immédiat est peu de chose pour une âme ambitieuse. Un sous-lieutenant est soudainement roi ; il fait tout plier, même la revendication juste ; et, comme les signes emportent les sentiments, surtout dans les paroxysmes, il est adoré, il est dieu. On peut jouer sa vie contre une telle destinée ; mais ce calcul n’est même point fait ; le bonheur d’être roi emplit toute la pensée. Osez estimer la puissance de ces sentiments dominateurs, en considérant que le risque diminue à mesure que le pouvoir augmente. L’élite aime la guerre ; je l’aperçois encore quand elle compte ses morts ; l’œil brille trop.