Martin Paz/Chapitre IV

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Hetzel (p. 190-197).

IV

Tout autre que Martin Paz eût péri dans les eaux de la Rimac. Pour échapper à la mort, il lui avait fallu sa force surprenante, son insurmontable volonté, et surtout ce sang-froid qui est un des privilèges des libres Indiens du Nouveau-Monde.

Martin Paz savait que les soldats concentreraient leurs efforts pour le saisir au-dessous du pont, où le courant semblait impossible à vaincre ; mais, par les élans d’une coupe vigoureuse, il parvint à le refouler. Trouvant alors moins de résistance dans les couches d’eau inférieure, il put gagner la rive et se blottir derrière une touffe de mangliers.

Mais que devenir ? Les soldats pouvaient se raviser et remonter le cours du fleuve. Martin Paz serait infailliblement capturé. Sa décision fut rapidement prise : il résolut de rentrer dans la ville et de s’y cacher.

Pour éviter quelques indigènes attardés, Martin Paz dut suivre une des plus larges rues. Mais il lui semblait qu’il était épié. Il n’y avait pas à hésiter. Une maison, encore brillamment éclairée, s’offrit à ses yeux ; la porte cochère était ouverte pour donner passage aux équipages qui sortaient de la cour et ramenaient à leurs demeures les sommités de l’aristocratie espagnole.

Martin Paz, sans être vu, se glissa dans cette habitation, et les portes furent presque aussitôt fermées sur lui. Il franchit alors prestement un riche escalier en bois de cèdre, orné de tentures de prix ; les salons étaient encore éclairés, mais absolument vides ; il les traversa avec la vitesse de l’éclair et se cacha enfin dans une sombre chambre.

Bientôt les derniers lustres furent éteints, et la maison redevint silencieuse.

Martin Paz s’occupa alors de reconnaître la place. Les fenêtres de cette chambre donnaient sur un jardin intérieur ; il lui sembla donc que la fuite était praticable, et il allait s’élancer, quand il entendit ces paroles :

« Señor, vous avez oublié de voler les diamants que j’avais laissés sur cette table ! »

Martin Paz se retourna. Un homme de physionomie fière lui montrait un écrin du doigt.

Martin Paz, ainsi insulté, se rapprocha de l’Espagnol, dont le sang-froid semblait être inaltérable, et, tirant un poignard qu’il tourna contre lui-même :

« Señor, dit-il d’une voix sourde, si vous répétez de semblables paroles, je me tue à vos pieds ! »

L’Espagnol, étonné, considéra plus attentivement l’Indien, et il sentit une sorte de sympathie lui monter au cœur. Il alla vers la fenêtre, la ferma doucement, et, revenant vers l’Indien, dont le poignard était tombé à terre :

« Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— L’Indien Martin Paz… Je suis poursuivi par les soldats, pour m’être défendu contre un métis qui m’attaquait et l’avoir jeté à terre d’un coup de poignard ! Ce métis est le fiancé d’une jeune fille que j’aime ! Maintenant, señor, vous pouvez me livrer à mes ennemis, si vous le jugez convenable !

— Monsieur, répondit simplement l’Espagnol, je pars demain pour les bains de Chorillos. S’il vous plaît de m’y accompagner, vous serez momentanément à l’abri de toutes poursuites, et vous n’aurez jamais à vous plaindre de l’hospitalité du marquis don Végal ! »

Martin Paz s’inclina froidement.

« Vous pouvez jusqu’à demain vous jeter sur ce lit de repos, reprit don Végal. Il n’est personne au monde qui puisse soupçonner votre retraite. »

L’Espagnol sortit de la chambre et laissa l’Indien ému d’une si généreuse confiance ; puis, Martin Paz, s’abandonnant à la protection du marquis, s’endormit paisiblement.

Le lendemain, au lever du soleil, le marquis donna les derniers ordres pour son départ et fit prier le juif Samuel de venir chez lui ; mais, auparavant, il se rendit à la première messe du matin.

