Mars ou la Guerre jugée (1921)/75

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Éditions de la NRF (p. 157-158).

CHAPITRE LXXV

DE LA POLÉMIQUE

Il y a un genre de pensée, sur la guerre, qui détourne et fatigue. Et c’est là que les Politiques veulent toujours nous ramener. « La question n’est pas de savoir si la Guerre est ceci et cela, belle ou laide, mais bien de décider si l’on pouvait choisir, et si l’on pourra choisir. On se défend comme on peut et non pas comme on veut. » Un chartiste, profondément instruit et praticien de ce genre d’enquêtes, me disait un jour : « Sachez que derrière chaque document il y en a un autre. » Il en sera de la Grande Guerre comme de ces offensives malheureuses, au sujet desquelles chaque parti me jette une poussière de documents qui m’aveugle au lieu de m’éclairer. Les affaires humaines, et surtout dans les temps de crise, marchent par d’autres ressorts que ceux que l’on découvre dans les pièces écrites ; les pouvoirs sont bien forts toujours, et toutes les tragédies se nouent et se dénouent par des rencontres, un accent, des gestes, un regard, comme le Théâtre nous le fait entendre. Il y eut, à l’origine de l’événement terrible, des rencontres, des entretiens peut-être fort courts, des promesses muettes, des attitudes, des résolutions écrites sur des visages, des serments muets, une contagion d’homme à homme. Certainement oui. Mais comment réfléchir là-dessus ? Cet objet fut d’un instant ; aucune mémoire ne le retrouvera. Le plus important, le plus décisif entretien de cette histoire nous demeurera toujours inconnu. La sincérité des acteurs ne doit pas même être mise en doute, car pour mentir il faut savoir le vrai ; et il est inévitable que, dans ces apparences du souvenir, les conséquences déforment les causes. Un amoureux, lorsque son malheur est consommé, ne peut revenir de bonne foi à ce moment décisif où d’un geste, d’un regard peut-être, il a consenti au destin.

Dans le fait chacun pourra remarquer que, dans ces polémiques incertaines, les partis sont néanmoins assurés, et nient, et affirment, et supposent intrépidement selon quelque sentiment fort, qui, à ce que je crois, concerne la Guerre elle-même, considérée hors des circonstances historiques. Or c’est là, il me semble, que chacun peut utilement regarder ; car si, dans l’Événement, tout est caché, sans aucun espoir de retrouver jamais l’instant passé tel qu’il fut, au contraire l’Institution nous est présente en ses détails, en ses mouvements, en ses effets, par d’innombrables souvenirs et témoignages, dont la concordance fait paraître enfin une sorte de Fait qui, bien loin de se dérober au regard, se montre partout au contraire dès qu’on le cherche, et même là où l’on ne l’attendrait point. Sans se demander donc si l’on aurait pu y échapper, si on pourra y échapper, ni même par quels moyens on pourrait y échapper, d’abord essayer de se dire à soi-même ce que c’est ; simplement ce que c’est ; le fait nu, sans aucun vêtement. Tâche pénible, et qui, comme j’ai observé, conduit d’abord à une sorte d’horreur, sans aucun effet concevable. Mais cette horreur ne peut aller sans un grand repentir, à l’égard des mille approbations, chacune de petite importance, auxquelles vos serments ne vous obligeaient point. Là se trouve le germe de la vraie Résistance, qui est d’Esprit. Et si vous doutez qu’elle suffise, observez le visage du Tyran, grand ou petit, pendant qu’il lira ces lignes.