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Marseille, porte du sud/10

La bibliothèque libre.
Les Éditions de France (p. 119-133).

x

la « guerre » mystérieuse
de l’opium

Il y eut, jadis, en Chine, la guerre de l’opium. Elle se livra à coups de fusils et de canons. Un traité la termina. Du moins l’histoire parle ainsi. L’histoire se trompe. La guerre de l’opium n’a pas cessé. Elle continue sur le champ de bataille de Marseille.

Alors, un jour, je revêtis mon vieil uniforme de correspondant de guerre et je me rendis au grand quartier général des opérations.

Il était place de la Joliette et s’appelait commissariat du port.

Le commissaire était dans le bureau du fond.

— Monsieur le commissaire, lui dis-je, ainsi que vous pouvez le voir à mon uniforme, je suis correspondant de guerre :

— Vous allez en Syrie ?

— Non, je reste à Marseille. Je viens suivre la guerre de l’opium.

— Eh bien ! vous n’avez pas peur !

— Je n’ai pas peur. De plus, vous pouvez avoir confiance en moi. Je fus accrédité, en d’autres circonstances, aux grands quartiers français, anglais, italien et russe.

— Ce sont des références, asseyez-vous.

Et je m’assis.

— Marseille est, en effet, le front de la grande guerre internationale de l’opium, reprit mon commissaire. Seulement, tous vos états de service, auxquels je veux bien croire, ne vous ont nullement préparé au rôle que vous prétendez jouer. Les guerres dont vous parlez ont eu lieu à visage découvert. On savait plus ou moins où trouver l’ennemi. La guerre de l’opium est une guerre de francs-tireurs et d’hommes masqués. Allez donc raccrocher votre uniforme à son clou et si vous avez le téléphone donnez-m’en le numéro. Je vous ferai prévenir pour la prochaine escarmouche. En attendant, au revoir ! continuez d’être sans peur et portez-vous bien !

À cinq jours de là, je reçus l’appel. J’accourus. Le commissaire me mit entre deux messieurs, me souhaita bonne chance. Nous partîmes. On longea le bâtiment des docks. Nous marchions comme trois bourgeois. L’un des messieurs tira sa montre. On allait au cap Pinède.

Un paquebot de la ligne de Chine terminait sa manœuvre d’accostage. Nous, trio d’innocents, nous nous promenâmes le long du bord. Au bout de deux heures et demie, je dis aux deux messieurs : « C’est long ! » Au bout de trois heures et quart, les deux messieurs frémirent des narines. Un inscrit, en vêtement de toile bleue, descendait du paquebot et s’en allait prendre son train afin d’embrasser plus tôt sa famille. Il emportait même sous son bras deux grosses boules de pain pour faire à ses petits enfants de bonnes tartines dans du pain de mer.

— Laissez-nous et suivez, me dirent mes compagnons.

Je suivis. Les deux bourgeois abordèrent l’inscrit. Sans moi le trio se reforma. Il entra au poste de police. J’entrai aussi.

Les deux boules de pain étaient remplies d’opium.

La semaine suivante, nouveau coup de téléphone. Il s’agissait de deux aigles empaillés qui m’attendaient dans un arrière-bureau de la douane. Ces deux oiseaux s’étaient fait pincer le matin en descendant d’un cargo-boat. Le ventre de l’un était déjà vide. On ouvrit le ventre de l’autre, il s’en échappa douze boîtes en fer-blanc. C’était du bon opium de Bénarès. Les aigles, eux, étaient de l’Himalaya.

Un autre jour, j’arrivai trop tard. On ne m’avait pas attendu pour déshabiller deux boys annamites. La scène avait eu lieu dans un entrepont. Deux boyaux gonflés de la divine marchandise entouraient le corps des petits boys.

Je vis d’autres coups : les cannes creuses, les faux livres, les chaussures avec leur forme, les formes n’étant qu’un récipient. On se souvient encore d’une époque récente où chaque courrier apportait un paralytique ; et les douaniers eux-mêmes s’écartaient pour laisser passer l’opium dans les béquilles. Il y eut aussi la civière ! Le pauvre colonial couché et grelottant, une couverture jusqu’au menton et les poches bourrées de drogue.

Ce ne sont là que des incidents de la guerre.

Il est un généralissime des contrebandiers de l’opium. Tous ceux qui ont voyagé aux pays de la drogue l’ont entendu nommer. On ne sait pas son nom, mais on l’appelle le Père.

Les ports de Changaï, de Hong-Kong, de Saïgon, travaillent pour le Père. Riche plus que toute la police de Marseille et des environs, les coups de main de l’adversaire ne le gênent pas. Les boules de pain, les aigles empaillés, les béquilles qu’on lui vole, cela n’est rien, c’est la part du feu. C’est un Chinois. Il est peut-être bien l’homme le plus mystérieux de Marseille. J’ai longtemps cherché le moyen d’approcher le Père.

Un Grec d’Égypte, qui ressemble à un olivier parce qu’il est noueux du corps et chevelu du sommet, et qui est connu dans les bars sous le nom de prince Henri, m’avait d’abord promis son appui.

Il était bien placé, c’était le fondé de pouvoir du Père, le chef d’état-major, si vous voulez.

