Marthe de Montbrun (RDDM)/01

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MARTHE

I.


Qui a pu aimer une femme belle et artiste sans maudire dans certains momens son talent et sa beauté ? Qui n’a pas vu dans les regards admiratifs attachés sur elle une profanation de sa personne ? Qui ne s’est pas irrité des émotions que sa voix faisait naître, comme d’une sorte de prostitution de son âme ? Comment se résigner à voir la femme qu’on aime parler au public la langue par excellence de la passion ? Et le chant est si bien cette langue, que dans le langage ordinaire lui-même, les mots n’expriment tout au plus que les idées ; c’est l’intonation qui est chargée de traduire toutes les nuances du sentiment. Une femme dit : « Je l’adore ! » en parlant de son épagneul, et quand elle murmure les mêmes paroles à l’oreille de son amant, les trois syllabes dont ce verbe est composé ne changent pas. Quel abîme pourtant entre les deux phrases !

Manuel pensait aussi, avec tous les amoureux, qu’il y a une atroce et impudente coquetterie, de la part d’une femme, à répandre sa vie en brûlans accens devant un homme dont elle se sent aimée, à se montrer à lui le sein palpitant, l’œil humide de tendresse, comme pour lui dire : « Voyez comme ma voix sait trembler, voyez comme mon cœur sait battre, voyez comme je comprends l’amour ! Mais malheur à vous si vous oubliez que ce n’est qu’un jeu, car quand je vous aurai enivré, troublé jusqu’au délire, je redeviendrai calme, froide, impassible, et je n’aurai pour vos souffrances qu’un sourire de dédain. »

Toutes ces impressions, il les avait déjà ressenties en entendant chanter Marthe, mais jamais avec le degré de violence qu’elles atteignirent au moment où commence cette histoire, car la jalousie venait de changer en certitude un vague soupçon qu’il nourrissait depuis longtemps. Dans le jeune homme qui chantait un duo avec elle, il voyait un rival.

Quoique sa tête fût inclinée sur sa main, personne dans le salon n’apercevait aussi distinctement que lui le front lumineux de Marthe, les ondulations de ses admirables cheveux noirs et les lignes harmonieuses de son corsage. Quand toute la vie de la jeune fille et du jeune homme passait dans les sons qu’exhalaient leurs deux poitrines soulevées en même temps par un même rhythme, et que ces sons, en s’unissant, semblaient confondre leurs deux âmes, quand leurs regards se cherchaient et se pénétraient, il les eût volontiers poignardés.

« C’est donc vrai, se disait-il, il l’aime ! Comment ai-je pu en douter si longtemps ? Pouvait-il la voir chaque jour et ne pas l’aimer ? Et elle ? Pourquoi pas ?… George n’est-il pas beau, distingué ? Dans quel aveuglement ai-je donc vécu jusqu’ici ! Ces longues soirées que j’employais à approfondir le sens de ses moindres paroles, à inventer une interprétation de ses plus imperceptibles gestes, il les passait, lui, à lui parler une langue divine, une langue qui amenait sans cesse sur ses lèvres le mot d’amour, ce mot que je n’osais prononcer devant elle dans la crainte de rompre le charme qui la retenait près de moi. Mais qu’est-ce qu’un mot ? N’a-t-elle pas mille fois compris ce qui se passait en moi ? Ne l’ai-je pas vue émue, profondément émue en m’écoutant ? Ses regards mentaient donc ? Qui sait pourtant ? Je ne ressemblais pas à tous les hommes qu’elle avait connus jusqu’alors ? J’éveillais sa curiosité, j’étonnais parfois son imagination, j’avais enfin près d’elle le succès d’un orateur ou d’un poète ; cela ne lui ôtait pas le droit de donner son cœur à un autre. Oh ! elle ne saura jamais combien je l’ai aimée, combien je l’aime ! Jamais !…

À l’instant où Manuel se répétait à lui-même ce serment, les applaudissemens éclataient de toutes parts, et un gros homme, aux allures tant soit peu vulgaires, qui n’en était pas moins maître Servet, l’avocat le plus renommé du département du Finistère, se retournait vers lui dans un état de complet épanouissement en s’écriant : — Voilà des artistes ! qu’en dites-vous, don Manuel ?

— Mais c’est très beau, répondit Manuel d’un ton si froid et si distrait, que maître Servet quitta la place qu’il occupait près du jeune étranger pour aller chercher ailleurs des auditeurs plus enthousiastes.

