Marthe, histoire d’une fille/XI

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Jean Gay, libraire-éditeur (p. 123-134).
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XI



Marthe rentra au logis, défaillante et farouche. Son amant l’avait attendue pendant toute la nuit, et il avait préparé pour son retour une série de phrases mi-sentimentales, mi-gouailleuses. Aux premiers mots qu’il prononça, elle le regarda en face et lui dit :

— Le loyer est-il à mon nom ?

Et comme il répondait oui. — En ce cas, cria-t-elle, vous ne feriez pas mal de me ficher votre camp !

Il fut étonné, balbutia quelques injures, et finalement emporta sa chemise en foulard de soie et disparut.

Quand il eut quitté la chambre, elle respira et, courant à l’armoire, avala d’un trait un grand verre de kirsch, puis elle saisit avec rage le goulot du flacon et but à même.

Cette ribote la rendit malade et plus triste que jamais. Une foule de jeunes gens vint la voir, se proposant de remplacer leur ami dans ses bonnes grâces, elle préféra les avoir tous plutôt que d’en endurer un seul, et elle recommença son ancienne vie, ne se sentant aucune affection, aucune tendresse pour tous ces gens qui faisaient la chaîne le long de sa couche, comme si elle eût été brûlée dans un incendie d’amour ! elle en arriva à prendre pour amants de cœur d’ignobles hommes aux casquettes bouffies et portant sur les tempes les stigmates des infâmes : les accroche-cœurs. Ceux-là la dégoûtèrent plus encore et elle s’ingénia à passer les nuits seule.

Alors, sous les courtines de soie pâle, dans l’insomnie qu’elle ne pouvait vaincre, elle songea passé. Elle en vint à pleurer sa petite fille qui était morte en naissant et à aimer presque le jeune homme qui l’avait soignée dans cette crise horrible ; puis, à mesure que sa lamentable vie se déroulait devant elle, comme les tableaux changeants d’un kaléïdoscope, elle frissonnait, mesurant la profondeur des boues où elle avait plongé, et quand elle arriva à cette phase de son existence où elle avait servi dans le régiment des mercenaires, alors, dans le silence de l’alcôve, se dressa, avec sa robe bariolée et ses hurlements de sinistre joie, le spectre des maisons de filles.

Elle entrait, confuse, et des âmes, rendues charitables par l’ivresse, lui disaient : n’aie donc pas peur, tu t’y feras bien vite ; puis on la déshabillait et elle n’avait plus pour tout vêtement qu’une mousseline, sous laquelle son corps s’estompait en rose ; l’on apportait des verres et elle se mettait à jouer au nain-jaune des moos de bière louche, jusqu’à l’arrivée de M. Henri, le coiffeur chargé de rafistoler les femmes. Quand chacune avait sur le crâne un étage de tignasse et au-dessus du front un tas de banderoles et de fleurs, on buvait l’absinthe, on brassait à nouveau les cartes, attendant l’heure d’appareiller, soit pour Lesbos, soit pour Cythère ; après le dîner enfin, tout le monde descendait au salon et, debout sur le seuil, la mère Jules guettait.

Il venait deux, trois, vingt personnes ; on demandait à boire, on montait au premier, puis le timbre sonnait et toutes se bousculant, se chatouillant, se pinçant, dégringolaient l’escalier, quatre à quatre, faisant tourbillonner dans la vapeur rouge des gaz leurs oripeaux de théâtre ou se découpant, blanches et nues, sur le faux marbre des murailles.

On atteignait ainsi onze heures, la table était prête pour le souper, et tout l’escadron remontait et s’empiffrait des rondelles de cervelas, des tartines de rillettes, des parts de lapin aux pommes, et le timbre retentissait encore ; chacune avalait le morceau qu’elle avait en bouche, et pour la vingtième fois, elles s’engouffraient avec un bruit de tempête dans la salle du marché, puis remontaient, sauf une ou deux, qui rentraient plus tard les bas luisants de pièces d’argent ou d’or.

Mais c’était vers une heure du matin que le délire atteignait son intensité suprême. Les passagers affluaient ; alors les gambades et les cabrioles, les piétinements et les huées ne cessaient plus, les filles luttaient entre elles de bêtise et d’entrain. Elles sautaient, se trémoussaient, se tordaient, les lèvres éclaboussées de laque rose, les dents frottées de ponce ! Fouettées par le vin, éperonnées par l’alcool, elles hennissaient, regimbantes, ou s’abattaient fourbues et veules sur les divans.