C’était une pratique généralement observée par toute l’aristocratie péruvienne. Dès sa fondation, Lima avait été essentiellement catholique ; outre ses nombreuses églises, elle comptait encore vingt-deux couvents, dix-sept monastères et quatre maisons de retraite pour les femmes qui ne prononçaient pas de vœux. Chacun de ces établissements possédait une chapelle particulière, si bien qu’il existait à Lima plus de cent maisons affectées au culte, où huit cents prêtres séculiers ou réguliers, trois cents religieuses, frères lais et sœurs, accomplissaient les cérémonies de la religion.

Don Végal, en entrant à Sainte-Anne, remarqua d’abord une jeune fille agenouillée, tout en prières et en pleurs. Elle paraissait éprouver une douleur telle que le marquis ne put la considérer sans émotion, et il se disposait à lui adresser quelques bienveillantes paroles, lorsque le père Joachim arriva et lui dit à voix basse :

« Don Végal, par grâce ! n’approchez pas ! »

Elle pria pour l’âme de Martin Paz.

Puis le prêtre fit un signe à Sarah, qui le suivit dans une chapelle sombre et déserte.

Don Végal se dirigea vers l’autel et entendit la messe ; puis, en revenant, il songea involontairement à cette jeune fille, dont l’image restait profondément gravée dans son esprit.

Don Végal trouva au salon le juif Samuel, qui s’était rendu à ses ordres. Samuel semblait avoir oublié les événements de la nuit. L’espoir du gain animait son visage.

« Et le jour où mes frères se lèveront en masse… »

« Que veut Votre Seigneurie ? demanda-t-il à l’Espagnol.

— Il me faut trente mille piastres avant une heure.

— Trente mille piastres !… Et qui les possède ?… Par le saint roi David, señor, je suis plus empêché de les trouver que Votre Grâce ne se l’imagine !

— Voici quelques écrins d’une grande valeur, reprit don Végal, sans s’arrêter aux paroles du juif. En outre, je puis vous vendre à bas prix une terre considérable auprès de Cusco…

— Ah ! señor, s’écria Samuel, les terres nous ruinent ! Nous n’avons plus assez de bras pour les cultiver. Les Indiens se retirent dans les montagnes, et les récoltes ne paient même plus ce qu’elles coûtent !

— Combien estimez-vous ces diamants ? » demanda le marquis.

Samuel tira de sa poche une petite balance de précision et se mit à peser les pierres avec une minutieuse attention. Tout en agissant ainsi, il parlait, et, selon son habitude, dépréciait le gage qui lui était offert.

« Les diamants !… mauvais placement !… Que rapportent-ils ?… Autant vaut enterrer son argent !… Vous remarquerez, señor, que l’eau de celui-ci n’est pas d’une limpidité parfaite… Savez-vous que je ne trouve point à revendre aisément ces coûteuses parures ? Il me faut expédier ces marchandises-là jusqu’aux provinces de l’Union !… Les Américains me les achètent, sans doute, mais pour les céder à ces fils d’Albion. Ils veulent, dès lors, et c’est fort juste, gagner une commission honnête, si bien que cela retombe sur mon dos… Je pense que dix mille piastres contenteront Votre Seigneurie !… C’est peu, sans doute, mais…

— Ai-je dit, reprit l’Espagnol avec un profond air de mépris, ai-je dit que dix mille piastres ne me suffisaient pas ?

— Señor, je ne pourrais mettre un demi-réal de plus !

— Emportez ces écrins et faites-moi tenir la somme à l’instant même. Pour me compléter les trente mille piastres dont j’ai besoin, vous prendrez une hypothèque suffisante sur cette maison… Vous semble-t-elle solide ?

— Eh ! señor, dans cette ville sujette aux tremblements de terre, on ne sait ni qui vit ni qui meurt, ni qui se tient debout ni qui tombe ! »

Et, ce disant, Samuel se laissait aller plusieurs fois sur les talons pour éprouver la solidité des parquets.

« Enfin, pour obliger Votre Seigneurie, dit-il, j’en passerai par où elle voudra, bien que, dans ce moment, je tienne à ne pas me dégarnir d’espèces sonnantes, car je marie ma fille au cavalier André Certa… Vous le connaissez, señor ?