On ne s’étonnera pas de son zèle musical, quand on saura que le jeune homme blond, gracieux et frêle, qui venait de dire un duo de la Norma avec une ampleur toute magistrale, était son fils, un fils unique, auquel il avait régulièrement envoyé, sans récrimination aucune, cinq mille francs chaque année à Paris, pendant tout le temps qu’il y avait passé à étudier Mozart et Beethoven au lieu de suivre les cours de droit.

Le Cicéron bas-breton recueillit des félicitations plus bienveillantes qu’éclairées. Parmi les personnes qui remplissaient le grand salon du château de Cernan, bien peu étaient capables d’apprécier le chefd’œuvre du célèbre compositeur italien et la merveilleuse intelligence musicale de ceux qui l’avaient interprété.

À l’extrémité du salon était assise la maîtresse de la maison. M"’la baronne de Cernan. C’était une femme de soixante ans environ, veuve d’un ancien ministre de Charles X. Sa physionomie échappait par sa nullité même à toute observation. À première vue, il était impossible d’en rien dire, si ce n’est qu’elle portait noblement ses dentelles d’Alençon et sa robe de velours noir.

Près de la baronne s’étalait une autre femme, d’une dizaine d’années plus jeune qu’elle, qui, à en juger par l’échancrure exagérée de son corsage et les artifices de sa coiffure, conservait encore quelques prétentions. Amie d’enfance de Mme de Cernan, la marquise de Rosbac se trouvait depuis huit jours au château, et la soirée se donnait en son honneur. Il était évident qu’elle avait été fort belle, et sa figure eût pu sembler encore assez attrayante, si je ne sais quel mélange de froideur, d’inflexibilité et de ruse, n’avait percé par intervalles derrière le sourire doucereux stéréotypé sur ses lèvres ; mais il aurait fallu un œil bien exercé en ce moment pour apprécier cette révélation du caractère vrai de la marquise, tant elle mettait d’entraînement et de chaleur à féliciter Mme de Cernan sur la beauté, la grâce et les talens de la jeune fille qui se trouvait au piano. Cette jeune fille n’était autre que Mlle Marthe de Montbrun, nièce et héritière présomptive de la baronne.

Une blonde pensionnaire de quinze ans, fille de la marquise, jouait avec son éventail à côté des deux amies, et jetait à la dérobée des regards pleins d’une satisfaction naïve sur les nœuds de ruban et les bracelets dont elle se voyait parée pour la première fois de sa vie.

À quelques pas de là, une demi-douzaine de jeunes gens étaient groupés autour de la vicomtesse Julia de Cernan, veuve peu désolée d’un époux septuagénaire. Encore vêtue de crêpes funèbres qui faisaient admirablement ressortir l’éblouissante blancheur de ses bras et de ses épaules, la très jolie et très coquette vicomtesse paraissait n’accorder qu’une médiocre attention à la musique, et adressait de temps en temps un sourire ou un mot à ses adorateurs, comme pour les empêcher d’oublier qu’elle était dans le salon la seule femme dont il leur fût permis de s’occuper.

Le reste de l’auditoire pouvait se comprendre dans deux grandes divisions. D’un coté du salon était rassemblée l’aristocratie féodale du département ; de l’autre, l’élite de la bourgeoisie de B… Le château de Cernan était un terrain neutre où l’on pouvait se rencontrer sans se compromettre ; si la noblesse et la roture ne s’y donnaient pas la main, elles s’y contemplaient du moins face à face. La baronne aurait peut-être assez volontiers ouvert exclusivement ses portes aux châtelains des manoirs environnans ; mais le baron de Cernan avait eu, comme bien d’autres, des velléités de députation, et tout en déplorant la triste nécessité où le réduisait le malheur du temps, il n’en avait pas moins prodigué ses visites, ses pâtés truffés et ses poignées de main aux fonctionnaires et aux petits propriétaires de B… Cette condescendance intéressée avait créé entre le château et les habitans de la petite ville des relations que Mme de Cernan, devenue veuve, ne s’était pas donné la peine de briser. D’ailleurs les jeunes hôtes des castels d’alentour auraient suffi difficilement à défrayer une soirée dansante, et si les majestueuses épouses des hobereaux bretons se récriaient tout haut contre ce flagrant mépris des convenances et cet encouragement évident donné aux principes révolutionnaires, leurs maris et leurs filles acceptaient d’assez, bonne grâce une dérogation aux us et coutumes de la noblesse bas-bretonne, compensée par un notable renfort de frais visages et de polkeurs intrépides.

