Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/4
Les deux cavaliers qui avaient rejoint Mme Wilson et sa fille (ainsi se nommaient les deux intrépides chasseresses), étaient le comte Duriveau et son fils. Le comte Duriveau, maître de la meute qui chassait alors, avait eu pour père un aubergiste de Clermont-Ferrand ; cet aubergiste, homme d’une cupidité féroce, devenu possesseur d’une fortune immense, commencée par l’usure, augmentée par l’achat des biens nationaux, complétée par des fournitures d’armées sous le directoire, avait doublé, quadruplé ses biens par toutes sortes de fourberies, de voleries légales et par la plus sordide avarice.
À la mort de son père, Adolphe Duriveau, nullement comte alors, se trouva maître de trois cent mille livres de rente en fonds de terre. Sortant de l’état d’ilotisme de pénurie où l’avait tenu son père avec une dureté sans égale, et rencontrant un tuteur honorable, Adolphe Duriveau, malgré sa détestable éducation, inclina d’abord au bien, ressentit quelques élans vers les idées élevées ; s’épanouissant à une vie splendidement heureuse, à tous les plaisirs dont il avait été jusqu’alors sevré, il se montra généreux et bon, cédant en cela au mouvement de son cœur et à l’espèce d’ivresse que cause souvent l’exubérance d’une félicité soudaine et jusqu’alors inconnue.
Les essais de générosité d’Adolphe Duriveau furent souvent payés par l’ingratitude ; l’ingratitude… ce creuset où s’éprouvent les âmes véritablement généreuses et persévérantes ; cet homme ne résista pas à cette rude épreuve : il commença par s’affliger, puis il s’aigrit, puis il s’irrita, puis il se durcit ; son cœur, enfin, se bronza. Ainsi que tant d’autres, s’armant du peu de bien qu’il avait tenté de faire, M. Duriveau érigea l’ingratitude humaine en principe et la dureté de cœur en devoir, si l’on voulait ne pas être dupe des ingrats. Trop facilement désabusé du bien, parce que sa générosité novice et étourdie manquait de patience, de désintéressement, de discernement, de résignation, et surtout de mystère et de pudeur, si cela se peut dire, M. Duriveau ne se doutait pas qu’il lui avait manqué l’intelligence des maux qu’il croyait soulager, et qu’il aggravait parfois, parce qu’il avait le tact brusque, impatient, rude, et que l’apaisement de certaines infortunes timides, ombrageuses, demande un tact d’une douceur, d’une délicatesse extrêmes.
Cet essai louable, mais malheureux, dans la pratique des idées généreuses, devait amener et amena dans l’esprit d’Adolphe Duriveau une funeste réaction ; pour lui l’insensibilité systématique devint — expérience des hommes ; — la pitié : faiblesse ; — l’égoïsme : bon sens ; — la cupidité : prévoyance ; — le profond dédain des autres : conscience de sa valeur légitime ; — le malheur d’autrui : juste punition des désordres, — Fatalité inhérente à tout état social, — Conséquence du péché originel, — Volonté providentielle, etc.
M. Duriveau se montrait, en un mot, furieux catholique à l’endroit de cette sacrilège imposture :
Qu’un dieu tout paternel a créé l’homme pour le malheur.
Ce bel axiome légitimait la dureté de cet implacable égoïste.
Il en arguait, il en triomphait.
« Les hommes sont nés et faits pour le malheur, — disait-il avec une insolente ironie ; — Dieu l’a voulu, que la volonté de Dieu soit respectée ! ne la contrarions jamais ! contentons-nous de vivre splendidement, joyeusement, dans une heureuse exception… qui confirme la règle. »
Cet homme, à son point de vue, pouvait donc dire et disait : — J’ai été bon, généreux, humain ; — je n’ai rencontré que déception, ingratitude ; — toute infortune mérite son mauvais sort ; — bien niais qui s’apitoie.
