Marseille, porte du sud/05

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Les Éditions de France (p. 55-68).

v

la cannebière
Il est dit dans ce chapitre :

« La Cannebière a peut-être huit ou neuf maisons. Cependant elle est comme toutes les rues, elle a deux côtés, ce qui peut lui faire seize ou dix-huit maisons. »

Ce n’était pas long

Marseille, prise au fait, n’en croyait pas ses yeux.

Elle mesura et vit que c’était vrai.

Comment faire ? Marseille débaptisa la rue Noailles qui faisait suite et l’appela aussitôt rue Cannebière.

La Cannebière compta immédiatement un nombre beaucoup plus respectable de maisons.

Et du coup, le malheureux écrivain passa pour un imposteur


Ce n’est pas du tout ce que vous croyez.

La Cannebière ne donne rien en photographie.

On la met sur carte postale, c’est entendu, et puis après ?

Cela n’a rien appris à personne de voir la Cannebière sur carte postale.

Le mieux que pourrait en faire un peintre ne serait qu’un tableau qui n’en vaudrait peut-être pas un autre.

C’est comme si l’on peignait une cour d’assises avec son prévenu, ses juges, ses avocats. Cela ne traduirait pas les passions que soulève une cause populaire.

La Cannebière a peut-être huit ou neuf maisons. Cependant elle est comme toutes les rues, elle a deux côtés, ce qui peut lui faire seize ou dix-huit maisons.

Elle ne donne même pas sur le large de la mer, mais sur le vieux port, si vieux, en effet, qu’il n’est plus qu’un beau mort.

Il y a des hommes et des femmes qui sont assis aux terrasses des cafés, d’autres qui vont et viennent. Des automobiles sur le modèle de toutes les autres automobiles, et des chiens qui ne sont même pas des tigres.

Seulement…

Les gens de la Cannebière ne ressemblent pas aux promeneurs et aux buveurs des avenues, cours, boulevards et mails des autres chères villes de la chère vieille petite France.

Vous avez remarqué que, lors de certaines fêtes, à l’occasion de courses d’animaux, par exemple, on voit nettement deux sortes d’individus dans les rues : ceux qui portent un carton pendu à la boutonnière et ceux qui n’ont rien à la boutonnière. Les uns sont de la fête, les autres n’en sont pas. Et cela fait deux humanités très différentes.

Sur la Cannebière, il n’y a que des gens qui sont de la fête.

Ils ne portent pas de petits cartons, mais ce n’est là qu’un détail.

En tout cas, presque tous y auraient droit.

S’ils portaient des cartons, ces cartons seraient de deux couleurs : verts et noirs.

Le carton vert désignerait ceux qui embarquent, le carton noir ceux qui débarquent.

Ce serait un défilé nonpareil. On y lirait dessus les noms de tout le planisphère terrestre.

Je ne vois pas quel autre spectacle serait plus magnifique.

Ce spectacle est celui de la Cannebière.

Il est toujours agréable, quand on ne sait quoi faire, de rencontrer un membre de sa famille.

La Cannebière est le foyer des migrateurs.

C’est le rendez-vous de tous les français qui sont connus ailleurs qu’en France.

Si vous avez un compte à régler avec un mauvais Européen qui, sur un point quelconque des grands océans, vous a vendu des poissons chinois qui sont crevés en route, achetez un gourdin, venez vous asseoir sur la Cannebière et attendez ; le misérable passera sûrement un jour.

Ils y passent tous.

C’est à croire que les voyageurs ont une religion secrète et que la Cannebière est quelque chose dans la religion des voyageurs, comme La Mecque dans la religion des musulmans.

Cela, par exemple, doit leur valoir d’importantes indulgences plénières, de venir une fois tous les cinq ans prendre un vermouth-cassis sur la Cannebière !

De toutes façons, ce doit être une raison comme ça.

Autrement, je ne rencontrerais par ici, chaque soir, entre 6 et 7 heures, tous les messieurs et toutes les dames que j’ai connus sous l’autre soleil.

Voici le restaurateur de Djibouti, venu à Marseille acheter du beurre, des œufs à la coque et peut-être même de la glace ! Voici M. Alphonsin qui vend du plaisir dans toute la Syrie.

— Pas une garnison du Liban et de l’Anti-Liban qui n’ait sa petite maison.

Le doigt levé, il ajoute :

— Et toutes dotées d’un piano mécanique !

Voici le marchand de tabac d’Algérie. Il faut n’avoir jamais porté un casque colonial pour ignorer ce phénomène incomparable. Pour mon compte, depuis douze ans que je le rencontre, il me promet un paquet de cigarettes. Il me l’a promis dans les cinq parties du monde.

— Tiens ! je rentre de Perse et je repars pour le Maroc, mais viens ce soir prendre le vermouth-cassis, je te donnerai un paquet de cigarettes !

Il me le doit toujours !

Voici un pilote de la rivière de Saïgon. Il y retourne. Il n’était pas mal en France…

— … Mais, en Cochinchine, vois-tu, mon vieux, on se sent tout de même un peu plus chez soi !

Voici les officiers coloniaux ; celui-là faisait le capitaine à Tien-Tsin, il va faire le commandant à Madagascar. Retour à Brazzaville, cet autre va instruire les cipayes à Pondichéry.

