Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/8

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VIII


CHAPITRE VIII.


la métairie.


Le soleil allait bientôt se coucher, lorsque Beaucadet, accompagné de ses gendarmes, et résolu d’opérer l’arrestation de Bruyère, s’était dirigé vers la métairie du Grand-Genevrier appartenant au comte Duriveau et dépendant de sa terre du Tremblay.

Il serait difficile de donner à ceux qui n’ont pas vu la plupart des métairies de cette partie de la Sologne, la moindre idée du révoltant aspect de ces tanières fétides, délabrées, insalubres même pour des bestiaux, et où végètent pourtant les métayers, leurs domestiques et leurs journaliers, presque toujours hâves et languissants ; car d’incessantes et terribles fièvres, causées par les exhalaisons délétères d’un terrain spongieux, imbibé d’eaux croupissantes, exténuent ces populations, affaiblies déjà par une détestable et insuffisante nourriture.

La métairie du Grand-Genevrier était ainsi nommée à cause d’un genevrier colossal, au moins deux fois séculaire, qui s’élevait non loin de ces bâtiments d’exploitation et du logement du fermier. Le tout se composait d’une espèce de parallélogramme de masures dégradées, crevassées, construites en pisé, sorte de mortier fait de terre de sable auquel, lorsqu’il est à l’état liquide, on donne un peu plus de cohésion en y ajoutant du foin haché.

La toiture, effondrée en de nombreux endroits, était recouverte ici de tuiles ébréchées, rongées par la mousse ou par la vétusté, là de chaume à demi pourri par l’humidité, plus loin de touffes de genêts desséchés, amoncelés sur une charpente boiteuse.

Ces bâtiments, formant la grange, la bergerie, l’écurie, l’étable et le logement du métayer, entouraient une cour aux trois quarts remplie d’une masse de fumier infect, baignant dans une mare assez creuse, aux eaux noires, fétides et stagnantes, entretenue par le suin[1] et par les filtrations du sol marécageux. Cet amas de liquide nauséabond, couvert d’une couche de viscosité bleuâtre, envahissait tellement la cour du côté de l’habitation du fermier, que celui-ci s’était vu forcé de construire une sorte de digue en pierraille, recouverte de fagots d’ajoncs épineux, où aboutissaient trois ou quatre marches moussues, disjointes, qui conduisaient à la seule chambre dont se composait son logis.

Au levant de cette métairie, enfouie dans un bas-fond si malsain, s’étendait une immense plaine de landes tourbeuses ; au nord s’élevait un massif de grands chênes, tandis qu’au couchant une étroite chaussée de gazon séparait seulement ces bâtiments d’un vaste marais, l’hiver et l’automne toujours couvert d’un épais brouillard, et qui, l’été, lorsque aux ardeurs du soleil fermentait son limon, remplissait l’atmosphère de miasmes pestilentiels.

La nuit allait bientôt venir : c’était l’heure à laquelle les animaux rentraient des champs. Bientôt, traversant la mare d’eau infecte pour regagner leur étable, arrivèrent quelques vaches efflanquées, osseuses, aux mamelles presque desséchées, au poil terne, couvert en quelques endroits d’une croûte épaisse de fange ; l’insuffisante pâture des bruyères, des ajoncs et des prés, presque constamment submergés, causait l’état de maigreur de ce troupeau ; il était conduit par un enfant de quinze ans, auquel on en eût donné dix à peine ; il avait les jambes nues, violâtres et crevassées par l’habitude de marcher sans cesse dans un sol marécageux. Pour uniques vêtements cet enfant portait un pantalon en lambeaux, et sur la peau (à cette race déshéritée les chemises sont inconnues) un sarreau de grosse toile bise, trempé de la pénétrante humidité du soir. Ses cheveux jaunâtres s’emmêlaient raides et épais comme une crinière ; ses joues creuses et livides, ses lèvres, d’une blancheur scorbutique, son œil éteint, ses pas traînants, annonçaient qu’il avait, ainsi qu’on le dit dans le pays, les fièvres. Quant aux moyens curatifs, ces malheureux n’y peuvent songer : le médecin demeure à des distances énormes, et d’ailleurs sa visite coûterait trop cher ; ils ont donc les fièvres, et ils les gardent jusqu’à ce que les fièvres, par leur retour périodique, aient usé leur vie ou qu’ils aient usé la fièvre. Ce dernier cas est singulièrement rare.