En définitive, l’avantage ne restait pas à l’aristocratie. Si la tournure et la toilette des beautés de B… sentaient fort la province, il faut bien avouer que les jeunes filles élevées à l’ombre des tourelles héréditaires étaient pour la plupart de lourdes villageoises, encore bien moins initiées que les premières aux raffinemens de la civilisation. Les gentilshommes campagnards en jugeaient bien ainsi, et on en avait vu plus d’un, à la suite de ces réunions, mettre son cœur et ses quartiers de noblesse aux pieds de quelque Gircé plébéienne, au grand scandale de la province et au désespoir plus grand encore des mères de famille riches d’une collection trop variée de filles d’un sang illustre, mais déplorablement majeures.

Ces énormités creusaient des abîmes d’inimitié entre les deux camps féminins. Hostiles sur tous les points, ils ne s’accordaient que dans une jalousie sans bornes pour la fortune, la distinction et les ravissans colifichets parisiens de Mlle de Montbrun. Cette jalousie se traduisait par d’amères critiques de ses goûts et de son caractère, critiques qui s’appuyaient sans scrupule sur de fantastiques exagérations et de très gratuites calomnies. On la déclarait fière, dédaigneuse, pédante, enfin excentrique, adjectif qui résume en province les plus accablantes accusations. Il était généralement admis qu’elle faisait des armes comme le chevalier de Saint-George, écrivait un traité d’astronomie et fumait vingt cigarettes par jour. Quand de pauvres vieilles femmes, soignées et consolées par elle, exaltaient sa bonté devant quelque rigide douairière et la nommaient la providence des paysans, la bonne dame haussait les épaules et murmurait tout bas le mot de socialisme. Les hommes eux-mêmes, d’ordinaire portés à l’indulgence envers les femmes aussi belles que Marthe, faisaient volontiers leur partie dans ce concert d’absurdes commérages. Les lions de B…, — à savoir trois officiers de cavalerie en garnison dans cette ville, un professeur de rhétorique, deux premiers clercs de notaire et un poète incompris, — se regardaient comme justement offensés de son indifférence pour leurs madrigaux en prose et en vers, de sa persistance à ne jamais assister aux bals de la sous-préfecture, aux concerts d’amateurs et aux parties de campagne, dont la vicomtesse Julia ne dédaignait pas de faire le plus bel ornement. Les gentilshommes des environs avaient encore de bien plus sérieux griefs. Bon nombre d’entre eux, auxquels les terres de la baronne auraient été d’un grand secours pour relever l’éclat d’une maison jadis florissante, avaient vu leurs prétentions à la main de Marthe absolument repoussées, après s’être résignés pendant des mois entiers à des dépenses exorbitantes de gants jaunes, de cravates multicolores et de complimens mythologiques.

Quand Manuel vit Mlle de Montbrun quitter le piano, il se leva et suivit d’un regard anxieux tous ses mouvemens. Bientôt il se rassit avec colère : elle s’apprêtait à chanter un second duo avec George Servet. Il lui fallut faire un immense effort sur lui-même pour supporter ce nouveau supplice sans que ses regards révélassent ses tortures. Il ouvrit une Revue, et affecta de la lire attentivement ; mais il ne voyait qu’une seule phrase sur toutes les pages : « Quand donc pourrai-je lui parler ? » Dès que le chant eut cessé, il releva la tête, et vit Mlle de Montbrun traverser un salon où on jouait au whist et au boston, entrer dans un boudoir qui touchait à l’appartement de la baronne et en refermer la porte sur elle. Il éprouva un soulagement énorme : personne ne pouvait plus ni la voir, ni l’entendre, ni lui parler. Pendant cinq minutes, il promena autour de lui le regard joyeux d’un homme qui vient d’être délivré d’un cauchemar ; il s’aperçut alors que George n’était plus dans le salon.

