Martin Paz/Chapitre X

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Hetzel (p. 219-223).

X

« En route ! » s’écria Martin Paz.

Et, sans prononcer un seul mot, don Végal suivit l’Indien. Sa fille !… Il lui fallait retrouver sa fille !

Des mules furent amenées ; les deux hommes les enfourchèrent ; de grandes guêtres furent attachées par des courroies au-dessus de leurs genoux, et de larges chapeaux de paille leur abritèrent la tête. Des pistolets remplissaient les fontes de leur selle ; une carabine était pendue à leur côté. Martin Paz avait enroulé autour de lui son lazo, dont une extrémité se fixait au harnachement de sa mule.

Martin Paz connaissait les plaines et les montagnes qu’ils allaient franchir. Il savait dans quel pays perdu le Sambo entraînait sa fiancée. Sa fiancée ! Oserait-il donner ce nom à la fille du marquis don Végal ?

L’Espagnol et l’Indien, n’ayant qu’une idée, qu’un but, s’enfoncèrent bientôt dans les gorges des Cordillères, plantées de cocotiers et de pins. Les cèdres, les cotonniers, les aloès restaient derrière eux, avec les plaines couvertes de maïs et de luzerne. Quelques cactus épineux piquaient parfois leurs mules et les faisaient hésiter sur le penchant des précipices.

C’était une rude tâche que de traverser les montagnes à cette époque. La fonte des neiges sous le soleil de juin faisait jaillir des cataractes, et souvent des masses effroyables, se détachant du sommet des pics, allaient s’engouffrer dans les abîmes sans fond.

Mais le père et le fiancé couraient jour et nuit sans se reposer un instant.

Ils parvinrent au sommet des Andes, à quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Là, plus d’arbres, plus de végétation. Souvent, ils étaient enveloppés par ces formidables orages des Cordillères, qui soulèvent des tourbillons de neige au-dessus des cimes les plus élevées. Don Végal s’arrêtait parfois malgré lui, mais Martin Paz le soutenait et l’abritait contre les immenses entassements de neige.

À ce point, le plus élevé des Andes, en proie à cet état maladif qui dépouille l’homme le plus intrépide de son courage, il leur fallut une volonté surhumaine pour résister à la fatigue.

Sur le versant oriental des Cordillères, ils retrouvèrent les traces des Indiens et purent enfin redescendre la chaîne des montagnes.

Ils atteignirent les immenses forêts vierges qui hérissent les plaines situées entre le Pérou et le Brésil, et là, au milieu de ces bois inextricables, Martin Paz fut bien servi par sa sagacité indienne.

Un feu à moitié éteint, des empreintes de pas, la cassure des petites branches, la nature des vestiges, tout était pour lui un sujet d’études.

Don Végal craignait que sa malheureuse fille n’eût été entraînée à pied à travers les pierres et les ronces ; mais l’Indien lui montra quelques cailloux incrustés en terre, qui indiquaient la pression du pied d’un animal ; au-dessus, des branchages avaient été repoussés dans la même direction et ne pouvaient être atteints que par une personne à cheval. Don Végal se reprenait à espérer. Martin Paz était si confiant, si habile, qu’il n’y avait pour lui ni obstacles infranchissables, ni insurmontables périls !

Un soir, Martin Paz et don Végal furent contraints par la fatigue de s’arrêter. Ils étaient arrivés sur le bord d’une rivière. C’étaient les premiers courants de la Madeira, que l’Indien reconnut parfaitement. D’immenses mangliers se penchaient au-dessus des eaux et s’unissaient aux arbres de l’autre rive par des lianes capricieuses.

Les ravisseurs avaient-ils remonté les rives ou descendu le cours du fleuve ? l’avaient-ils traversé en droite ligne ? Telles étaient les questions que se posait Martin Paz. En suivant avec une peine infinie quelques empreintes fugitives, il fut amené à longer les berges jusqu’à une clairière un peu moins sombre. Là, quelques piétinements indiquaient qu’une troupe d’hommes avait franchi le fleuve à cet endroit.

Martin Paz cherchait à s’orienter, quand il vit une sorte de masse noire remuer près d’un taillis. Il prépara vivement son lazo et se tint prêt à une attaque ; mais, s’étant avancé de quelques pas, il aperçut une mule couchée à terre, en proie aux dernières convulsions. La pauvre bête expirante avait dû être frappée loin de l’endroit où elle s’était traînée, en laissant de longues traces de sang que Martin Paz retrouva. Il ne douta plus que les Indiens, ne pouvant lui faire traverser le fleuve, ne l’eussent tuée d’un coup de poignard. Il ne conçut donc plus de doute sur la direction de ses ennemis et revint près de son compagnon.

« Demain peut-être nous serons arrivés, lui dit-il.

— Partons à l’instant, répondit l’Espagnol.

— Mais il faut traverser ce fleuve !

— Nous le traverserons à la nage ! »

Tous deux se dépouillèrent de leurs habits, que Martin Paz réunit en paquet sur sa tête, et ils se glissèrent silencieusement dans l’eau, de peur d’éveiller quelques-uns de ces dangereux caïmans, si nombreux dans les rivières du Brésil et du Pérou.

