Mars ou la Guerre jugée (1921)/42

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Éditions de la NRF (p. 91-92).

CHAPITRE XLII

DE LA DÉMOCRATIE

J’ai souvent observé chez nos paysans de l’Ouest un air froid et fermé, sans cordialité aucune, pendant que le Préfet ou quelque autre fonctionnaire leur faisait des phrases. Cela m’a aidé à comprendre les anciens temps où l’on vivait beaucoup pour soi, sous la maxime : « Notre ennemi, c’est notre maître. » Les pouvoirs alors étaient redoutés, enviés, acclamés, selon l’occasion ; mais personne n’aurait eu l’idée de les aimer. Les pouvoirs comptaient parmi les maux auxquels il faut bien se résigner. Et il semblait naturel de faire le pauvre pour payer moins. Chacun résistait, et cherchait son avantage. Clergé et noblesse maintenaient leurs privilèges ; ainsi l’exemple venait de haut. Ceux qui se risquaient au métier de guerre, que ce fût d’Artagnan ou un homme de troupe, prenaient cela comme un travail à profits illimités ; aussi la guerre allait son petit train ; et personne n’y mettait de zèle, si ce n’était dans la chaleur de l’action, et par l’effet bien connu d’une peur qui se tourne en colère. Au temps de la Ligue, un capitaine illustre passait d’un parti à l’autre, avec ses hommes. Aussi le métier des armes n’était pas plus honoré qu’un autre ; et Louis XIV ne songeait seulement pas à enrôler pour la gloire un marchand de drap dont le commerce allait bien. Il s’est donc produit un grand changement puisqu’aujourd’hui l’on prend des marchands, des ouvriers, des prêtres, qui n’ont tous à attendre que ruine, blessure et mort ; sans compter la vie de caserne, qui est un mal prochain, visible et sans compensation.

On raconte aux enfants l’histoire des serfs qui battaient l’eau pour faire taire les grenouilles. Mais j’ai tenu, moi qui suis un homme libre, l’écouteur d’un téléphone contre l’oreille d’un capitaine, sans l’y appliquer, parce que ce contact lui paraissait impur et qu’il avait des crampes dans les bras. Ce n’est pas grand’chose qu’un capitaine ; mais pendant ces années de guerre il y eut plus de distance d’un homme de troupe à un capitaine que du serf au seigneur autrefois. J’ai vu des hommes garnir de planches l’intérieur d’un abri crayeux, parce que le commandant s’était blanchi les coudes ; ces hommes dormaient par terre et sans aucun abri. Je signale ces petites choses parce que tous ceux qui écrivent sur la guerre sont des officiers qui ont profité de ces travaux d’esclaves, sans seulement y faire attention.

Ici apparaissent les effets d’un état violent, et qui aurait dû être transitoire. La Révolution nie l’organisation ancienne, et, en ce périlleux passage, appelle tous les amis de la Liberté ; l’esclavage, étant volontaire, est entier, sans réserves. Mais l’art militaire reprend cette poussière d’hommes, et l’organise selon la tradition de Frédéric ; car le métier a ses règles, et qui les néglige est battu. De là un noir esclavage, qui commence avec le conseil de révision. Pendant que j’étais serf, sans avoir même le droit de chanter, car cela importunait mon maître, le recteur de Lille occupée avait une auto à ses ordres, et gardait le droit de conseil et de remontrance. Il se retrouvait, lui, dans l’état du Tiers au temps des rois absolus. Théoriquement sans aucun droit, mais résistant par sa fonction, par son savoir, par les intérêts qu’il représentait. Nous autres, au contraire, théoriquement libres, et égaux contre égaux ; en fait, esclaves, comme des hommes achetés et payés. Preuve sensible de cette loi humaine d’après laquelle la liberté réelle suppose une organisation constamment dirigée contre le pouvoir ; et je n’en vois qu’une faible esquisse dans les corporations ouvrières, unique espoir des citoyens.