Une pensée horrible, une de ces pensées qui se traduisent immédiatement par une souffrance physique et étreignent le cœur comme une main de fer, lui vint aussitôt. Il fit quelques pas, puis s’arrêta. De quel droit pouvait-il ouvrir la porte que Mlle de Montbrun avait fermée ? Une idée lumineuse traversa en cet instant son cerveau. Un vaste balcon régnait sur toute la façade du château ; il pouvait arriver par là jusqu’au boudoir et voir ce qui s’y passait. C’était de l’espionnage s’il en fut ; mais la passion arrivée à un certain degré d’exaltation n’est jamais scrupuleuse. Il fut bientôt sur le balcon et arriva quelques secondes après devant la croisée du boudoir.

À peine y eut-il jeté un regard, qu’il respira librement : Mlle de Montbrun était seule. À travers la mousseline transparente des rideaux, il l’aperçut à moitié couchée sur un sopha. Ce n’était plus l’éblouissante créature que cent personnes contemplaient tout à l’heure avec admiration ou envie ; son front était pâle, son regard était voilé ; il y avait un indicible découragement dans sa pose.

— Cette femme aime, se dit Manuel ; est-ce George, est-ce moi ? Il faut que je le sache.

Il poussa la croisée, qui céda sans difficulté, entr’ouvrit les rideaux, et se trouva à trois pas de Mlle de Montbrun.

Au bruit qu’il fit en exécutant ce mouvement, Marthe écarta sa main de son front, et, sans témoigner ni surprise ni frayeur, elle attacha sur lui un regard triste et profond. Manuel se crut aimé. Il allait se jeter à ses pieds quand la porte s’ouvrit brusquement. La ritournelle d’une valse et la blonde pensionnaire dont nous avons déjà parlé firent en même temps irruption dans le boudoir.

— Je savais bien que je la trouverais, moi, s’écria la jeune fille avec une gaieté enfantine. Mon frère vous cherche partout depuis cinq minutes. Viens donc, Gaston, continua-t-elle en se retournant vers la porte.

Un jeune homme frisé et ganté à ravir se précipita dans le boudoir, et rappela à Mlle de Montbrun qu’elle devait danser avec lui. Marthe prit son bras ; subitement transformée, elle passa devant Manuel vive, gracieuse, légère, et lui jeta ces mots en souriant :

— Vous ne dansez donc jamais, monsieur Belmar ?

L’indignation empêcha Manuel de répondre.

En sortant, la blonde pensionnaire, restée en arrière, se retourna pour lui lancer un regard sympathique. Elle se croyait sur la voie d’une histoire d’amour, et se jurait à elle-même de remplir dignement l’emploi de confidente. Manuel la trouva horrible. Rien n’était pourtant plus frais et plus délicieusement mutin que cette jeune fille.

Une fois seul, il se jeta sur le sofa, précisément à la place que Mlle de Montbrun venait de quitter, posa sa tête sur le coussin où elle s’était appuyée, et aspira lentement le vague parfum qu’elle y avait laissé ; mais bientôt, cédant à un sentiment involontaire, il rentra dans le salon, se mêla à un groupe de causeurs, et regarda Marthe valser avec un mélange de ravissement et de fureur. L’inévitable maître Servet l’attendait encore là.

— Voyez donc le joli couple ! dit l’avocat en désignant de la main Marthe et son danseur.

Le jeune homme avec lequel Mlle de Montbrun valsait était la copie exacte de la gravure de modes du mois précédent : coupe des cheveux et de la barbe, forme du gilet, pose apprêtée, rien n’y manquait. Tout cela constituait aux yeux de M. Servet le type suprême de l’élégance et du bon goût.

— Comme elle écrase toutes les autres femmes ! poursuivit-il en regardant Marthe. Et lui, quel joli cavalier ! Entre nous, je crois qu’il pourrait bien songer à devenir pour elle quelque chose de plus qu’un valseur. Je ne donne pas beaucoup dans l’amitié de jeunesse qui a amené cette vieille marquise de Rosbac de l’autre bout de la France ici, pour présenter à la baronne son fils et sa fille. Je jurerais qu’il y a là-dessous quelque arrière-pensée matrimoniale ; je me défie d’elle malgré tous ses grands airs. Je ne serais pas étonné qu’il y eût quelque brèche à sa fortune. J’y veillerai. Je l’attends au contrat, et quelque fine qu’elle soit, elle ne parviendra pas à me tromper.