Ce n’était pas, d’ailleurs, une tout à fait basse crapule. Grâce à un second emploi que, par déférence pour une honorable carrière, je me garderai de préciser, il jouissait d’une incertaine immunité diplomatique. Or le prince Henri n’avait pu me servir.

— Renonce ! Tu serais le préfet des Bouches-du-Rhône que tu n’aurais pas plus de chances.

Je le suppliai.

— Ah ! faisait-il, c’est un grand homme. Il draine la drogue de toute la ligne. Il bat journellement la douane et la police. Il assure le bonheur d’une partie du Bottin mondain. Il commande à une armée de mer et à une armée de terre.

— Prince Henri, tu m’emballes !

— Tu es un ignorant. Avant-hier, il a fait 110 kilos de rousse (opium) et 160 kilos de haschish. Les ventres de perroquet, c’est pour amuser la douane.

— C’étaient des aigles…

— On fait aussi des perroquets… Il est indispensable que la douane ait de petits succès. Il les lui prépare lui-même. Un petit succès de la douane précède toujours un grand coup du Père. Il lave d’avance de tout soupçon les quelques éminents collaborateurs qu’il peut avoir. Mais tu ne le verras pas. Il est chez lui et il ne sort jamais. Il travaille pour son fils.

Peut-être un mois plus tard, le destin me sourit.

Un ami « fumeur » qui venait de débarquer était assis sur la Cannebière. Je le rejoignis.

À 6 heures du soir, il se leva et me donna rendez-vous pour 8 heures.

— Où vas-tu ?

Il sourit et dit : « Je vais voir le Père. »

Je m’accrochai à son bras.

— Je lui rapporte des nouvelles de son fils qui est dans une rizerie à Cholon.

— Emmène-moi !

— Si tu veux.

La censure interdisait pendant la guerre que l’on nommât les résidences des quartiers généraux. Je respecterai cette règle. Je ne signalerai pas au service de bombardement où s’élève, plutôt où s’écroule, la maison de l’adversaire.

La voici.

Il ne s’agit pas d’un repaire de bandit. L’homme qui vit là et qui fournit d’opium non seulement la France mais à peu près « tout ce qui fume » en Occident, compte de hautes relations. L’opium n’est pas la coco. Il est vraiment de plusieurs classes au-dessus. La coco est un peu « trottoir ». L’opium est demeuré « salon ». Le trafiquant qui opère dans un vil milieu reste un trafiquant ; s’il sert des hommes qui comptent il devient un fournisseur. Une dignité s’attache à son négoce. Au seuil de cette demeure, je vais jusqu’à sentir de la considération.

Nous avions frappé. La porte s’ouvrit. Et alors je commençai à vivre comme si je lisais dans un roman.

Une vieille face m’apparut.

— Je vous salue, ô Père indispensable, fit mon ami.

C’était le « Père », le roi de la divine drogue, le grand prêtre de la fumée noire pour l’Occident.

Il s’inclina et dit :

— Mon respect précède vos pas.

On entra.

Il était habillé à la chinoise : camisole, robe et pantoufles. Il était tout seul dans la pièce avec une lampe à pétrole. Il nous fit asseoir autour d’une table ronde.

— Moi, je suis l’amitié, fit mon compagnon ; ce visiteur-là – et il me désigna – c’est la curiosité.

Le vieux Chinois éleva une de ses mains et son geste signifiait qu’il s’en moquait totalement.

— Et vous savez, ajouta l’ami, que les curieux présentés par moi n’ont rien des inquisiteurs.

— Le fils est-il grand ? demanda l’hôte.

— Je l’ai vu. J’ai dîné avec lui. Nous sommes allés tous deux au théâtre. Il m’a conduit, ensuite, à l’établissement des chanteuses. Il est grand.

— Il est le flambeau de son père, fit le Chinois comme s’il se réveillait.

— Il veut venir à Marseille. Il dit que, dans son idée, c’est la ville merveilleuse. Il sait que son père est le grand ordonnateur du plaisir pour les mandarins blancs. Il en est fier.

— Lui avez-vous dit qu’il serait riche à l’heure du retour ? Il achètera la rizerie. Le sait-il ? Ces pères religieux français l’ont-ils bien élevé ?

— Il est accompli.

Le « Père », tout en restant assis, s’inclina profondément du buste et de la tête.

— Alors tu ne connaissais pas le Père ? fit mon ami. Regarde-le : c’est notre grand homme. Il a plus de relations que toi !

— Je suis un profane, dis-je. Cependant peu d’étrangers n’ont davantage entendu parler de vous. Depuis des années, je connais le Père. Vous êtes illustre, monsieur, dans tous les ports.

— Je suis l’ami des apaisés…

— Les délégués de la Société des Nations qui s’occupent de la question ont même prononcé, voici quelque temps, votre nom devant moi…

Le Chinois s’inclina plus respectueusement encore que tout à l’heure. Mon ami se leva.

— Au revoir ! fit-il. Je suis en France pour un an. Je compte tous les deux mois votre voyageur. J’habite toujours où vous savez. Ne me laissez pas manquer de marchandise. Le fils est beau et grand !

— Cela est dit comme à lui, fit l’ami des apaisés.

Nous sortîmes.

— Tu crois avoir vu le Père ? demanda mon ami. Ce n’est que son gérant, celui qui fait de la prison quand il le faut.

— Alors et toute ton histoire du fils et du Cholon.

— Tu as entendu : elle a été dite comme à lui…