Un chien fauve demi-griffon, barbu, crotté, décharné, aidait à la conduite du troupeau ; le petit vacher parvint à grand’peine à enfermer son bétail dans une vacherie boueuse, glaciale, au toit effondré en plusieurs endroits, inconvénient auquel on avait remédié en jetant sur les crevasses quelques fagots de sapin.

On voyait qu’une affection réciproque, basée sur un fréquent échange de services et sur une complète parité d’existence unissait le petit pâtre et son chien. Que de longues heures d’automne et d’hiver cet enfant avait passées, abrité derrière quelque touffe de genêt, au milieu des landes désertes, son chien étroitement serré contre sa poitrine, afin de réchauffer à cette chaleur animale ses pauvres membres engourdis !

Ainsi niché, ne pensant pas plus qu’un animal, l’enfant tantôt regardait paître ses bestiaux à travers l’humide et froide brume qui les voilait à demi ; tantôt suivait dans l’air, d’un regard machinal, la lente évolution des volées des vanneaux ou des halbrands ; tantôt plongé dans une apathie plus stupide encore, ne vivant pas plus qu’un madrépore, il restait des heures entières son front dans ses mains, ses yeux fixes attachés sur les yeux fixes de son chien.

Et cette vie solitaire, animale, abrutissante, qui ravale l’homme au niveau de la bête, était celle de chaque jour pour ce malheureux enfant ; ainsi que des milliers d’êtres de son âge et de sa condition, absolument étranger à l’instruction la plus élémentaire, il vivait ainsi au milieu des landes désertes, ni plus ni moins intelligemment que le bétail qui paissait. Ignorant les moindres notions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, l’instinct de cet enfant se bornait à associer ses efforts à ceux de son chien, pour empêcher le troupeau d’entrer dans les taillis, ou de brouter les jeunes semis, puis à ramener, le soir, son bétail, dont il partageait la litière.

Et une foule innombrable de créatures naissent, vivent et meurent ainsi, dans l’ignorance, dans l’hébétement, n’ayant de l’homme que l’aspect, ne connaissant de l’humanité que les douleurs, que les misères, ne sachant pas que Dieu les a doués, comme tous, leur donnant une âme qui les rattache à la divinité, une intelligence qui, cultivée, les élève à l’égal de tous.

Le petit vacher venait de conduire son troupeau dans l’étable, lorsque la fille de ferme rentra, ramenant des bords de l’étang voisin, où elle était allée les abreuver, deux chevaux malades ; elle montait l’un d’eux à cru et à califourchon, les jupes relevées jusqu’au genou, hâtant la marche traînante de l’animal, en lui battant les flancs de ses grosses jambes nues et rouges.

La misère, les travaux trop rudes, l’abrutissement tendent tellement, en soumettant leurs victimes à un impitoyable niveau, à effacer les divers caractères d’élévation, de force ou de grâce, imprimés par Dieu à ses créatures, que cette fille n’avait plus de la femme que le nom.

Les traits grossis, tannés, brûlés par l’intempérie des saisons, la taille épaissie, déformée, par des labeurs au-dessus de ses forces ; les vêtements en lambeaux et souillés de fange ; les cheveux en désordre, rassemblés à peine sous un bonnet de coton d’un blanc sordide ; l’air brutal et hardi, la voix rauque, les mouvements virils. Cette infortunée appartenait pourtant à ce sexe que Dieu a nativement doué de cette délicatesse de formes, de cette finesse de carnation, de ces mouvements doux, de cette élégance naturelle, de cette candeur timide, de ce charme à la fois attrayant et chaste qui caractérisent la femme, et que l’éducation développe et féconde ; car chacun de ces dons précieux semble devoir contenir le germe ou l’obligation d’une grâce ou d’une vertu.