Il faut l’avouer, M. Duriveau, doué d’un esprit naturel remarquable, d’une grande énergie de volonté, d’une rare audace de caractère, savait ainsi, à force de cynisme, d’effronterie, donner quelque piquant à ces cruels paradoxes, et, dans le monde qu’il fréquentait, il trouvait trop souvent des approbateurs ou des complices.
La fréquentation d’une certaine société, outrageusement fière de sa richesse ou de ses titres récents, la lèpre de l’oisiveté, la presque inévitable et mauvaise influence d’une immense fortune acquise sans labeur, étouffèrent bien vite les premières tendances de M. Duriveau. Il resta fastueux, mais il devint cupide ; puis il ne lui suffit plus d’être riche, il voulut devenir noble,… comme tant d’autres. Son mariage avec la fille d’un duc de l’Empire rallié à la restauration l’affubla d’un titre de comte, et Adolphe Duriveau, le fils du père Duriveau, l’aubergiste usurier, le spoliateur indigne, se crut comte et s’appela très-sérieusement le comte Duriveau. Sa femme, morte fort jeune, lui laissa un fils, Scipion, vicomte Duriveau, s’il vous plaît.
Le bonheur, ou plutôt l’orgueil d’Adolphe Duriveau s’était concentré, résumé dans ces deux belles choses : — être un des grands propriétaires de France, — et se faire appeler Monsieur le comte par son laquais, ses fournisseurs et ses fermiers ; plus tard une velléité d’ambition politique (nous en expliquerons la cause) se joignit à ses vanités.
Archi-millionnaire et comte, il ne rêva pas d’autre avenir, d’autre félicité possible pour son fils. Et peut-être encore plus glorieux vain que cupide, il vit, dans cet enfant, un nouveau moyen d’étaler et de faire envier son opulence. À quinze ans, Scipion Duriveau, d’une figure ravissante, d’une intelligence précoce, élevé par un gouverneur de grande maison… c’est tout dire, devint un nouvel aliment pour l’orgueil de son père, tout glorieux de produire ce trésor de gentillesse et d’impertinence.
Il existait alors dans la très-bonne compagnie de Paris ce qu’on appelait les jeunes pères.
C’étaient de plus ou moins jeunes veufs, gens d’esprit et de plaisirs, beaux joueurs, gais viveurs, et que tutoyaient généralement les plus considérables des filles entretenues de Paris ; ces jeunes pères, partant de ce principe, excellent en soi : qu’il n’est rien de plus odieux, de plus funeste par ses conséquences que la lésinerie et que la tyrannie paternelle qui, privant les enfants de tout plaisir, de toute liberté, dans l’espoir d’en faire de petits saints, n’en fait que de mauvais diables, ces jeunes pères affectaient, au contraire, la tolérance la plus excessive, et souvent même… plus que de la tolérance.
Ainsi, celui-là, père de deux petites filles charmantes, âgées de six ou sept ans, les conduisait au théâtre, où de tendres liens le rendaient assidu ; et la grâce, le babil enfantin de ses petits anges faisaient le délice et l’admiration des comédiennes.
Il entrait dans le plan d’éducation pratique d’un autre jeune père de posséder les premières lettres de change de son fils. (Il appelait cela : la virginité de l’acceptation.) Pour ce faire, il lui facilitait sous main des emprunts en apparence effroyablement usuraires, dont lui, père, ne bénéficiait nullement, bien entendu, prétendant qu’un jeune père est le créancier né de son fils.
Celui-ci, avec toute la réflexion, toute la maturité de l’expérience, cherchait, triait, appréciait… et choisissait, dans sa paternelle sollicitude, la première maîtresse de son fils.
Un autre avait pour principe inflexible d’enivrer d’abord son enfant chéri avec du vin exécrable, afin de lui inspirer de bonne heure, disait-il, une profonde, invincible et salutaire horreur… pour le mauvais vin.
