Mars ou la Guerre jugée (1921)/84

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Éditions de la NRF (p. 175-176).

CHAPITRE LXXXIV

DES TRAITÉS

Faire la Paix, expression juste et forte. Et la paix est un ordre de Droit, j’entends librement reconnu par les parties, de façon que celui qui a reçu ce qu’il comprend qui lui est dû soit autant attentif au droit de l’autre qu’au sien propre. Ici est la Justice d’esprit, hors de laquelle le plaisir de posséder est trouble et instable ; car l’homme pense, vous n’empêcherez point cela. Le voleur n’a point d’assurance ; il faut que sa main témoigne sans cesse contre son esprit. De cette division en lui naît une guerre continuée, et sans doute une volonté de prendre encore autre chose, parce que l’action réduit toujours la pensée ; et il serait faible d’expliquer une corruption du commerce par l’habitude de voler ; il y a plus de profondeur, même dans l’homme le plus ordinaire ; je crois plutôt que cet Animal Penseur vole par principe, afin d’étourdir sa pensée par le fait, et d’accumuler les mauvaises preuves, à défaut des bonnes. Il y a peu de voleurs contents.

En revanche, dans les temps heureux de la paix, on voit surtout de ces acquisitions justes qui sont d’heureux échanges, chacun approuvant aussi bien ce qui revient à l’autre, et même s’en constituant le scrupuleux gardien. C’est par ce mouvement d’esprit, si naturel, que le droit de propriété est comme sacré, à ce point que le rude paysan méprise ceux qui dissipent ou perdent leur propre bien ; et au contraire celui qui est attentif à son propre droit est toujours estimé de l’homme juste. C’est que le droit, qui suit l’heureuse transaction, est réellement commun aux deux ; je reconnais en même temps et d’un même jugement ce qui lui appartient et ce qui m’appartient ; lui de même. Telle est la paix véritable ; et il apparaît que faire la paix avec autrui c’est d’abord faire la paix avec soi, comme Platon voulait.

Tenant ferme là-dessus contre les politiques, il faut examiner d’après cette idée du droit les prétendus Traités de Paix, qui seraient mieux nommés Traités de Guerre. Et je crois qu’on n’y peut penser humainement sans une inquiétude d’esprit, qui est déjà guerre par impatience de soi. Car ces traités prétendent fixer le droit ; mais en même temps le consentement d’une des parties est obtenu par la force. En sorte que, par des traités de ce genre, l’état de guerre est plutôt organisé que terminé. On voit clairement que le consentement n’est pas consentement, et que le faible n’est obligé qu’autant qu’il est faible ; dès qu’il reprend force, il n’est plus obligé.

Ici l’impatient lecteur voudrait m’interrompre : « Pouvait-on faire un traité d’autre genre ? Que proposez-vous ? » Je ne propose que des idées, me bornant à remarquer là-dessus que le seul risque d’une guerre coûte bien plus, et dès maintenant, que ne valent tous ces avantages obtenus par la menace. Mais je sais qu’il est difficile de sortir de la Guerre, et que la Force, par sa seule présence, efface le Droit. Je veux seulement que l’on pense la Guerre et la Paix selon les notions, non selon les passions. Si l’on commence par dire que penser ne sert à rien, on ne pense point, et il est vrai alors que penser ne sert à rien, puisqu’on ne pense point. J’ai vu que des hommes, qui autrefois aimaient à réfléchir, ont rejeté les pensées comme importunes, et cette fureur contre eux-mêmes est, à mes yeux, le fond et la substance de cette colère qui revient toujours. C’est pourquoi je leur dis, comme je me dis : pensons d’abord le mieux que nous pourrons, et il en résultera quelque effet ; je ne sais lequel, ni par quels chemins. La masse, à ce que je crois, garde le bon sens, mais se trouve jetée dans le doute par des discours où tout est mêlé, et auxquels elle ne sait pas répondre. Si seulement ceux qui se mêlent d’écrire étaient rappelés à l’honneur de penser, je dis même au plaisir de penser librement, cela ne serait pas un petit changement. Il n’y a pas bien longtemps que la traite des noirs et la torture ont péri, principalement parce que quelques-uns ont considéré ce que c’était, sans s’inquiéter de ce que les planteurs et les juges feraient dans la suite, gênés par cette lumière indiscrète. Et les choses se sont arrangées autrement.