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Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/2

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CHAPITRE II.


le taillis.


Depuis long-temps la chasse a commencé, le soleil, bientôt à son déclin, jette sur le ciel ses chauds reflets ; les touffes de chêne et les grands troncs des sapins semblent se détacher sur un fond de cuivre rouge ; au milieu d’un épais fourré rendu impénétrable par la luxuriante végétation des genêts, des ronces, des fougères et des églantiers, enfin au plus profond des bois dans lesquels on chassait alors, se trouvait une petite clairière semée çà et là de blocs de roches grises et moussues, presque entièrement cachées sous un inextricable enchevêtrement de lierres, de liserons, de chèvrefeuilles sauvages.

Le silence profond de cette solitude était interrompu, à de rares intervalles, par le sourd bruissement du branchage des sapins qu’agitaient de folles brises, ou par les sons très-lointains de la trompe.

Un craquement précipité se fait entendre dans le taillis dont est entourée la clairière ; les branches de jeunes tallées de chênes, aux feuilles déjà jaunissantes, ondulent, s’écartent ; un homme sort de ce fourré, il marche à demi courbé, presqu’en rampant.

Cet homme, dont le lecteur connaît déjà le signalement, est Bamboche, le prisonnier fugitif des prisons de Bourges, accusé de deux meurtres. Sa mauvaise blouse bleue, son unique vêtement, mise en lambeaux par les ronces, laisse à nu en différents endroits sa poitrine velue et ses bras d’athlète ; son pantalon de drap, autrefois garance, souillé de boue, frangé de déchirures, est déchiqueté jusqu’aux genoux ; de saignantes écorchures labourent ses pieds et ses mains ; il est haletant ; la sueur inonde son visage.

Un moment il s’arrête, prêtant l’oreille au moindre bruit ; il s’appuie sur un arbre pour reprendre haleine, arrache une poignée de feuilles, les porte avidement à ses lèvres enflammées, et les mâche pour apaiser sa soif dévorante. Les yeux de cet homme brillent d’un éclat sauvage, ses cheveux gris emmêlés, hérissés sur son front déjà chauve, contrastant avec sa barbe brune et la juvénilité de sa figure énergique, lui donnent un aspect étrange. Pâlie par le besoin, par l’angoisse, sa physionomie exprime la douleur et l’épouvante.

Tout-à-coup une voix sonore, s’élevant pour ainsi dire de dessous les pieds du fugitif, s’écrie :

Bamboche.

À ce nom cet homme bondit de surprise, regarde autour de lui avec terreur, incertain s’il doit fuir ou rester. Puis, se baissant rapidement, il ramasse deux grosses pierres qui, entre ses mains, peuvent devenir des armes terribles.

Tout était rentré dans un morne et profond silence.

Bamboche regardait autour de lui avec une anxiété croissante. Soudain, à trois pas, et comme s’il fût sorti de terre, un homme, vêtu d’une manière étrange, se dresse devant lui.

Ce personnage de taille moyenne portait une ample casaque et des pantalons de peau de loup ; le pelage fin et serré du chevreuil formait le fond imperméable de son bonnet orné d’une bande de blaireau ; hâlés, tannés par l’intempérie des saisons, ses traits disparaissaient presque entièrement sous une barbe fauve et grise ; ses yeux bruns, mobiles, perçants, semblaient intérieurement illuminés par une pupille dilatable et phosphorescente, comme si l’habitude de dormir pendant le jour et d’errer la nuit l’avait rendu nyctalope, ainsi que le sont presque tous les animaux de proie ; néanmoins la figure de cet homme était loin d’offrir un type bestial et repoussant. Sur cet intelligent et hardi visage, souvent contracté par un sourire d’une ironie amère, on retrouvait ce cachet de grandeur indéfinissable qu’imprime toujours au front du proscrit l’habitude de vivre dans le danger, dans la solitude et dans la révolte.

On a sans doute déjà reconnu le braconnier surnommé Bête-Puante, caché dans le taillis près du carrefour de la Croix ; il avait ainsi invisiblement assisté à l’entretien du piqueur et de M. Beaucadet.

Jusqu’au moment de sa brusque apparition aux yeux de Bamboche, le braconnier s’était tenu blotti et caché dans ce qu’en terme de braconnage on appelle un affût, sorte de trou de cinq à six pieds de profondeur, recouvert de touffes de fougères et de genêts formant le dôme, et à travers lesquelles le braconnier qui reste ainsi des heures immobile et guettant sa proie, peut l’apercevoir et tirer le gibier presque à bout portant.

À la vue de Bête-Puante, Bamboche, malgré son audace, recula d’un pas frappé de stupeur ; les pierres qu’il avait ramassées pour se défendre, tombèrent de ses mains, soit qu’à l’aspect d’une courte carabine à deux coups dont le braconnier était armé, le fugitif comprît que la lutte était trop inégale, soit enfin qu’un pressentiment lui dît qu’il devait exister quelque affinité sympathique entre sa condition de fugitif et la vie aventureuse qu’il rencontrait de l’homme des bois.

Toutefois, se reculant encore, il continua de jeter sur le braconnier un regard de farouche inquiétude.

— Tu t’appelles Bamboche, tu es évadé des prisons de Bourges… traqué comme une bête fauve, tu ne pourrais échapper… je viens à ton aide… au nom de… Martin.