D’autres fois, au terme de la veillée, vers trois heures du matin, alors que toutes les femmes demandaient aux hommes de leur dire l’heure et persistaient à les étourdir de l’éternel refrain : tu payes à boire ! un monsieur entrait et disait à l’une d’elles : « va t’habiller, je t’emmène, » et il s’installait, les jambes croisées, fumant son cigare, attendant que son achat lui fût remis, empaqueté dans de l’étoffe noire ; l’on entendait alors des appels dans l’escalier, la femme demandant une chemise à Madame, attachant avec des épingles les jupes qu’on lui prêtait ; elle descendait enfin, débarrassée de son rouge et de sa poudre, et allait embrasser ses camarades comme si, partant la nuit, à l’aventure, elle craignait de ne les plus revoir. On sortait, et appuyée sur la rampe, la loueuse criait de sa voix brève : « Je t’attends demain à midi, ne t’amuse pas en route. »

Ce fut une nouvelle fascination pour Marthe, ce fut cette attraction du vide sur lequel on se penche, que cette vie chauffée à blanc, que ces culbutes, que ces pirouettes, que ces verres vidés sur le coude, que ces disputes entre l’une et l’autre pour un ruban ou pour un homme, que ces raccommodements entre deux galops ; elle se souvint avec un singulier plaisir de ces ardeurs et de ces fièvres qui la faisaient délirer et se tordre, comme cette frénésie et ce vertige qui font ululer et bondir les derviches hurleurs affolés par le tournoiement de leurs rondes !

Et puis, c’était une déroute de toutes les idées tristes, une abdication volontaire des luttes d’ici-bas que ce désordre sans cesse attisé : la prison éloignait toutes les difficultés de l’existence, on ne s’occupait plus de rien sinon de gagner assez pour perdre au jeu et s’ivrogner si les passants se refusaient à payer l’écot, et cependant, quelle misère et quelle abjection ! Sans doute, elle s’y était faite aux baisers méprisants des hommes, mais, les premiers temps, comme le goût de cette bourbe lui avait tenu en bouche ! le chaland se levait le matin et, dégrisé, reconnaissant l’endroit où il avait couché, furieux contre lui-même, plein de dégoût pour la femme qui l’avait frôlé, il s’habillait en un tour de main, secouait le blanc qui marbrait ses habits et s’échappait sans même lui dire adieu ; elle entendait son pas précipité sur les marches, puis il s’arrêtait près de la porte, attendant que l’omnibus fut passé pour sauter dans la rue et s’enfuir. Et quelle humiliation lorsqu’elle-même ayant passé la nuit dehors rentrait au jour ; le laitier et le boucher, fumant leur pipe sur le pas de leurs boutiques, avaient des rires insultants et lui crachaient aux jambes, quitte à venir les lui embrasser le soir !

Enfin, grâce à Ginginet, qui avait répondu d’elle, se disant prêt à l’épouser, elle n’était plus sujette du bureau des mœurs et la pensée qu’elle allait refaire à nouveau partie de ce bétail que la police doit surveiller et traquer sans relâche lui donnait froid dans le dos.

Elle ne se dissimulait pas les douloureuses voluptés de cette servitude, et cependant elle était attirée par elles comme un insecte par le feu des lampes ; tout lui semblait valoir mieux d’ailleurs, le péril des tempêtes, la chasse sans merci, que cette navrante solitude qui la minait.

Elle se réveillait de ces visions, l’esprit détraqué, les joues en sueur, elle suffoquait dans sa chambre, et parfois elle descendait pour prendre l’air et se traînait le long des murs, avec une démarche et des gestes de mourante. La fraîcheur du matin, le clair soleil chassaient ces rêves et elle allait tomber sur un banc, dans un jardin public ou dans un square, regardant le sol qu’elle creusait avec la pointe de ses bottines, tamisant au travers de ses doigts, de la terre en poudre, mais tous ces enfants qui faisaient des petits pâtés avec des seaux en fer-blanc l’exaspérèrent ; ils lui rappelaient le temps où, elle aussi, se ventrouillait dans la poussière et plantait des branches d’arbres sur des tas de cailloux, elle se prit alors à errer dans Paris, et un jour qu’elle déambulait ainsi au hasard, elle tomba, au détour d’une route, devant une caserne, à l’heure où les mendiants viennent chercher la soupe.