Deux ou trois de ces jeunes pères, gens du meilleur et du plus grand monde, étaient amis du comte Duriveau. Déjà fort glorieux de la gentillesse de son fils, il lui parut de très-grand air, dans sa manie d’imitation nobiliaire, d’être jeune père tout comme un autre ; cela sentait sa régence d’une lieue ; car M. le maréchal de Richelieu s’était montré tel dans ses rapports avec son fils, M. de Fronsac.
Le comte Duriveau fut donc bientôt cité parmi les plus fringants jeunes pères de Paris, il mit son orgueil, toujours l’orgueil, à voir Scipion éclipser les fils des autres jeunes pères, de sorte qu’à dix-sept ans Scipion avait cent louis par mois pour ses menus-plaisirs, un appartement séparé dans l’hôtel paternel, six chevaux dans l’écurie du comte et sa place avec lui dans une loge d’hommes à l’Opéra, location qui donnait le droit d’entrée dans les coulisses.
Il est inutile de dire combien Scipion, avec sa délicieuse figure, et ses dix-sept ans, fut fêté dans ce voluptueux pandémonium, où il fut solennellement présenté par son père. Quelques mois après, l’adolescent comptait le nombre de ses faciles maîtresses ; à dix-huit ans, il avait lestement tué son homme en duel, son père lui servant de témoin, et, plus d’une fois, le jour naissant surprit le comte et son fils au milieu d’une folle et bruyante orgie égayée par des impures en renom.
Si étrange que semble ce système d’éducation, pour peu que l’on sache un peu le monde, on est obligé de s’avouer ceci :
À savoir, qu’étant donnée la position sociale et la fortune du vicomte Scipion Duriveau sur cent jeunes gens, riches et oisifs, quatre-vingt-dix, tôt ou tard, plus ou moins, vivront de la vie que menait Scipion ; seulement, cette vie, ils la mèneront, grâces à des ressources usuraires, à l’insu ou malgré les sévères remontrances de leurs familles, dont ils convoiteront l’héritage avec une impatience… légèrement parricide.
Ceci admis, on concevra que les jeunes pères ne manquaient pas d’un certain bon sens pratique, en tâchant au moins de guider, de diriger eux-mêmes des écarts de jeunesse qu’ils ne pouvaient contenir.
Sans doute, aux yeux des penseurs, le remède vaut le mal ; sans doute, il est déplorable de voir dissiper ainsi des sommes énormes, il est douloureux de voir flétrir, dans la première fleur de la jeunesse, tant de nobles, tant de bons instincts qui la caractérisent, de voir si souvent s’étioler et mourir dans cette atmosphère viciée des intelligences précieuses ; mais tous ces maux et bien d’autres ressortent inévitablement de l’état de choses qui régit la famille, la propriété et surtout cette grande iniquité : l’héritage.
On pense bien que, vivant depuis plusieurs années en jeune père, la dignité paternelle du comte et le respect filial du vicomte avaient dû singulièrement se modifier et s’amoindrir ; mais cette pente était trop rapide, ce courant trop impétueux pour pouvoir être remontés ; mainte fois le caractère hautain, l’énergique volonté de M. Duriveau furent dominés par le flegme railleur et impertinent de son fils ; plus d’une fois, depuis quelque temps surtout, et malgré de vains et tardifs regrets, imitant en cela les maris de bonne compagnie qui, craignant de paraître jaloux, dévorent larmes et honte, le comte, redoutant le ridicule de la gérontocratie, joua son rôle de jeune père, le sourire aux lèvres, la rage et la douleur au cœur ; mais il lui fallait se résigner à ce rôle ;… dès long-temps son fils le traitait avec une impertinente familiarité, contractée au milieu d’une communauté de plaisirs indignes, familiarité dont le comte et ses amis avaient d’abord beaucoup ri ; tout sentiment de déférence, de respect filial devait donc être à-peu-près étouffé dans l’âme de cet adolescent.
