Mars ou la Guerre jugée (1921)/77

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Éditions de la NRF (p. 161-162).

CHAPITRE LXXVII

DU JUGEMENT

Il y a une intelligence qui est miroir seulement. Fidèle à retracer les circonstances de ce qui est. Parfaite pour enseigner et expliquer ; de nul effet pour l’action. Non qu’elle ne puisse annoncer, d’après l’état actuel, l’état des choses qui suivra ; mais agir d’après cela ce n’est toujours que suivre. Ainsi le docteur en politique nous annonce la guerre ou la disette ; nous ne serons point surpris ; nous aurons nos provisions ou nos chaussures de marche.

Mais, par l’exemple des provisions, on voit déjà en quoi l’intelligence miroir remet l’homme au-dessous d’une bonne machine à prévoir ; car une telle machine ne change pas l’avenir par ses annonces, au lieu que l’homme qui craint la disette et fait des provisions contribue pour sa part à semer l’alarme et aggrave la crise, comme on a vu.

Venez donc une bonne fois à apercevoir que la guerre est un fait humain, purement humain, dont toutes les causes sont des opinions. Et observons que l’opinion la plus dangereuse ici est justement celle qui fait croire que la guerre est imminente et inévitable. Sans qu’on puisse dire pourtant qu’elle soit jamais vraie ; car si beaucoup d’hommes l’abandonnaient, elle cesserait d’être vraie. Considérez bien ce rapport singulier, que l’intelligence paresseuse ne veut jamais saisir. Voilà une opinion assurément nuisible, et qui peut-être se trouvera vraie, seulement parce que beaucoup d’hommes l’auront eue. C’est dire que, dans les choses humaines qui sont un tissu d’opinions, la vérité n’est pas constatée, mais faite. Ainsi il n’y a point seulement à connaître, mais à Juger, en prenant ce beau mot dans toute sa force.

Pour ou contre la guerre. Il s’agit de juger ; j’entends de décider au lieu d’attendre les preuves. Situation singulière ; si tu décides pour la guerre, les preuves abondent, et ta propre décision en ajoute encore une ; jusqu’à l’effet, qui te rendra enfin glorieux comme un docteur en politique. « Je l’avais bien prévu. » Eh oui. Vous étiez milliers à l’avoir bien prévu ; et c’est parce que vous l’avez prévu que c’est arrivé.

Contre ce vertige d’esprit, ne cherche point de preuves. Tant qu’un homme libre n’a pas prononcé contre la guerre, il n’y a pas une preuve. Mais toi, si tu juges contre, ce sera une forte preuve. Ne t’aide donc point de preuves, et marche sans béquilles. Décide d’après ton gouvernement intérieur et souverainement. C’est ainsi qu’il faut faire, dès qu’il s’agit non de ce qui est, mais de ce qui doit être. Nie la guerre, fermement, sans aucune concession d’esprit ; avant de la faire, quand tu la fais, après que tu l’as faite. Car tu as bien compris qu’elle vit d’approbation ; commence par ne pas la nourrir.