— Je ne le connais pas, et je vous prie de m’envoyer à l’instant la somme dont nous sommes convenus. Emportez ces écrins !

— En voulez-vous un reçu ? » demanda le juif.

Don Végal ne lui répondit pas et passa dans la chambre voisine.

« Orgueilleux Espagnol ! marmotta Samuel entre ses dents, je veux écraser ton insolence comme je dissiperai ta richesse ! De par Salomon ! je suis un habile homme, puisque mes intérêts vont de pair avec mes sentiments ! »

Don Végal, en quittant le juif, avait trouvé Martin Paz dans un accablement profond.

« Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il avec affection.

— Señor, c’est la fille de ce juif que j’aime !

— Une juive ! » fit don Végal avec un sentiment répulsif qu’il ne put maîtriser.

Mais, voyant la tristesse de l’Indien, il ajouta :

« Partons, ami, nous reparlerons de toutes ces choses ! »

Une heure plus tard, Martin Paz, revêtu d’habits étrangers, sortait de la ville, accompagnant don Végal, qui n’emmenait aucun de ses gens avec lui.

Les bains de mer de Chorillos sont situés à deux lieues de Lima. Cette paroisse indienne possède une jolie église. Pendant les saisons chaudes, elle est le rendez-vous de l’élégante société liménienne. Les jeux publics, interdits à Lima, sont ouverts à Chorillos pendant tout l’été. Les señoras y déploient une ardeur inimaginable, et, en pariant contre ces jolies partners, plus d’un riche cavalier a vu sa fortune se dissiper en quelques nuits.

Chorillos était encore peu fréquenté. Aussi don Végal et Martin Paz, retirés dans un cottage bâti sur le bord de la mer, purent-ils vivre en paix en contemplant les vastes plaines du Pacifique.

Le marquis don Végal, qui appartenait à l’une des plus anciennes familles espagnoles du Pérou, voyait finir en lui la superbe lignée dont il s’enorgueillissait à bon droit. Aussi son visage laissait-il apercevoir les traces d’une profonde tristesse. Après s’être mêlé pendant quelque temps aux affaires politiques, il avait ressenti un inexprimable dégoût pour ces révolutions incessantes, faites au profit d’ambitions personnelles, et il s’était retiré dans une sorte de solitude, que seuls les devoirs d’une stricte politesse interrompaient à de rares intervalles.

Son immense fortune s’en allait de jour en jour. L’abandon auquel ses domaines étaient livrés par le manque de bras l’obligeait à des emprunts onéreux ; mais la perspective d’une ruine prochaine ne l’effrayait pas. L’insouciance naturelle à la race espagnole, jointe à l’ennui d’une existence inutile, l’avait rendu fort insensible aux menaces de l’avenir. Époux autrefois d’une femme adorée, père d’une charmante petite fille, il s’était vu ravir, par une catastrophe horrible, ces deux objets de son amour !… Depuis lors, aucun lien d’affection ne l’attachait plus au monde, et il laissait sa vie aller au gré des événements.

Don Végal croyait donc son cœur bien mort, lorsqu’il le sentit palpiter de nouveau au contact de Martin Paz. Cette nature ardente réveilla le feu sous la cendre ; la fière prestance de l’Indien allait à l’hidalgo chevaleresque ; puis, lassé des nobles Espagnols, dans lesquels il n’avait plus confiance, dégoûté des métis égoïstes qui voulaient se grandir à sa taille, le marquis eut plaisir à se rattacher à cette race primitive, qui disputa si vaillamment le sol américain aux soldats de Pizarre.

L’Indien passait pour mort à Lima, suivant les nouvelles que le marquis avait reçues ; mais don Végal, regardant l’attachement de Martin Paz pour une juive comme pire que la mort même, résolut de le sauver doublement, en laissant marier la fille de Samuel à André Certa.

Aussi, tandis que Martin Paz sentait une tristesse infinie lui envahir le cœur, le marquis évitait toute allusion au passé et entretenait le jeune Indien de sujets indifférents.