Le comte Duriveau, quoiqu’il eût bientôt cinquante ans, ne paraissait pas en avoir quarante, tant sa taille haute et svelte, sa tournure agile, ses allures impétueuses, annonçaient de jeunesse, de vigueur et d’énergie. Il avait le teint très-brun, les dents éblouissantes de blancheur, le menton et le nez un peu forts, les yeux très-grands et très-bleus, les sourcils, la barbe, les cheveux encore presque tous d’un noir de jais malgré son âge ; on pouvait rencontrer des traits plus réguliers, plus attrayants que ceux du comte Duriveau, mais il était impossible de rencontrer une physionomie plus expressive, plus spirituelle, plus audacieusement résolue, et qui annonçât surtout une puissance de volonté plus indomptable : aussi M. Duriveau inspirait presque toujours cette réserve, cette déférence, cette crainte, que commandent les caractères entiers et hautains : rarement on éprouvait pour lui des sentiments d’affection et de sympathie.
Pourtant cet homme, si énergique, se montrait d’une effrayante faiblesse pour son fils et il venait de pâlir et de trembler de tous ses membres, à la vue de Mme Wilson, bravant si intrépidement un danger réel ; à ce moment et durant toute la chasse, le comte Duriveau avait suivi les moindres mouvements de la charmante veuve avec une anxiété remplie de tendresse et de sollicitude ; presque jamais son regard inquiet, ardent, passionné, ne quittait cette femme enchanteresse, et l’on devinait facilement que le savoir-vivre et les convenances l’empêchaient seuls de témoigner plus ouvertement encore de l’irrésistible empire qu’elle exerçait sur lui.
Le comte ainsi que son fils portaient des capes de velours noir, de petites redingotes écarlates à boutons d’argent, des culottes de daim blanches et des bottes à revers.
L’extérieur du vicomte offrait le contraste le plus frappant avec l’extérieur de son père ; la mâle figure de M. Duriveau, ses mouvements nerveux et alertes, révélaient une incroyable plénitude de vie, de passion et de force ; les traits du vicomte, d’une finesse, d’une régularité toute féminine, semblaient déjà flétris par des excès précoces. À peine âgé de vingt ans, déjà son visage, ombragé de favoris soyeux et blonds comme ses cheveux et sa moustache naissante, était amaigri, creusé. Depuis long-temps la pâleur de l’épuisement remplaçait, sur cette jolie figure étiolée, le frais coloris de la jeunesse. Ses yeux très-grands, très-beaux, d’un brun velouté, mais profondément cernés, avaient leurs paupières quelque peu rougies par l’âcre échauffement des veilles et des orgies ; car, depuis quelques jours seulement, le vicomte Scipion avait quitté Paris, et, à Paris, encouragé par le comte et par les autres jeunes pères, amis du comte, ce malheureux enfant passait à bon droit pour l’un des coryphées de cette vie oisive, prodigue, desséchante, dont les filles entretenues, le lansquenet, le club, l’écurie, la table et le bal Mabille remplissent tous les instants ; dans la danse prohibée Scipion n’avait que deux rivaux, un pair de France, fort spirituel diplomate, et le Nestor du cancan, le grand Chicard.
Pourtant le vicomte Scipion se glorifiait d’être déjà, disait-il, blasé sur ces plaisirs. De fait, il s’était si souvent et si long-temps abreuvé sans soif des vins les plus exquis, qu’à cette heure il les trouvait fades, insipides, et leur préférait souvent l’eau-de-vie… et encore l’eau-de-vie poivrée, l’eau-de-vie du cabaret du coin. Il s’était tellement habitué à la société grossière, dépravée des filles qui l’avaient initié à l’amour, et dont il avait fait ses maîtresses,… que, pour lui, la préférée était celle qui buvait le plus, qui fumait le plus, qui jurait le plus, et qu’il pouvait surtout mépriser le plus. Elle lui rendait ses outrages et ses mépris en argot des halles, qu’il parlait aussi à l’occasion fort couramment, et de tout ceci il se divertissait fort ; mais toujours avec un sérieux glacial, avec un flegme insolent : les gens blasés ne rient jamais. Quant à ses sens, des excès prématurés, l’énervante action du vin et des spiritueux les avaient à-peu-près tués. Il restait au vicomte Scipion les fiévreuses émotions du lansquenet, des paris de course, ou de certains amours terribles, dont on parlera plus tard ;… cet adolescent n’avait pas encore vingt et un ans.