Loin de là, cette pauvre fille de ferme, abandonnée, sans éducation, sans enseignement, sans soins, comme l’avait été sa mère et comme l’était la foule innombrable de ses pareilles, ne se trouvait-elle pas plus à plaindre encore qu’un homme, dans une condition semblable ? Déshéritée de tout bonheur, de tout plaisir sur la terre, elle avait, de plus, à force de labeurs, de fatigues, de misère, perdu jusqu’à la physionomie, presque jusqu’à la forme que le créateur lui avait donnée,… et si l’aspect de la dégradation physique chez l’homme attriste l’âme, la vue d’une femme, telle que celle dont nous avons esquissé le portrait, ne cause-t-elle pas un ressentiment plus chagrin, plus amer encore ?

Bientôt rentrèrent aussi à la ferme deux valets de charrue ; chacun descendit du cheval sur lequel il était assis. Les harnais sordides furent insoucieusement jetés dans un coin de la cour çà et là sur le fumier, ou dans l’eau croupissante ; les chevaux, boueux jusqu’au poitrail, furent attachés en cet état à l’autre extrémité de la vacherie.

Pendant ce temps le petit vacher prit une immense terrine de grès, qu’il essuya grossièrement avec une poignée de foin, et se dirigea vers la porte du logement du métayer. L’enfant, ayant monté quelques marches disjointes, posa sa terrine sur le palier, en disant d’une voix dolente :

— Toutes les bêtes sont rentrées ; voilà notre terrine…

Et, assis sur la pierre, épuisé de fatigue, frissonnant sous l’impression de la fièvre et du froid, il attendit, son front appuyé entre ses deux mains.

Au bout de quelques instants, à travers la lueur rougeâtre qui tremblait à la porte de la masure, parut un bras décharné armé d’une grande cuiller de bois, et bientôt l’immense terrine fut à-peu-près remplie d’un mélange alimentaire qui mérite une mention particulière.

La base de cette chose sans nom se composait de lait aigri et caillé, mêlé de farine de sarrasin et de quelques morceaux de pain de seigle, pain noir, compact et visqueux. Du mortier, quelque peu détrempé d’eau, ne produit pas, en tombant dans l’augette du maçon, un bruit, si cela se peut dire, plus pesant, plus mat, que n’en produisit cette nauséabonde nourriture, servie froide, bien entendu ; le fermier et sa famille n’avaient pas d’ailleurs une alimentation plus saine et moins répugnante.

La terrine remplie, le petit vacher la souleva péniblement, et, la posant sur la tête, regagna l’étable.

Lorsqu’il y arriva, la fille de ferme versait dans quelques vases de grès le peu de lait chaud et écumeux qu’elle avait pu extraire du pis des vaches, afin de préparer la confection du beurre que l’on vendait (l’on ne consommait à la ferme que le résidu caillé, aigri par la pressure).

En voyant réserver pour la vente ce lait chaud, salubre et nourrissant, ces gens, résignés à la détestable nourriture qui les attendait en suite d’une journée de grandes fatigues ; ces gens, façonnés, rompus à la misère, n’éprouvaient aucun sentiment d’envie. Non, il en était d’eux ainsi que de ces travailleurs couverts de haillons qui, au fond de leur mansarde, incessamment courbés sur leur métier de fer, sont accoutumés à ne pas envier ces fraîches et splendides étoffes de soie et d’or, dont ils tissent sans relâche la trame fleurie, soyeuse, éblouissante, comme les fêtes qu’elle doit orner.

Lorsque le petit vacher, portant sur sa tête la terrine contenant la pitance commune, arriva près de l’étable, il y trouva ses compagnons, assis sur le fumier et rapprochés de la porte, afin de profiter des dernières lueurs du jour qui devaient seules éclairer leur repas ; une lanterne, autre que celle qui éclairait la demeure du métayer, aurait été forcément considérée comme une superfluité coûteuse.

