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Martin Paz/Chapitre VI

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Hetzel (p. 204-208).

VI

André Certa, entièrement rétabli, et croyant à la mort de Martin Paz, pressait son mariage. Il lui tardait de promener à travers les rues de Lima la jeune et belle juive.

Sarah, cependant, lui témoignait toujours une hautaine indifférence ; mais il n’y prenait pas garde, car il ne la considérait que comme un objet de haut prix qu’il avait payé cent mille piastres.

Il faut dire ici qu’André Certa se défiait du juif, et à bon droit. Si le contrat était peu honorable, les contractants l’étaient encore moins. Aussi le métis voulut-il avoir avec Samuel une entrevue secrète, et l’emmena-t-il un jour à Chorillos. Le métis n’était pas d’ailleurs fâché de tenter les chances du jeu avant ses noces.

Les jeux s’étaient ouverts, dans cette station de bains, quelques jours après l’arrivée du marquis don Végal, et, depuis cette époque, il y avait un perpétuel mouvement sur la route de Lima. Tel venait à pied, qui s’en retournait en équipage ; tel autre allait perdre les derniers débris de sa fortune.

Don Végal et Martin Paz ne prenaient aucune part à ces plaisirs, et les insomnies du jeune Indien avaient de plus nobles causes.

Après ses promenades du soir avec le marquis, Martin Paz rentrait dans sa chambre, et, s’accoudant sur la fenêtre, il passait de longues heures à songer.

Don Végal se souvenait toujours de la fille de Samuel, qu’il avait vue prier au temple catholique ; mais il n’avait osé confier ce secret à Martin Paz, bien qu’il l’instruisît peu à peu des vérités chrétiennes. Il aurait craint de ranimer dans son cœur les sentiments qu’il voulait y éteindre, car l’Indien proscrit devait renoncer à toute espérance d’obtenir Sarah. Cependant, la police avait fini par abandonner l’affaire de Martin Paz, et, avec le temps et l’influence de son protecteur, l’Indien pouvait un jour prendre rang dans la société péruvienne.

Mais il arriva que, désespéré, Martin Paz résolut de savoir ce que devenait la jeune juive. Grâce à ses vêtements espagnols, il pouvait se glisser dans une salle de jeu et y écouter les propos des habitués. André Certa était un homme assez considérable pour que son mariage, s’il était prochain, fût l’objet de leurs conversations.

Un soir donc, au lieu de tourner ses pas du côté de la pleine mer, l’Indien prit par les hautes roches sur lesquelles reposent les principales habitations de Chorillos, et il entra dans une maison précédée d’un large escalier de pierre.

C’était la maison des jeux. La journée avait été rude pour plus d’un Liménien. Quelques-uns, brisés par les fatigues de la nuit précédente, reposaient à terre, enveloppés dans leur puncho.

D’autres joueurs étaient assis devant un large tapis vert, divisé en quatre tableaux par deux lignes qui se coupaient au centre à angles droits ; sur chacun des compartiments se trouvaient les premières lettres des mots azar et suerte (hasard et sort), A et S. Les joueurs pontaient sur l’une ou l’autre de ces lettres ; le banquier tenait les enjeux et jetait sur la table deux dés, dont les points combinés faisaient gagner l’A ou l’S.

En ce moment, les parties du « monté » étaient animées. Un métis poursuivait la chance défavorable avec une ardeur fébrile.

« Deux mille piastres ! » s’écria-t-il.

Le banquier agita ses dés, et le joueur éclata en imprécations.

« Quatre mille piastres ! » dit-il de nouveau.

Il les perdit encore.

Martin Paz, protégé par l’ombre du salon, put regarder le joueur en face.

C’était André Certa.

Debout, près de lui, se tenait le juif Samuel.

« Assez joué, señor, lui dit Samuel. La veine n’est pas pour vous aujourd’hui !

— Que vous importe ! » répondit brusquement le métis.

Samuel se pencha à son oreille.

« S’il ne m’importe pas à moi, dit-il, il vous importe de rompre avec ces habitudes pendant les derniers jours qui précèdent votre mariage !

— Huit mille piastres ! » répondit André Certa, en pontant sur l’S.

L’A sortit. Le métis laissa échapper un blasphème. Le banquier reprit :

« Faites vos jeux ! »

André Certa, tirant des billets de sa poche, allait hasarder une somme considérable ; il la déposa même sur un des tableaux, et le banquier remuait déjà ses dés, quand un signe de Samuel l’arrêta court. Le juif se pencha de nouveau à l’oreille du métis et lui dit :

« S’il ne vous reste rien pour conclure notre marché, ce soir tout sera rompu ! »

André Certa leva les épaules, fit un geste de rage ; puis, reprenant son argent, il sortit.

« Continuez maintenant, dit Samuel au banquier. Vous ruinerez ce señor après son mariage ! »

Le banquier s’inclina avec soumission, car le juif était le fondateur et le propriétaire des jeux de Chorillos. Partout où il y avait un réal à gagner, on rencontrait cet homme.

Samuel suivit le métis, et, le trouvant sur le perron de pierre, il lui dit :

« J’ai les choses les plus graves à vous apprendre. Où pouvons-nous causer en sûreté ?