Un jour, cependant, don Végal, attristé de ses préoccupations, lui dit :

« Pourquoi, mon ami, renier par un sentiment vulgaire la noblesse de votre nature ? N’avez-vous pas pour ancêtre ce hardi Manco-Capac, que son patriotisme a placé au rang des héros ? Quel beau rôle aurait à jouer un homme qui ne se laisserait pas abattre par une passion indigne ! N’avez-vous donc pas à cœur de reconquérir un jour votre indépendance ?

— Nous y travaillons, señor, dit l’Indien, et le jour où mes frères se lèveront en masse n’est peut-être pas éloigné.

— Je vous entends ! Vous parlez de cette guerre sourde que vos frères préparent dans leurs montagnes ! À un signal, ils descendront sur la ville, les armes à la main… et ils seront vaincus, comme ils l’ont toujours été ! Voyez donc enfin combien vos intérêts disparaissent au milieu de ces révolutions perpétuelles dont le Pérou est le théâtre, révolutions qui perdront Indiens et Espagnols au profit des métis !

— Nous sauverons notre pays ! s’écria Martin Paz.

— Oui, vous le sauverez, si vous comprenez votre rôle ! répondit don Végal. Écoutez-moi, vous que j’aime comme un fils ! Je le dis avec douleur, mais, nous autres Espagnols, fils dégénérés d’une puissante race, nous n’avons plus l’énergie nécessaire pour relever un État. C’est donc à vous de triompher de ce malheureux américanisme, qui tend à rejeter au dehors tout colon étranger ! Oui, sachez-le ! Il n’y a qu’une immigration européenne qui puisse sauver le vieil empire péruvien. Au lieu de cette guerre intestine que vous préparez et qui tend à exclure toutes les castes, à l’exception d’une seule, tendez donc franchement la main aux populations travailleuses de l’ancien Monde !

— Les Indiens, señor, verront toujours un ennemi dans les étrangers, quels qu’ils soient, et ils ne souffriront jamais que l’on respire impunément l’air de leurs montagnes. L’espèce de domination que j’exerce sur eux sera sans effet le jour où je ne jurerai pas la mort de leurs oppresseurs. — Et d’ailleurs, que suis-je maintenant ? ajouta Martin Paz avec une grande tristesse. Un fugitif qui n’aurait pas trois heures à vivre dans les rues de Lima !

— Ami, il faut me promettre de n’y pas retourner…

— Eh ! puis-je vous le promettre, don Végal ? Je ne parlerais pas selon mon cœur ! »

Don Végal demeura silencieux. La passion du jeune Indien s’accroissait de jour en jour. Le marquis tremblait de le voir courir à une mort certaine, s’il reparaissait à Lima… Il hâtait de tous ses vœux, il eût voulu hâter de tous ses efforts le mariage de la juive !

Pour s’assurer par lui-même de l’état des choses, il quitta Chorillos un matin et revint à la ville. Là, il apprit que, remis de sa blessure, André Certa était sur pied, et que son prochain mariage faisait l’objet de toutes les conversations.

Don Végal voulut connaître cette jeune fille, aimée de Martin Paz. Il se rendit, le soir, sur la Plaza-Mayor, où la foule était toujours nombreuse. Là, il fit la rencontre du père Joachim, son vieil ami. Quel fut l’étonnement du prêtre, quand don Végal lui apprit l’existence de Martin Paz, et avec quel empressement il promit de veiller sur le jeune Indien et de faire parvenir au marquis les nouvelles qui l’intéresseraient !

Tout à coup, les regards de don Végal se portèrent sur une jeune fille enveloppée d’une mante noire, qui était assise dans le fond d’une calèche.

« Quelle est cette belle personne ? demanda-t-il au père Joachim.

— C’est la fiancée d’André Certa, la fille du juif Samuel.

— Elle ! la fille du juif ! »

Le marquis contint à peine son étonnement, et, serrant la main du père Joachim, il reprit le chemin de Chorillos.

Sa surprise s’expliquait, puisqu’il venait de reconnaître, dans la prétendue juive, cette jeune fille qu’il avait vue prier à l’église Sainte-Anne.