Elle s’arrêta dans une sorte de cul-de-sac, bordé au nord par cette caserne, quelques marchands de vins où buvaient, à l’ombre de pins en caisse, des vieillards, pansus comme des tourailles, au sud, par une échoppe à fritures et à crêpes, un restaurant interlope avec ses bols de riz au lait et ses crêmes tremblantes, et par un sordide marchand de bric-à-brac, à la porte duquel pendaient en désarroi des crinolines dont les chairs s’étaient dissoutes et dont les carcasses d’archal sonnaient aux vents.

Plus près enfin, à l’entrée de l’impasse, trois arbres aux troncs flacheux dressaient de leurs manches de terre des bras éplorés et difformes.

Une pelletée de misérables avait été jetée dans le ruisseau au pied de ces trois arbres. Il y avait là des pauvresses aux poitrines rases et au teint glaiseux, des ramassis de bancroches, des borgnes et des ventrées de galopins morveux qui soufflaient par le nez d’incomparables chandelles et suçaient leurs doigts, attendant l’heure de la miche.

Accotés, accroupis, couchés les uns contre les autres, ils agitaient des récipients inouïs : casseroles sans queue, pots de grès cravatés de ficelles, bidons cabossés, gamelles meurtries, bouillottes sans anses, pots de fleurs bouchés par le bas.

Un soldat leur fit signe et tous se précipitèrent en avant, tête baissée, aboyant comme des dogues, puis, quand leurs écuelles furent pleines, ils s’enfuirent avec des regards voraces et, le derrière sur le trottoir, les pieds dans le ruisseau, ils avalèrent goulûment leur bâfre.

Marthe frémit à la vue d’un vieillard qui buvait sa soupe à même d’une chaufferette et elle regarda, toute interdite, ce visage feutré d’une barbe grise, ces yeux clignotants et troubles, ce nez qui perçait, tout praliné de rouge, la croûte flasque et comme morte des joues. Ce crâne peluché, ces loques cousues avec des ficelles, ces habits couleur de bouse, cette culotte mangée des mites, étoilée de trous, cuirassée de fange, ce gilet racorni, rongé, ratatiné par tous les soleils et par toutes les pluies, ces savates sans nom, éculées et avachies, ouvrant, pour laisser passer l’orteil, des lucarnes de cuir roux ; cette figure enfin, ravagée par tous les excès, ce hideux tremblotement des jambes, ces mains qui dansaient toutes seules, sans que l’homme les remuât, l’émurent d’une poignante pitié, et elle blêmit alors que le mendiant s’approcha d’elle et lui dit à voix basse :

— Tu ne me reconnais pas, je suis Ginginet.

— Oh ! fit-elle, abasourdie, comment, c’est toi ! Et tu en es arrivé là !

— Il a bien fallu, j’ai tout mangé, j’ai tout bu, j’ai fait faillite comme un vrai commerçant ; ratiboisé ma chère, et avec ça, plus de voix, je ne puis même plus filer un son ; le battant de ma sonnette est perdu, je l’aurai avalé par mégarde dans le fond d’un litre. Hein ? je suis changé, dis donc ? Ah dame ! je suis vêtu, sans prétention et sans chic, mon elbeuf se déforme, mon grimpant se détraque et mes bottes sont blettes, — que veux-tu ! Ça vous vieillit un homme que d’être dans la misère et d’avoir toujours soif ! Mais, voyons, parlons un peu de toi, sais-tu que tu es toujours mignonne et, qui plus est, crânement ficelée. Tu dois être riche ! Ah bien alors, tu devrais bien me prêter quelques sous pour boire une chopine ; et tendant un affreux bourgeron, il ajouta avec son effroyable sourire : Un jaunet, ma princesse, ça vous portera bonheur.

Les yeux de Marthe eurent comme une explosion d’ivresse :

— Ah ! dit-elle, depuis le temps où tu me rouas de coups, tu n’as point fait fortune, cela doit te paraître dur, hein, de me demander l’aumône ?

Puis, à la vue de ce visage, tanné et comme fumé par la misère, sa jactance tomba, la pitié lui revint au cœur, elle embrassa la barbe hideuse du comédien, et lui jetant tout ce qu’elle avait en poche :

— Bah ! dit-elle, nous nous valons ; c’est égal, mon cher, si c’était à recommencer ! Sais-tu qu’il vaudrait mieux bûcher et trimer pour de vrai, ça rapporterait plus !