Mars ou la Guerre jugée (1921)/70

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Éditions de la NRF (p. 147-148).

CHAPITRE LXX

DU PESSIMISME

On ne fait pas assez attention à ceci que le pessimisme est l’état naturel, dès qu’on s’abandonne, au lieu que l’optimisme est un fruit de volonté. Dont la raison profonde est que le gouvernement de soi, par sévère police des opinions improvisées, par serment à soi, par ordre et suite dans les actions, est la source et condition de tout bonheur. L’homme ne sait pas assez quelle triste mécanique il est, dès qu’il tombe au mécanisme.

Une loi bien cachée, mais dont les effets sont assez et trop connus, c’est que le plus triste, le plus effrayant, le plus désespérant qu’on puisse attendre de soi est aussi ce qui persuade le plus aisément ; car l’émotion forte est toujours la meilleure preuve, comme la peur le fait bien voir. Et la peur de soi persuade ; le dégoût de soi, de même. C’est une erreur immense de doctrine, et liée à cette même erreur de pratique, que de croire qu’un homme pense volontiers du bien de lui-même. Ce n’est pas vrai ; il faut du courage pour être heureux de soi.

Ainsi ne pas se demander ce qu’on pense, mais penser, j’entends vouloir, diriger, ordonner, chercher, telle est la santé de n’importe quel homme. Et celui qui attend ses opinions et son bonheur comme il attend le soleil ou la pluie attendra longtemps.

Cela étant rappelé, il faut comprendre maintenant que l’État n’est point bâti pour se faire un bonheur, parce que l’État n’a nullement cette partie gouvernante qui est en chacun. Il faudrait à la tête de purs sages, c’est-à-dire des hommes qui ne soient que tête ; et cela ne se trouve point. Et quand cela se trouverait par hasard, il faudrait encore que ce sage soit maître des opinions. Mais il est inévitable au contraire que tous les éléments de l’État soient des hommes avec passions, préjugés, humeurs ; et qu’ainsi la circulation des opinions creuses et émouvantes l’emporte naturellement sur la sagesse désirable, possible seulement si la tête de l’État n’était que tête et si les membres n’avaient point de tête.

De là il résulte que les opinions, dans un état, sont des faits, ou, si vous voulez des pensées non pensées, des pensées sans penseur. Tout va donc au lieu commun, et, par la loi de neurasthénie, au lieu commun triste. Un mauvais ferment corrompt toutes les pensées communes, par cette loi que je disais, que le plus triste, le plus déprimant, le plus désespérant est toujours ce qui persuade le mieux, dans l’état de mécanisme. Et chacun, dès qu’il veut penser avec d’autres, est dans cet état. D’où ces craintes, cette défiance de soi, et, par réaction, ces sursauts de violence, qui sont tout ce qu’on peut attendre de l’État pensant, et dont il ne nous a point privés.

Je conclus que le devoir de tout citoyen est d’abord de se renfermer, par discipline, en solitude, et de tracer une ligne de douanes sévères contre les opinions sans auteur qui voltigent autour, comme des mouches. Un bon chasse-mouches d’abord, contre les journaux et revues.