Manuel était à bout de patience, quand la fin de la valse amena la dispersion du groupe dont il faisait partie. Il se sépara de l’avocat sans aucune cérémonie et essaya de se rapprocher de Marthe. Malheureusement pour Manuel, le danseur de Marthe s’appuya sur le dos du fauteuil où elle était assise, et ayant rencontré une pose qui faisait ressortir les grâces de sa personne, il sembla décidé à lui débiter le plus longtemps possible de délicieuses fadeurs, qu’il supposait irrésistibles, à en juger par le sourire de satisfaction répandu sur son visage.

Ne sachant que faire de lui-même. Manuel se mêla aux admirateurs empressés que la vicomtesse Julia savait retenir autour d’elle. Un nouveau supplice l’attendait là.

La vicomtesse n’avait rien épargné pour captiver Manuel ; mais avec le tact que possèdent toutes les femmes coquettes pour apprécier le degré précis d’admiration qu’on accorde à leurs charmes, elle avait depuis longtemps reconnu qu’elle prodiguait inutilement ses plus séduisans sourires et ses toilettes les plus inimitables. Le dépit qu’elle en ressentit augmenta sensiblement, quand elle crut découvrir que Manuel aimait Marthe. Julia détestait Marthe, elle la détestait pour sa beauté, pour ses talens, quoiqu’elle affectât de les dédaigner, et plus encore peut-être pour la position qu’elle occupait au château, comme fille adoptive de la baronne. Devinant ce qui se passait dans l’âme de Manuel, elle voulut se donner le plaisir de la vengeance. Elle l’accabla de plaisanteries moqueuses et d’ironiques complimens sur son dédain des vains amusemens du monde et sur son zèle immodéré pour la science. Manuel, dont le cœur était plein de tristesse et d’amertume, eut d’abord moins d’esprit qu’il n’en aurait fallu pour repousser victorieusement d’aussi terribles attaques ; puis, s’irritant de se sentir presque ridicule devant les élégans de B…, qu’il méprisait cordialement, il finit par n’avoir plus d’esprit du tout, et fut très heureux qu’une mazurka vint mettre un terme à ce tournoi de paroles.

Marthe dansait cette fois avec George. C’en était trop. Manuel entra dans le salon où l’on jouait, et frappa sur le bras d’un jeune homme qui suivait avec un recueillement parfait les vicissitudes d’un piccolo. — Juan, si nous partions ? dit-il. Le regard de Juan quitta un dix de trèfle pour se fixer sur son ami avec une expression de stupéfaction telle que Manuel jugea une explication nécessaire. — J’ai une migraine affreuse ; cette chaleur me tue.

— Gomme tu voudras, dit Juan en se levant. Quelques minutes après, les deux amis roulaient sur la route deB...

— Toutes les femmes se ressemblent, s’écria tout à coup Manuel ne jetant un cigare qu’il venait d’allumer avec le plus grand soin ; toutes sont froides, artificieuses, coquettes...

— Je croyais que tu aimais M"’ de Montbrun, dit Juan du ton le plus calme.

— Moi ! aimer cette femme de marbre, cette sirène sans cœur !

— Et ces traits de bienfaisance et de sensibilité dont tu m’as entretenu si souvent ?

— Bah ! — dit Manuel, enchanté de trouver une opposition qui lui permettait de parler de Marthe et d’épancher sa colère, — vertus d’apparat, sensibilité d’héroïne de roman ! Ces femmes-là pleurent sur des orphelines d’opéra-comique ; puis, quand elles ont des enfans, elles les abandonnent à des mercenaires pour aller faire de la philanthropie à travers champs. On accuse les Espagnoles d’être ignorantes, sensuelles, que sais-je ? Eh ! parbleu, j’aime mieux cela, on sait au moins à quoi s’en tenir ! Mais ces Protées en robe de gaze qui passent d’une théorie sentimentale à une dissertation philosophique, et du lit d’un malade aux enivremens de la valse, qu’en penser ? Oui, je leur préfère mille fois une femme qui a franchement dix amans. Notez que si quelque imprudent bavard eût avancé devant Manuel que Marthe avait bien pu éprouver dans sa vie quelques sentimens d’amour pour un autre que lui, il n’aurait pas hésité à lui lancer à travers la figure le fouet avec lequel il frappait impitoyablement un pauvre cheval de louage qui trottait pourtant de son mieux.

Juan, pour toute réponse, lâcha la fumée de son cigare, et s’étendit au fond de la voiture en homme qui sait parfaitement à quoi s’en tenir, et qui trouve peu digne de lui de prodiguer ses paroles dans une discussion inutile.

II.