Cependant, quoique fatigués, flétris et malgré leur expression impertinente et ennuyée (le vicomte Scipion avait la prétention de n’être plus assez jeune et d’être trop blasé pour s’amuser de la chasse), ses traits étaient encore charmants ; on ne pouvait voir une taille plus fine, plus élégante que la sienne, un ensemble plus séduisant ; telle était du moins la secrète pensée de la fille de Mme Wilson, Mlle Raphaële.
Mme Melcy Wilson (d’origine française, mais veuve de M. Stephen Wilson, banquier américain) et Mlle Raphaële Wilson, chaperonnées par M. Alcide Dumolard (momentanément absent), frère de l’une et oncle de l’autre de ces deux femmes, suivaient, nous l’avons dit, la chasse en compagnie de M. le comte Duriveau et de son fils.
Si l’on n’avait pas si souvent abusé de la comparaison mythologique de Junon et d’Hébé, nous l’appliquerions à Mme Wilson et à sa fille, non que Mme Wilson eût dans les traits ou dans la tournure quelque chose qui rappelât le moins du monde la sévère majesté de la reine de l’Olympe ; rien n’était, au contraire, plus piquant, nous dirions même plus mutin que la jolie figure de Mme Wilson, quoique cette femme séduisante, aux yeux bleus d’azur, aux cheveux noirs et à la peau de satin, atteignît alors sa trente-deuxième année. En parlant de Junon et d’Hébé, nous voudrions seulement peindre la différence qui existe entre la beauté dans l’épanouissement de sa maturité et la beauté dans sa première et plus tendre fleur ; car Raphaële, la fille de Mme Wilson (celle-ci s’était mariée fort jeune), avait au plus seize ans.
Autant la physionomie de la mère était vive, mobile et agaçante, autant la physionomie de sa fille était candide et mélancolique. Jamais les nuageuses vignettes anglaises, jamais l’aristocratique pinceau de Lawrence n’ont approché de ce charmant idéal. Quel coloris aurait pu rendre la pâleur transparente de ce teint si délicatement rosé, le bleu de ces grands yeux à la fois vif et doux, comme celui du bluet ; la blancheur lustrée de ce front charmant encadré de cheveux châtains à la fois si souples, si fins, si naturellement ondulés, que la coiffure de Raphaële n’avait pas subi ce léger désordre que cause ordinairement l’agitation d’une longue course à cheval ? Les boucles élastiques de sa chevelure flottaient autour de son ravissant visage, aussi légères que son petit voile de gaze verte, relevé de côté sur le feutre noir de son chapeau d’homme.
Sous l’élégant corsage de l’habit de cheval en drap noir que portaient Mme Wilson et sa fille, leur taille, diversement charmante, se dessinait à ravir, plus svelte, plus élancée, on pourrait dire plus chaste chez Raphaële,… plus pleine, plus voluptueusement accusée chez sa mère.