Voici Mouffin. Ah ! Mouffin ! Il n’a pas le temps de s’arrêter ; il est pressé. On l’attend à sa maison, paraît-il.

— Et où est votre maison, Mouffin ?

— Aux Nouvelles-Hébrides, pardi !

Je me suis brouillé avec l’étonnant Railly, qui était mon grand ami, que j’avais plus revu de longtemps, que j’avais quitté, je crois, à Manille ou à Java et qui, depuis quarante-huit heures, regardait sur la Cannebière si je ne passais pas.

Il me voit. Il pousse un cri de putois. Je continue mon chemin. Il enjambe les tables, renverse les siphons, me met la main au collet.

— Je t’attendais, me dit-il. Ton verre est servi. Tu repars après-demain avec moi, j’ai une voiture sur le bateau. Tu n’as pas trop vieilli. Mais je ne me trompe pas, tu es bien mon vieil ami Londres ? Oui, c’est tout à fait toi. Ce n’est pas trop tôt. Tu vas écouter mon affaire.

Où nous sommes-nous quittés ? Tu te le rappelles, toi ? Je crois que c’est à Bombay. Bref ! Voilà un an, je rentre de ma tournée du Japon. Je débarque ici le 27 janvier. Je me dis : je vais aller voir ma sœur à Châlons. Figure-toi qu’avant, j’ai l’idée de passe à ma maison de commerce. Le patron est là. Le voilà qui me fait des grâces :

« Il y a une affaire formidable à traiter à Madagascar, qu’il me dit.

— Tant mieux, patron.

— Elle est pour vous !

— Merci. »

Je remettais mon chapeau quand il me dit :

« Le bateau part demain, le 28.

— Patron, je viens de m’envoyer la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les Philippines, le Japon, l’Inde, la Chine et leur petit-fils l’Indochine. Vous êtes bien gentil, mais je voudrais aller voir ma sœur.

— Où habite-t-elle votre sœur ? me demande-t-il.

— À Châlons.

— C’est trop loin ! Vous n’aurez pas le temps. Qu’est-ce que cela peut vous faire d’aller avant à Madagascar ?

— Entendu, patron, lui dis-je ; j’y vais et je reviens. »

J’arrive à Tananarive — tu sais, la mère Karinan, mon vieux elle est crevée ! — je fais l’affaire. J’allais revenir voir ma sœur quand la maison me câble de profiter de l’occasion pour faire la tournée diagonale de l’Afrique. C’est prendre la piste Zanzibar pour aboutir à Konakry. Quand je repense à ça, j’ai toujours soif — donne au petit Railly un vermouth-cassis, garçon, pour la diagonale — alors j’ai fait l’Afrique. J’ai repris un « chalut » à Konakry. De Bordeaux, je m’amène ici. Dix-huit mois de mers du Sud, dix chez les négros, cela fait à mon calendrier deux ans et quatre mois. Or je suis ici depuis trente-six heures et je vais me rembarquer sans voir ma sœur. C’est pourquoi je t’emmène. Voilà ce qui se passe. De Beyrouth, on gagne Bagdad. De Bagdad la Perse. Le but est Kaboul. L’Afghanistan, voilà le neuf, voilà l’avenir. C’est cela qui va faire une belle tournée, vieux compagnon !

— Tu parles trop vite, Railly. Pour moi, ce n’est pas possible. Je ne vais pas de ce côté.

— Mais, mon vieux, je te déposerai où tu voudras.

— Je dois prendre un autre bateau.

— J’ai une voiture. Je te mettrai au golfe Persique. Là, tu en prendras des voitures. Ce n’est pas ça qui manque, les « chaluts », dans le golfe Persique. En attendant, tu vas voir comment, au bout de deux ans et quatre mois chez les sauvages, on sait offrir à dîner à ses amis !

C’est le lendemain à midi quarante que je me suis brouillé avec Railly.

La Cannebière éclatait de joie sous le soleil. Les « marins » étaient autour de leur table, au café-glacier.

C’est là qu’ils se retrouvent quand ils débarquent. Ce sont des officiers de la marine au long cours. Lorsque l’on se rate seulement d’une heure à cette table de café, la tyrannie de la mer est si grande que cela suffit, parfois, pour que l’on reste un an sans se revoir.

C’est comme une espèce de rendez-vous dans la lune.

J’étais donc avec mes amis, les marins.

Railly entra. Les marins étaient aussi ses amis. Il me dit tout de suite : « Ton sac est fait ? C’est à quatre heures, tu sais. »

Je lui demandai d’être sérieux.

— Alors, tu ne viens pas avec moi, fit-il.

J’expliquai aux amis que Railly s’était mis dans la tête de m’emmener en Afghanistan.

— Oui, ou non, viens-tu avec moi ?

Je lui dis qu’il rêvait.

Il s’était assis. Il se leva, serra la main à tout le monde, mais pas à moi.

À la porte, il se retourna.

— Alors, c’est non, fit-il.

— Évidemment !

Il disparut.

On l’attendit une demi-heure, mais il ne reparut pas. Je ne l’ai plus jamais revu.

La Cannebière a peut-être bien seize ou dix-huit maisons… Seulement, voilà !