Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/2

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II


CHAPITRE II.


liberté.


La douceur parfaite, la résignation calme de Claude Gérard, me causèrent une impression étrange ; je me sentis attendri ; j’eus comme un remords d’avoir participé à un vol qui paraissait causer à cet homme une peine si grande.

Il faisait presque nuit au moment où dame Honorine s’éloigna.

Claude Gérard se dirigea vers l’écurie… mais, se souvenant sans doute de moi, il retourna brusquement sur ses pas, vint à ma loge, l’ouvrit et me dit :

— Suis-moi.

Marchant devant l’instituteur, je l’accompagnai dans ce qu’il appelait sa chambre.

Un entourage fait de ces claies dont on se sert pour parquer les troupeaux, séparait de l’étable le réduit où logeait Claude Gérard. À la faible lueur d’une chandelle qu’il alluma, je vis, au-dessus du grabat de l’instituteur, quelques planches chargées de livres ; dans un coin, appuyé au mur, un tableau de bois noir, où l’on apercevait encore des chiffres tracés à la craie, tandis que, sur une table boiteuse, étaient empilés un assez grand nombre de cahiers d’écriture.

Je regardais Claude Gérard avec inquiétude, ignorant ce qu’il allait faire de moi.

Sans doute, pensai-je, il va vouloir me forcer de lui nommer mes complices, et ensuite me livrer aux gendarmes, qui me mèneront en prison, où je resterai jusqu’à dix-huit ans ; mais, plutôt mourir que de dénoncer Basquine et Bamboche, me disais-je héroïquement, en songeant avec une douloureuse angoisse à notre séparation, peut-être bien longue, peut-être éternelle. Comment retrouver mes compagnons ? comment m’échapper pour aller les rejoindre au rendez-vous que nous nous étions donné en cas de poursuites ? ne serait-il pas déjà trop tard ?

Claude Gérard, sans m’adresser la parole, prit sur une planche un morceau de pain presque noir, et un sac de noix qu’il plaça au milieu de la petite table, ainsi qu’une potiche de grès remplie d’eau ; puis coupant une tranche de pain et l’accompagnant de quelques noix, il me dit d’une voix calme :

— Si tu as faim… mange…

Malgré mon inquiétude, mon chagrin, je ressentais une faim dévorante ; depuis le matin nous courions les champs à jeun ; je fus donc doublement sensible à l’offre hospitalière de cet homme qui avait tant à se plaindre de moi.

Pendant que je mordais dans un pain très-dur et que je cassais les noix à l’aide du couteau laissé sur la table, Claude Gérard, assis sur son grabat, semblait m’observer avec attention ; au bout de quelques moments il dit à voix basse, comme se parlant à lui-même :

— Il y a pourtant dans cette physionomie de la douceur et de l’intelligence.

Soudain la porte de la vacherie, fermée seulement au loquet, s’ouvrit, et une grosse voix appela.

— Oh là ! Hé ! Claude Gérard !

— Qu’est-ce ? — demanda l’instituteur, — qui est là ?

— Moi, Bijou, le porcher à M. le maire (la voix prononça le mâre), je viens de sa part, et plus vite que ça.

— Que voulez-vous ? — dit Claude Gérard. — Entrez.

— Merci, — fit Bijou, — je me toquerais dans les vaches… j’vas vous parler d’ici… je suis pressé.

— Eh bien… parlez.