À ce moment, des gémissements douloureux sortant du fond de l’étable se firent entendre.

— Bon ! — dit l’un des valets de ferme, — voilà père Jacques qui recommence sa musique.

— C’est que c’est l’heure où la petite Bruyère va le voir tous les soirs…

— Pauvre cher homme !… c’est lui vouloir du bien que de demander qu’il crève.

— Souffrir comme un possédé… Rester muet comme un poisson ;… et ça depuis plus de deux ans… C’est pis que la mort.

— C’est tout de même heureux que maître Chervin lui donne une litière dans l’étable et le reste de notre caillé… Sans cela, père Jacques crevait dans un fossé comme un chien.

— Et c’est bien de la part de notre maître, cette charité-là, car le guignon le poursuit, — dit la fille de ferme, appelée la Robin, qui, nous l’avons dit, n’avait plus de la femme que le nom. — On dit que le régisseur de M. le comte va renvoyer maître Chervin de la métairie parce qu’il ne peut pas payer.

— Qu’est-ce que ça nous fait, à nous ? — dit brutalement un des valets de charrue. — Il y aura toujours un métayer à la métairie. Obéir à Pierre ou à Nicolas… bon à crever dans un fossé ; ça m’est bien égal, en attendant que je sois comme le père Jacques.

— Et dire que, dans les temps, le père Jacques a été un si habile et si fort travailleur ! — reprit l’autre charretier.

— Et à présent, fini… perclus de tous ses membres.

— C’est les froidures des défrichements marécageux qui l’ont tortillé comme ça en manière de manche de serpe.

— Et puis, plus tard, les rosées des nuits d’automne, quand il était berger.

— Et il nous en pend autant aux reins, à nous, quand nous serons vieux, et peut-être avant… Faut pas rire ;… moi, les fièvres ne me quittent plus.

— Dam !… il nous en cuit à nous ni plus ni moins qu’aux autres, — dit la Robin, pauvre et laide créature, qui ne manquait pas d’insouciance, la philosophie des humbles. — À force de piocher, les pioches s’ébrèchent, et quand elles sont usées, on les f…iche au rebut. Quoi qu’on peut faire à ça ?

— Rien… bien sûr ;… c’est le sort…

— Mais c’est un sort tout de même bien peinant au pauvre monde, — dit un des valets de ferme.

— Oh !… ça oui… et dur à tirer.

— Dam !… on tire… — dit la Robin. — Le sort, c’est le sort.

— Oh ! toi, la Robin, — reprit le charretier, — on te couperait en quatre que tu dirais : — Excusez… c’est de ma faute, je ne l’ai pas fait exprès.

— Mais puisque c’est le sort, — riposta la fille de ferme avec l’accent d’une conviction profonde, — et la preuve que ça l’est, c’est que c’est le nôtre, c’est que c’est le tien !

À cette triomphante explication de la fatalité de sa destinée, le charretier, assez empêché dans sa réponse, se gratta l’oreille, hocha la tête ; il n’était qu’à demi convaincu.

— Tiens, — reprit la Robin, — appelant les faits à l’appui de son raisonnement, — je vas te prouver ça clair comme l’œil. Ce soir, j’ai trait mes vaches, le lait est encore tout chaud ; ce matin, par ordre du maître, j’ai tordu le cou à six oies grasses, qui sont accrochées dans la laiterie, pour être portées demain au marché du bourg, avec six des dindes de la petite Bruyère, vingt livres de beurre… un demi-cent d’œufs, deux setiers du plus beau froment que le maître a récoltés, un brochet de quinze livres au moins et deux carpes, qui ensemble pèsent autant ; j’ai trouvé ce beau poisson, ce matin, aux lignes que maître Chervin avait tendues hier soir dans l’étang.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve pour le sort ? — dit le charretier tout ébaubi.

— Attends donc, — reprit la Robin ; — avec ce froment on ferait du pain blanc superbe, n’est-ce pas ?

— Ah ! mais oui !

— Avec ce beurre et ces œufs frais ? une belle grosse omelette.