Ils arrivèrent à l’autre rive. Le premier soin de Martin Paz fut de rechercher les traces des Indiens, mais il eut beau examiner les feuilles, les cailloux, il ne put rien découvrir. Comme le courant assez rapide les avait entraînés à la dérive, don Végal et l’Indien remontèrent la berge du fleuve, et, là, ils retrouvèrent des empreintes auxquelles ils ne pouvaient se tromper.

C’était là que le Sambo avait traversé la Madeira avec sa troupe, qui s’était augmentée sur son passage. En effet, les Indiens des plaines et des montagnes, qui attendaient avec impatience le triomphe de la révolte, apprenant qu’ils avaient été trahis, poussèrent des rugissements de rage, et, voyant qu’ils avaient une victime à sacrifier, suivirent la troupe du vieil Indien.

La jeune fille n’avait plus le sentiment de ce qui se passait autour d’elle. Elle allait, parce que des mains la poussaient en avant. On l’eût abandonnée au milieu de ces solitudes, qu’elle n’aurait pas fait un pas pour échapper à la mort. Parfois le souvenir du jeune Indien passait devant ses yeux ; puis, elle retombait comme une masse inerte sur le cou de sa mule. Lorsque, au-delà du fleuve, elle dut suivre à pied ses ravisseurs, deux Indiens la traînèrent rapidement, et une trace de sang marqua son passage.

Mais le Sambo s’inquiétait peu que ce sang trahît sa direction. Il approchait de son but, et bientôt les cataractes du fleuve firent entendre leurs assourdissantes rumeurs.

La troupe d’Indiens arriva à une sorte de bourgade composée d’une centaine de huttes faites de joncs entrelacés et de terre. À son approche, une multitude de femmes et d’enfants s’élancèrent avec de grands cris de joie ; mais cette joie se changea en fureur, quand ils apprirent la défection de Martin Paz.

Sarah, immobile devant ses ennemis, les regardait d’un œil éteint. Toutes ces hideuses figures grimaçaient autour d’elle, et les menaces les plus terribles étaient proférées à ses oreilles !

« Où est mon époux ? disait l’une. C’est toi qui l’as fait tuer !

— Et mon frère, qui ne reviendra plus à sa cabane, qu’en as-tu fait ?

À mort ! Que chacun de nous ait un morceau de sa chair ! À mort ! »

Et ces femmes, brandissant des couteaux, agitant des tisons enflammés, soulevant des pierres énormes, s’approchaient de la jeune fille.

« Arrière ! s’écria le Sambo, et que tous attendent la décision des chefs ! »

Les femmes obéirent aux paroles du vieil Indien, en jetant d’effroyables regards à la jeune fille. Sarah, couverte de sang, était étendue sur les cailloux de la rive.

Au-dessous de cette bourgade, la Madeira, resserrée dans un lit profond, précipitait ses masses d’eau, avec une rapidité foudroyante, de plus de cent pieds de hauteur, et ce fut dans ces cataractes que les chefs condamnèrent Sarah à trouver la mort.

Aux premiers rayons du soleil, elle devait être attachée dans un canot d’écorce et abandonnée au courant de la Madeira.

Ainsi le décida le conseil, et s’il avait retardé jusqu’au lendemain le supplice de la victime, c’était pour lui donner une nuit d’angoisses et de terreurs.

Lorsque la sentence fut connue, des hurlements de joie l’accueillirent, et un délire furieux s’empara de tous les Indiens.

Ce fut une nuit d’orgie. L’eau-de-vie fermenta dans ces têtes exaltées. Des danseurs échevelés entourèrent la jeune fille. Des Indiens couraient à travers les champs incultes, brandissant des branches de pin enflammées.

Ce fut ainsi jusqu’au lever du soleil, et pis encore, quand ses premiers rayons vinrent éclairer la scène.

La jeune fille fut détachée du poteau, et cent bras voulurent à la fois la traîner au supplice. Quand le nom de Martin Paz s’échappait de ses lèvres, des cris de haine et de vengeance lui répondaient aussitôt. Il fallut gravir par des sentiers abrupts l’immense entassement de rochers qui conduisaient au niveau supérieur du fleuve, et la victime y arriva tout ensanglantée. Un canot d’écorce l’attendait à cent pas de la chute. Elle y fut déposée et attachée par des liens qui lui entraient dans les chairs.

« Vengeance ! » s’écria la tribu entière d’une seule et même voix.

Le canot fut entraîné rapidement et tournoya sur lui-même…

Soudain deux hommes parurent sur la rive opposée. C’étaient Martin Paz et don Végal.

« Ma fille ! ma fille ! » s’écria le père, en tombant à genoux sur la rive.

Le canot courait vers la cataracte.

Martin Paz, debout sur un rocher, balança son lazo, qui siffla autour de sa tête. À l’instant où l’embarcation allait être précipitée, la longue lanière de cuir se déroula et saisit le canot de son nœud coulant.

« À mort ! » hurla la horde sauvage des Indiens.

Martin Paz se raidit alors, et le canot, suspendu sur l’abîme, peu à peu, vint à lui…

Soudain une flèche siffla à travers les airs, et Martin Paz, tombant en avant dans la barque de la victime, alla s’engloutir avec Sarah dans le tourbillon de la cataracte.

Presque au même instant, une seconde flèche atteignait don Végal et lui perçait le cœur.

Martin Paz et Sarah étaient fiancés pour la vie éternelle. Car, dans leur suprême réunion, le dernier geste de la jeune fille avait imprimé le sceau du baptême au front de l’Indien régénéré.

FIN