La coupe de leur vêtement rendait cette différence plus sensible encore ; ainsi le corsage de Raphaële, montant et rigoureusement fermé jusqu’au cou, ne laissait voir qu’une petite collerette plissée et retenue par une étroite cravate de soie d’un bleu céleste comme l’azur des yeux de la jeune fille, tandis que le corsage de Mme Wilson, ouvert par devant en forme de veste, quoique étroitement collé à la taille, découvrait un petit gilet chamois très-pâle, à boutons d’or, lequel coquet petit gilet, un peu entr’ouvert, permettait à son tour d’apercevoir une chemisette de batiste que deux rubis fermaient sur d’élastiques et durs contours ; enfin, pour compléter ces nuances de costume, aussi légères que significatives, le col d’homme, que portait Mme Wilson, se rabattait à demi sur une cravate de soie pourpre, d’un pourpre moins velouté, moins riche, moins vif que celui de ses lèvres rieuses et agaçantes.
Après qu’elles eurent franchi le dangereux obstacle dont nous avons parlé, la physionomie de la mère et de la fille différa d’expression ; d’abord effrayée du péril qu’avait bravé sa fille, Mme Wilson la voyant en sûreté, la contemplait avec toute la joie, tout l’orgueil de la tendresse maternelle ; tandis que Raphaële, indifférente au danger passé, cherchait obstinément le regard distrait de Scipion.
Il est inutile de dire que le comte de Duriveau et son fils ne se montrèrent pas moins résolus que Mme Wilson et que sa fille ; tous deux, à peu de distance l’un de l’autre, franchirent l’arbre renversé : le père, avec l’ardeur impétueuse de son caractère ; le fils, avec une sorte de nonchalance dédaigneuse qui n’était pas sans grâce, car il montait parfaitement à cheval. Il poussa même la crânerie jusqu’à choisir le moment rapide où sa monture, qu’il guidait de la main gauche, s’enlevait par-dessus le formidable obstacle, pour retirer de sa main droite le cigare qu’il avait aux lèvres, et faire indolemment tourbillonner en l’air un jet de fumée bleuâtre.
Cette bravade, si elle eût été provoquée par la présence de deux femmes charmantes, et accomplie avec la folle pétulance de la jeunesse, aurait eu ce charme inséparable de tout ce qui est brillant, soudain, amoureux et hardi ; mais en sa qualité d’homme blasé, Scipion mettait son orgueil à montrer en tout, partout, et surtout du sang-froid et du dédain ; aussi ses traits demeurèrent impassibles, pendant que Mme Wilson, et surtout sa fille, le félicitaient d’une si valeureuse présence d’esprit.
Le comte choqué de l’attitude de son fils, choisissant un moment où il ne pouvait être ni vu ni entendu de Mme Wilson et de sa fille, dit tout bas à Scipion avec un accent en apparence cordial et familier, mais qui cachait un vif mécontentement à peine contenu par la présence des deux femmes et par son habituelle tolérance de jeune père :
— À quoi songes-tu, Scipion ? tu n’es pas même poli avec Mlle Wilson, et pourtant…
— Ah ça ! mais sais-tu que tu fais là un drôle de métier ? — répondit Scipion en interrompant son père et en allumant un second cigare, — il est vrai que c’est pour le bon motif… mais c’est cela même qui le rend impardonnable, ô malheureux auteur de mes jours que tu es…
Et Scipion jeta insoucieusement son bout de cigare éteint.
Si accoutumé qu’il fût à ce froid persiflage malheureusement encouragé par lui, M. Duriveau ne put en ce moment et pour de graves raisons contenir la colère que lui causait cette réponse, et dit à son fils toujours à voix basse, mais d’un ton ferme et bref :
— Trêve de plaisanteries, je vous parle très-sérieusement, votre conduite est inouïe, ce soir nous causerons et…
— Dites donc, Madame Wilson ; — s’écria le vicomte sans quitter son cigare et en interrompant de nouveau son père.
— Que voulez-vous, Scipion ? — demanda la jolie veuve en se retournant, à la grande anxiété du comte.
— Quand vous voudrez voir papa dans tout son lustre, priez-le donc de vous jouer un rôle de père noble… il y est magnifique.