— Pardi !

— Avec ce lait ? une bonne soupe.

— Oh ! oui…

— Avec le brochet et les carpes coupés en tronçons, une fière friture ?

— Oh ! oui, oh ! mais oui.

— Et ces oies rôties feraient un fameux manger.

— Étant petit, j’en ai beaucoup gardé, des oies ; mais je n’en ai jamais goûté ; ça doit être un grand fricot.

— Ainsi, — reprit la Robin d’un air de plus en plus triomphant, — ainsi il y a ici, tout près de nous, de quoi faire du pain blanc, de la soupe au lait, une omelette, un rôti d’oie ou de dinde, une friture, et même après une belle galette, puisqu’il y a farine, œufs et beurre ; voilà un souper, j’espère.

— Un vrai souper de noces ! Il faut se marier pour en faire un pareil dans sa vie… mais, le sort ?… où que ça prouve notre sort ?

— Ça le prouve, — répondit magistralement la Robin. — ça le prouve, puisqu’à côté de ces bonnes choses nous allons manger notre pâtée… de Carabin[2] et de caillé.

— Hum !… — fit le charretier en regardant son compagnon d’un air interrogatif ;… mais son compagnon, brisé de fatigue, sommeillait à demi, indifférent à cette conversation philosophique, tandis que le petit vacher, accroupi, rassemblé sur lui-même, tremblait la fièvre.

La Robin, jugeant à la physionomie de son interlocuteur qu’il ne se trouvait pas encore complètement édifié, ajouta :

— Vois-tu, Simon, si notre sort était de manger de ces bonnes choses-là au lieu de notre pâtée… nous les mangerions ; mais puisque nous n’en mangeons pas, ni le maître non plus… c’est donc pas notre sort.

— Mais, tonnerre de Dieu ! — s’écria le charretier à bout de raisonnement, — à qui c’est-y donc le sort de les manger, ces bonnes choses ?

— C’est le sort des gens riches des bourgs et des villes, puisqu’ils les achètent et qu’ils les mangent, — répondit la Robin. — Comme c’est leur sort d’acheter nos veaux, nos moutons, nos bœufs dont nous ne goûtons jamais[3].

— Hum !…

— Est-ce vrai ? — reprit la Robin triomphante, — oui ou non ? mangent-ils tout, et nous rien ?

— Le vrai est qu’ils mangent tout, — dit le charretier d’un air piteux, après un moment de réflexion et comme frappé de l’évidente clarté du raisonnement de la Robin, — le vrai est qu’ils mangent tout, et nous rien.

— Ils ont donc leur sort, comme nous le nôtre, seulement le leur est bon et le nôtre mauvais ; là-dessus, vite, les cuillers dehors — ajouta la Robin, — mangeons la pâtée, ça sera autant de fait, et un bon débarras.

Et chacun s’approcha de la terrine, poussé par un appétit que tempérait le dégoût ; la Robin, assise entre les deux charretiers, paraissait les traiter avec une bienveillance égale ; le petit vacher se tenait en face de la Robin.

— Ça vous dégringole lourd et froid dans la panse comme des glaçons fricassés dans la neige, — dit le charretier, en replongeant lentement sa cuiller dans la terrine ; — moi qui étais transi en rentrant, ça me retransit encore plus.

— C’est pas les chiens à M. le comte, qui chassait tantôt dans les bois, qui s’arrangeraient de cette pâtée-là… au moins ? — fit l’autre charretier.

— Vrai, elles sont bien heureuses, bien choyées, ces bêtes-là, — reprit Simon ; — l’autre jour, en allant porter du foin au château, j’ai regardé en passant, dans le chenil, maître Latrace, le piqueur, leur tremper la soupe… Ah ! mais, c’étaient des têtes de mouton, des tripes, du cœur de bœuf, une vraie soupe de marié !…

— Dam… tout le monde ne peut pas être des chiens de chasse, non plus… — dit la Robin avec une sorte de résignation naïve, et sans la moindre intention ironique. Le vœu de la fille de ferme parut d’ailleurs si naturel, que ces paroles ne donnèrent lieu à aucun commentaire.