À ce nom de Martin la farouche physionomie de Bamboche se transfigura ; une touchante émotion détendit ses traits jusqu’alors durs et contractés ; une larme voila le sauvage éclat de son regard : les mains jointes, les lèvres entr’ouvertes, le cœur palpitant, la poitrine bondissante, il ne put que s’écrier d’une voix étouffée par l’attendrissement :

— Martin !!

Mais voyant le doute se peindre sur les traits du fugitif, après cette explosion d’affectueux ressentiments, le braconnier se hâta d’ajouter :

— Oui, Martin… Basquine… la Levrassele

Bamboche interrompit le braconnier, comme si les noms bizarres prononcés par celui-ci eussent suffisamment prouvé l’identité de Martin, et s’écria radieux :

— C’est lui… c’est bien lui.

Le fugitif oubliait ainsi la poursuite acharnée à laquelle il venait d’échapper par miracle, et dont il pouvait être victime dans quelques instants.

Aucune des impressions de Bamboche n’échappait au regard pénétrant de Bête-Puante. Soudain, formant avec sa main une sorte de conque, il l’approcha de son oreille, et quoique le plus profond silence continuât de régner dans cette solitude, il dit à voix basse, après avoir encore écouté un instant :

— On approche… tu es perdu.

— Vous connaissez Martin,… il est donc revenu de l’étranger, — dit le fugitif, oubliant toujours le péril.

Cette abnégation de soi, dans un moment si formidable, toucha le braconnier, qui reprit :

— Martin est ici,… il te doit beaucoup, je le sais ; c’est en son nom que je te sauve, innocent ou coupable.

Le fugitif tressaillit.

— Mais par l’amitié fraternelle que tu as vouée à Martin, — promets-moi que, s’il l’ordonne, tu te livreras toi-même à la justice.

— Que Martin me dise : — livre-toi… — je me livrerai…

— Je puis te croire… je le sais ; suis-moi,… tu es sauvé.

S’enfonçant alors de quelques pas dans un épais taillis, à gauche de l’affût où il s’était caché, le braconnier démasqua péniblement l’étroit orifice d’une sorte de tanière. La trappe mobile qui la fermait se composait de gros cotrets de sapins, recouverts de pierres moussues cimentées avec de la terre, où des touffes de ronces avaient depuis long-temps pris racine.

Le fugitif allait se glisser dans ce refuge inespéré, lorsque le braconnier lui dit avec un accent de tristesse solennelle :

— Respect et pitié,… pour ce que tu vas voir ;… sinon tu serais un sacrilège, indigne de compassion.

Et comme le fugitif attachait sur le braconnier un regard surpris et inquiet, le bruit des trompes, jusqu’alors confus, se rapprocha de plus en plus. Alors Bête-Puante, poussant vivement Bamboche par l’épaule, lui dit à voix basse, après avoir de nouveau et attentivement écouté :

— J’entends le galop des chevaux… Vite,… vite,… cache toi.

Puis, frappé d’une idée soudaine, pendant que Bamboche disparaissait par l’étroite ouverture, le braconnier, laissant l’orifice ouvert, s’élança d’un bond hors du taillis, se mit à plat ventre au milieu de la clairière, colla son oreille à terre, percevant ainsi plus distinctement que dans l’épaisseur du bois les bruits les plus lointains.

Bientôt il se releva, en s’écriant d’une voix désespérée :

— Malédiction !… le renard,… il amène la chasse de ce côté.

Doublement alarmé, le braconnier court au taillis afin de refermer l’entrée du repaire. Mais le fugitif en sort, livide, les traits bouleversés en s’écriant, d’une voix tremblante :

— Plutôt être pris… tué !! que de rester dans ce souterrain. Oh !… ce que j’ai vu… là… si vous saviez quelle fatalité ! ce nom !!… Bruyère !… C’est à devenir fou !…

Soudain les aboiements de la meute, jusqu’alors éloignés, se rapprochent, et bientôt retentissent en formidables accords parmi ces grands bois silencieux et sonores. Au même instant, une bouffée de brise apporte un bruit confus de cris et de voix s’avançant de plusieurs côtés à la fois. Ces cris sont ceux des gens qui traquent le fugitif.

Ces deux incidents s’étaient passés en moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire, et à l’instant où Bamboche, s’élançant du repaire du braconnier, s’écriait d’une voix palpitante de terreur :

« Plutôt être pris… tué ! que de rester dans ce souterrain… Oh !… ce que j’ai vu… là… Si vous saviez quelle fatalité !! ce nom !! Bruyère !… C’est à devenir fou !… »

— Tu es mort ! — s’écria le braconnier avec un accent terrible en levant sa carabine qu’il tenait à deux mains comme une massue, — je te tue… si l’on te trouve ici… avant que j’aie pu fermer ce refuge…

Le braconnier achevait à peine cette menace, que les branches du fourré dont était environnée la clairière s’agitèrent vivement, comme si elles s’écartaient devant une approche précipitée… Le fugitif tressaillit,… et, soit qu’il obéît à l’injonction désespérée du braconnier, soit que l’instinct de conservation surmontât sa terreur, il se précipita dans le souterrain ; Bête-puante replaça la trappe pesante, effaça sur le sol la trace des pas de Bamboche, et n’eut que le temps de se jeter au fond de l’affût, où il s’était d’abord blotti.