Juan et Manuel étaient depuis deux mois en Bretagne. Tous les deux étaient Espagnols, tous les deux venaient d’être proscrits à la suite d’une de ces révolutions, si fréquentes dans la Péninsule, qui, à défaut d’un plus sérieux résultat, ont du moins l’avantage de faire étudier forcément les mœurs des nations voisines à ceux qui se mêlent de travailler dans un sens ou dans un autre au bonheur de leur pays. Unis par des principes politiques communs, ces deux jeunes gens n’avaient du reste aucun rapport ni dans les goûts, ni dans le caractère.

Juan de Villa était un Castillan pur sang, grave, silencieux et indolent, pprendre les nouvelles politiques à la Puerta del Sol, absorber deux ou trois tasses de chocolat, dormir la sieste et fumer quelques cigares au Prado, en admirant les grâces coquettes des beautés madrilègnes, constituait une somme de bien-être et de distraction suffisante pour remplir ses journées depuis le 1" janvier jusqu’au 31 décembre, sans qu’il ressentît jamais la plus légère attaque d’ennui. Les idées modernes avaient cependant trouvé moyen de s’infdtrer sous la monotonie habituelle de cette existence. Juan avait mordu au fruit défendu ; il ne disait plus <( Dieu et mon roi ! » mais (( mon pays et la liberté ! » et se jetait volontiers dans les insurrections bizarres dont l’Espagne possède la spécialité à peu près exclusive. De plus, il était riche, généreux, dévoué à ses amis ; il avait enfin assez de cœur pour qu’on ne songecàt pas trop à s’inquiéter de son esprit. Nous ajouterons, pour nos lectrices, que Juan avait vingt-huit ans, de fort beaux yeux noirs et une tournure trèâ distinguée.

Don Manuel Belmar était un homme d’une tout autre trempe. Il était beau, non pas de cette beauté purement matérielle qui séduit les douairières et fait rêver les femmes de chambre, mais beau parla mobilité expressive de ses traits, l’énergie passionnée de son regard et la fierté audacieuse qui rayonnait sur son front vaste et brun. Il unissait l’imagination enthousiaste et la vivacité d’impression de l’Andaloux aux tendances méditatives et à l’insatiable ambition intellectuelle des races septentrionales. Depuis deux ou trois ans, il était compté parmi les écrivains politiques les plus distingués de Madrid. Fougueux dans ses opinions et fort intolérant pour ceux qui n’adoraient pas ses idoles, il avait de zélés admirateurs et des détracteurs opiniâtres. Son éducation, commencée par des prêtres fanatiques, s’était achevée à Paris, à une époque où les idées nouvelles faisaient explosion de toutes parts. C’est ce qui expliquait son caractère. À son excessif amour pour toutes les libertés, à son horreur pour toutes les entraves, pour tous les privilèges, on reconnaissait le nouveau converti et l’esclave qui vient de briser ses chaînes. Manuel, tel que nous le dépeignons, se fût trouvé en France d’une vingtaine d’années en retard sur ses contemporains. Nous sommes en fait de politique si désillusionnés sur les messies modernes et sur leurs nouveaux dogmes, si blasés par des changemens à vue sans cesse répétés, en fait de religion si accoutumés k voirie siècle et l’église suivre paisiblement deux lignes diamétralement opposées, qu’aux yeux de notre sénile expérience les croyances ardentes et les haines juvéniles de nos voisins sont bien près de ressembler à un anachronisme ou à une naïveté ; mais Manuel était Espagnol, ce qui suffirait à l’excuser. Il avait d’ailleurs assez d’esprit pour se faire pardonner, même par un Français, de croire encore à quelque chose.

Les ombres ne manquaient pourtant pas au portrait que nous venons d’esquisser. Il y avait plus d’audace d’imagination que de force réelle dans ce que Manuel appelait l’indomptable énergie de son caractère, assez d’égoïsme dans le peu décompte qu’il tenait des obstacles que pouvait lui opposer la volonté d’ autrui, un mélange très notable de puérile vanité dans les hautes aspirations de son orgueil, enfin un germe d’ambition personnelle en bonne voie de développement sous la générosité de ses doctrines et le noble désintéressement de ses paroles. Manuel, il est vrai, n’avait pas assez vécu pour que les côtés faibles de sa nature eussent pu encore se produire au grand jour, et il aurait repoussé de très bonne foi, comme des accusations mensongères, ce que nous donnons ici pour des vérités constatées.