— Où vous voudrez ! répondit brusquement André Certa.

— Señor, que votre mauvaise humeur ne perde pas votre avenir ! Je ne me fie ni aux chambres les mieux closes, ni aux plaines les plus désertes pour vous livrer mon secret. Si vous me le payez cher, c’est qu’il vaut la peine d’être bien gardé ! »

En parlant ainsi, ces deux hommes étaient arrivés sur la plage, devant les cabanes destinées aux baigneurs. Ils ne se savaient pas vus et écoutés par Martin Paz, qui se glissait comme un serpent dans l’ombre.

« Prenons un canot, dit André Certa, et allons en pleine mer. »

André Certa détacha du rivage une petite embarcation et jeta quelque monnaie à son gardien. Samuel s’embarqua avec lui, et le métis poussa au large.

Mais, en voyant le canot s’éloigner, Martin Paz, caché dans l’anfractuosité d’une roche, s’était déshabillé à la hâte, et, ne gardant qu’un poignard passé à sa ceinture, il nagea vigoureusement vers le canot.

Le soleil venait d’éteindre ses derniers rayons dans les flots du Pacifique, et de silencieuses ténèbres enveloppaient le ciel et la mer.

Martin Paz n’avait seulement pas songé que des requins de la plus dangereuse espèce sillonnaient ces funestes parages. Il s’arrêta non loin de l’embarcation du métis et à portée de la voix.

« Mais quelle preuve de l’identité de la fille apporterai-je au père ? demandait André Certa au juif.

— Vous lui rappellerez les circonstances dans lesquelles il a perdu cette enfant.

— Quelles sont ces circonstances ?

— Les voici. »

Martin Paz, se tenant à peine au-dessus des flots, écoutait, mais sans pouvoir comprendre.

« Le père de Sarah, dit le juif, habitait Concepcion, au Chili. C’était le grand seigneur que vous connaissez déjà. Seulement sa fortune rivalisait encore avec sa noblesse. Obligé de venir à Lima pour des affaires d’intérêt, il partit seul, laissant à Concepcion sa femme et sa petite fille, âgée de quinze mois. Le climat du Pérou lui convint sous tous les rapports, et il manda à la marquise de venir le rejoindre. Elle s’embarqua sur le San-Jose, de Valparaiso, avec quelques domestiques de confiance. Je me rendais au Pérou par le même navire. Le San-Jose devait relâcher à Lima ; mais, à la hauteur de Juan-Fernandez, il fut assailli par un ouragan terrible, qui le désempara et le coucha sur le côté. Les gens de l’équipage et les passagers se réfugièrent dans la chaloupe ; mais, à la vue de la mer en fureur, la marquise refusa d’y mettre le pied ; elle serra son enfant dans ses bras et demeura sur le navire. J’y restai avec elle. La chaloupe s’éloigna et fut engloutie à cent brasses du San-Jose, avec tout son équipage. Nous demeurâmes seuls. La tempête se déchaînait avec une extrême violence. Comme ma fortune n’était pas à bord, je ne me désespérais pas autrement. Le San-Jose, ayant cinq pieds d’eau dans la cale, dériva sur les rochers de la côte, où il se brisa entièrement. La jeune femme fut jetée à la mer avec sa fille. Heureusement pour moi, je pus saisir l’enfant, dont la mère périt sous mes yeux, et gagner le rivage.

— Tous ces détails sont exacts ?

— Parfaitement exacts. Le père ne les démentira pas. Ah ! j’avais fait une bonne journée, señor, puisqu’elle va me valoir les cent mille piastres que vous allez me compter !

— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demandait Martin Paz.

— Voici mon portefeuille avec les cent mille piastres, répondit André Certa.

— Merci ! señor, dit Samuel en saisissant le trésor. Prenez vous-même ce reçu en échange. Je m’y engage à vous restituer le double de cette somme, si vous ne faites pas partie d’une des premières familles de l’Espagne ! »

Mais l’Indien n’avait pas entendu cette dernière phrase. Il avait dû plonger pour éviter l’approche de l’embarcation, et ses yeux purent voir alors une masse informe glisser rapidement vers lui.

C’était une tintorea, requin de la plus cruelle espèce.

Martin Paz vit l’animal s’approcher de lui, et plongea ; mais bientôt il dut venir respirer à la surface de l’eau. Un coup de queue de la tintorea frappa Martin Paz, qui sentit les visqueuses écailles du monstre froisser sa poitrine. Le requin, pour happer sa proie, se retourna sur le dos, entrouvrant sa mâchoire armée d’un triple rang de dents ; mais, Martin Paz ayant vu briller le ventre blanc de l’animal, le frappa de son poignard.

« Assez joué, Señor, » lui dit Samuel

Soudain, il se trouva dans des eaux rouges de sang. Il plongea de nouveau, revint à dix brasses de là, et, n’apercevant plus l’embarcation du métis, il regagna la côte en quelques brassées, ayant oublié déjà qu’il venait d’échapper à une mort terrible.

Le lendemain, Martin Paz avait quitté Chorillos, et don Végal, bourrelé d’inquiétudes, revenait en toute hâte à Lima pour tâcher de l’y rejoindre.