Un dépit et un courroux croissant contractaient les traits de M. Duriveau, mais sa figure redevint forcément souriante au premier regard de Mme Wilson, qui répondit gaîment au vicomte :
— Et vous, mon cher Scipion, vous jouez à ravir et au naturel les rôles de jeunes fous… Mais voici venir notre chaperon, il vous rappellera au besoin à tout le respect que vous devez à une femme de mon âge, étourdi que vous êtes.
Puis s’adressant à un nouveau personnage, Mme Wilson ajouta :
— Allons, allons… arrivez donc, mon frère…
Les deux femmes et les deux chasseurs s’étaient, nous l’avons dit, réunis de l’autre côté du tronc d’arbre, entourés de chiens toujours en défaut, au moment où M. Alcide Dumolard, frère de Mme Wilson, parut en deçà de l’obstacle.
M. Alcide Dumolard (veuf de Mme Dumolard, veuvage qu’il portait fort allègrement) avait quarante ans, la figure imberbe, et était d’une obésité difforme. Rien ne saurait donner une idée plus juste de cette large face aux joues pendantes, aux yeux éteints et bridés par l’embonpoint, au crâne étroit, que ces figures de mandarins aux joues pâles et bouffies, aux traits aplatis et effacés qu’on voit sur les vases de Chine ; le ventre énorme et les reins monstrueux de M. Dumolard, qui avait autant de dos que d’abdomen, menaçaient de rompre à chaque instant les boutonnières de sa courte redingote écarlate, enfin rien n’était plus grotesque que cette grasse et large face débordant de tous côtés une petite cape de chasse en velours noir, posée sur le sommet du crâne. M. Dumolard montait prudemment un double poney bai, d’une force herculéenne, membré comme un cheval de brasseur, qualités essentielles lorsqu’il s’agit, pour un pauvre quadrupède, d’être chevauché par une sorte de mastodonte.
Il est inutile de dire que M. Alcide Dumolard s’arrêta congrûment et modestement devant l’arbre renversé, et le vicomte Scipion lui dit alors du bout des lèvres avec un flegme impertinent :
— Allons, voyons, Dumolard, sautez donc ça, mon gros !… N’ayez pas peur, vous êtes toujours sûr de tomber sur un matelas douillet et grassouillet…
— Sauter… cela ? Allons donc, ce sont de ces jeux qu’on ne joue pas, mon très-cher, quand on a cinquante mille écus de rente, — répondit le gros homme en enflant ses joues d’un air important, et cherchant du regard un passage moins aventureux.
— En quoi vos cinquante mille écus de rente vous empêchent-ils de sauter ? — reprit Scipion en ricanant à froid, — à moins que ce soit votre fortune qui vous rende si lourd et si gonflé… vous êtes donc bourré de lingots, matelassé de billets de banque ?
— Mais, taisez-vous donc, — s’écria le gros homme d’un air inquiet, — c’est une très-mauvaise plaisanterie que vous faites-là… Aller crier au milieu de ces bois, de ce pays de loups et de meurt-de-faim, que je suis bourré de billets de banque ! Si l’on vous entendait… il y aurait de quoi me faire égorger.
Puis, s’adressant au piqueur qui venait de rejoindre ses chiens de l’autre côté de l’arbre, Dumolard lui cria :
— Eh, mon brave ! Est-ce que je ne trouverai pas un autre passage ? je ne suis pas un casse-cou, moi.
— Suivez le fourré à main gauche, Monsieur, — répondit le veneur, — à cinquante pas d’ici vous prendrez un petit sentier qui vous amènera ici…
— Un petit sentier ! — dit Scipion, — vous êtes perdu, vous n’y entrerez pas… mon gros ; vous ne pouvez vous permettre que les routes royales.
M. Dumolard haussa les épaules, tourna bride, et suivit l’indication du piqueur.
Maintenant disons ce qu’il advint du défaut où était tombée la meute, à environ deux cents pas de la tanière de Bête-Puante, le braconnier.