Les deux proscrits étaient venus en Bretagne sans trop savoir pourquoi. Ils s’arrêtèrent à B... parce que la situation très pittoresque de cette petite ville leur plut, et y restèrent, l’un parce que la pêche lui parut un divertissement fort agréable, l’autre parce qu’il devint amoureux de M"*’ de Montbrun.

Nous n’entreprendrons pas de décider lequel des deux fut le plus sage ou le plus heureux dans son inclination. Ce serait recommencer une fois de plus l’éternelle et inutile querelle entre les caractères calmes et les caractères passionnés, entre la végétation et la vie. Le fait est que Juan et Manuel jouissaient depuis deux mois de presque toute la somme de félicité qu’ils étaient capables de connaître, bien que leurs deux existences dilïerassent profondément. Juan passait toutes ses journées en mer, très joyeux quand le vent était bon et que les poissons daignaient mordre à sa ligne, prenant philosophiquement son parti quand un grain le mouillait jusqu’aux os, ou que les habitons de l’Océan se montraient d’une déliance obstinée à l’eudroit de l’hameçon. De retour à B…, il dévorait le produit de sa pèche avec cet appétit féroce que les marins et les chasseurs connaissent seuls, et ne manquait pas de trouver à ses saumons et à ses rougets une saveur toute particulière. Puis il fumait deux ou trois cigares et s’endormait avec la tranquillité d’une bonne conscience et l’espoir d’une brise favorable pour le lendemain.

Le temps que Juan consacrait à ces divertissemens aquatiques, Manuel le passait en grande partie au château de Cernan, où George Servet l’avait présenté dès les premiers jours de son arrivée en Bretagne. Il n’avait pas tardé à gagner les bonnes grâces du vieil abbé qui remplissait les fonctions d’aumônier chez la baronne. Sous prétexte d’entomologie et de botanique, il était admis dans la bibliothèque, où se trouvait presque toujours Mle de Montbrun, et s’associait aux longues promenades, moitié charitables, moitié scientifiques, que le savant ecclésiastique et son élève faisaient dans les environs du château. N’osant pas retourner deux fois dans la même journée chez Mme de Cernan, et préférant, bien entendu, les conversations intimes du matin aux visites officielles du soir, il employait le reste de ses heures en courses solitaires qui se prolongeaient parfois bien avant dans la nuit, ou en causeries avec maître Servet, qui avait à ses yeux le charme immense d’être l’homme d’affaires et le conseiller intime de la tante de Mlle de Montbrun.

En apparence, la vie de Manuel était aussi monotone, aussi paisible que celle de Juan, en réalité c’était une perpétuelle alternative de joie folle et de désespoir, un orage sans fin. Il y avait certains jours où, quand il traversait à cheval les bois de sapins, les landes et les étroits sentiers qui séparaient le château de la petite ville, il se fût aisément persuadé que les arbres n’étendaient leurs rame*aux au-dessus de sa tête que pour l’abriter, que les oiseaux chantaient pour saluer son passage, que les genêts en fleurs répandaient pour lui seul leurs suaves parfums. Ces jours-là, la Bretagne lui semblait un coin privilégié de la création, un véritable paradis terrestre. Ses côtes granitiques éternellement battues par la mer, ses collines revêtues de bruyères roses, ses plaines de blé auxquelles le vent communique les ondulations de la vague, sa ceinture de roches grises que d’innombrables goélands couronnent d’une frange vivante, ses landes sans bornes où l’œil se perd comme la pensée dans la contemplation de l’infini, composaient, selon lui, le spectacle le plus grandiose, le plus émouvant, le plus profondément poétique qu’il eût jamais admiré. Maître Servet pouvait aussi ces jours-là, sans crainte d’être interrompu, dresser le bilan de toutes les fortunes du département, remonter jusqu’aux racines les plus problématiques des arbres généalogiques de tous les hobereaux de la province et faire l’historique de tous les procès fameux plaides depuis trente ans Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/80 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/81 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/82 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/83 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/84 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/85 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/86 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/87 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/88 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/89 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/90 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/91 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/92 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/93 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/94 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/95 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/96 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/97 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/98 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/99 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/100 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/101 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/102 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/103 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/104 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/105 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/106 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/107 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/108 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/109 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/110 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/111 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/112 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/113 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/114 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/115 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/116 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/117 Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/118