À ce moment les gémissements qui partaient de l’étable, se firent entendre de nouveau, et la voix appela Bruyère avec un accent d’impatience croissante.

— Tiens, le père Jacques qui appelle Bruyère ;… le pauvre vieux s’impatiente, — dit la Robin.

— Au fait, c’est drôle, voilà bientôt la nuit… et la petite n’est pas rentrée avec ses dindes, dit un des charretiers ; — c’est pas pour la pâtée que je dis ça… il lui en restera toujours plus qu’il ne lui en faudra.

— C’est vrai ; cette petite fille mange comme un roitelet, et encore elle mange,… parce qu’elle le veut bien, — dit l’autre d’un air mystérieux ; — si elle voulait,… elle ne mangerait pas du tout.

— Je ne dis pas non, — reprit la Robin en secouant la tête, — puisqu’elle est charmée ; témoins ses dindes qui la connaissent, l’aiment, lui obéissent, et sont pour elle comme pas un chien pour son maître.

— Sans compter que ses deux gros coqs-d’Inde, qui sont si mauvais, vous dévisageraient si on avait le malheur d’entrer la nuit dans le perchoir, où Bruyère perche dans le nid qu’elle s’est fait, au-dessus de ses bêtes, comme un moigneau, témoin le gros Sylvain, qui a voulu y entrer l’été passé, dans le perchoir, et qui a manqué être aveuglé.

— Et M. Beaucadet, le chef aux gendarmes, qui avait voulu bêtiser avec Bruyère, et qui a été obligé de filer plus vite que ça devant les deux coqs-d’Inde, vrais enragés.

— Sûr que ses bêtes sont aussi charmées, et j’en voudrais pas manger,… si mon sort était d’en manger, comme dit la Robin.

Plusieurs paysans : un vieillard, un homme d’un âge mûr et une femme portant un enfant, entrant alors dans la cour de la métairie, se dirigèrent vers le groupe des gens de la ferme.

— Bon, — dit la Robin, — voilà bien sûr des pratiques pour la Bruyère… Mais je ne les connais pas encore, celles-là.

— Bruyère est-elle à la ferme ? — demanda un des nouveaux-venus.

— J’en étais sûre, — se dit la Robin en manière d’à-parte ; puis elle reprit tout haut : — Vous voulez lui parler pour qu’elle vous conseille, n’est-ce pas, mes bonnes gens ?

— Oui, ma brave fille,… nous sommes du côté du Val ; on nous a parlé d’elle, et nous sommes partis après l’ouvrage.

— La petite devrait être rentrée, — reprit la Robin ; — mais vous ne l’attendrez pas long-temps… Si vous voulez la voir plus tôt, allez jusqu’au , à main gauche en sortant d’ici ; Bruyère reviendra pour sûr par la passerelle.

— Merci, ma bonne fille, — dit le plus vieux des deux paysans.

Puis ses compagnons et lui sortirent de la métairie.




  1. Partie liquide qui, à la longue, se dégage du fumier.
  2. On appelle ainsi le blé noir ou sarrasin en Sologne.
  3. On lit dans les œuvres de Jacques Bujault, œuvres d’un rare bon sens et d’une admirable intelligence pratique, véritable catéchisme de l’agriculteur :

    « La moitié du monde ne sait pas comment vit l’autre ; on ne se doute pas qu’il y a dans le département (Jacques Bujault parle du département des Deux-Sèvres, beaucoup moins pauvre que la Sologne, où nous faisons agir nos personnages) 270,000 individus qui ne mangent jamais ni bœuf, ni veau, ni mouton, et qu’un quart de demi-kilogramme de viande de porc PAR SEMAINE (un demi-quarteron) suffit à la consommation de chacun. (Jacques Bujault, 358. — Des races porcines cranaises. ») En Sologne il n’y a qu’une petite fraction de la population agricole qui puisse même prétendre à ce DEMI-QUARTERON de viande de porc PAR SEMAINE.