— M. le mâre y vous dit de venir demain matin, au point du jour, avec votre cloche, pour sonner quelque chose qu’il vous dira… afin que le sonnage soit fini avant que le monde ne s’en aille aux champs… voilà…

— Mon garçon, vous répondrez à M. le maire que cela me sera impossible, car M. le curé m’a ordonné de creuser une fosse demain au point du jour, pour l’enterrement d’une jeune dame. Ceci ne peut pas se remettre…

— Ah ! dam… moi… je ne sais pas… M. le mâre, il a dit ça… je vous le dis… Ah ! et puis, des laveuses sont venues se plaindre à lui, ce soir, que le lavoir avait besoin d’être curé, car le linge en devenait tout noir et puait beaucoup, tant il y avait de bourbe ; M. le mâre a dit aussi que vous curiez le lavoir demain après le sonnage…

— Mon garçon, — reprit Claude Gérard avec un calme parfait où perçait pourtant une légère ironie, — vous direz à M. le maire que, de son côté, M. le curé m’ayant ordonné de nettoyer son colombier sans retard, je me trouve fort embarrassé entre le lavoir et le colombier,… pourtant, le lavoir intéressant davantage la commune, je m’occuperai du lavoir, après avoir creusé la fosse, puis je sonnerai à l’heure du retour des champs.

— Je m’en vas lui dire, mais il ragera sur vous, car il est rageur… comme il n’y a pas de rageur.

— Bonsoir, mon garçon, — dit l’instituteur, voulant sans doute mettre fin à l’entretien.

— Bonsoir, Claude Gérard, — reprit le porcher, — je vas donc dire à M. le mâre que vous ne voulez pas sonner demain matin.

Et la porte se referma sur l’envoyé de M. le maire.

Je ne pouvais avoir alors des idées fort arrêtées sur l’étendue et la variété des fonctions d’un maître d’école, et cependant je venais d’entendre avec assez d’étonnement dame Honorine commander à Claude Gérard, de la part de M. le curé, de creuser une fosse, de balayer la sacristie et de nettoyer le colombier du presbytère. Mais ma surprise augmenta singulièrement, lorsque Bijou, le porcher de M. le maire, vint à son tour, de la part de M. le maire, ordonner à Claude Gérard de sonner et de curer le lavoir public…

Ce qui me frappait beaucoup aussi, c’était la résignation remplie de douceur avec laquelle Claude Gérard semblait accepter cette multiplicité de fonctions et promettait d’accomplir des ordres si divers…

Après le départ du porcher, Claude Gérard resta un moment silencieux, puis me dit, en me regardant attentivement :

— Écoute… l’argent que l’on m’a volé ne m’appartenait pas… on me l’avait confié… tes complices m’ont échappé… l’argent est perdu pour moi… Quand on me le redemandera, comment le rendre ?… Il y avait cent vingt francs… je suis trop pauvre et je gagne trop peu, pour jamais pouvoir économiser une pareille somme… Je n’aurais qu’un moyen de prouver que l’on m’a volé… ce serait de te faire arrêter… toi… le complice du vol.

Et Claude Gérard se tut quelques secondes, sans me quitter du regard ; sa menace qui, je le sus plus tard, n’était qu’une épreuve, me fit frémir.

— Tu as peur d’être arrêté ?… — me dit-il.

— D’être arrêté seul… oui… parce qu’en prison… je serai pour toujours séparé de mes camarades, et j’aimerais autant être tué d’un coup de fusil, que de renoncer à les revoir.

— Tes camarades sont ceux qui m’ont volé ? tu les aimes donc bien ?

— Oui… oh ! oui… je les aime bien… — répondis-je les larmes aux yeux.

— Je crois que tu dis vrai… cela annonce chez toi… du cœur… Mais comment peux-tu aimer des voleurs, de misérables hommes qui, sans doute, ont abusé de ton enfance pour faire de toi leur complice ?

Je ne répondis rien ; je crus prudent et adroit de cacher que mes complices étaient de mon âge, de ne donner aucun détail sur Basquine et sur Bamboche, de laisser Claude Gérard dans son erreur.

Mon silence se prolongeant, l’instituteur reprit :

— Quels sont tes parents ? Comment ont-ils pu te laisser si jeune livré à toi-même ?…

— Je n’ai pas de parents.

— Tu n’as pas de parents ?…

— Non… je suis un enfant trouvé…

— Ah !… je comprends, — s’écria Claude Gérard, avec un soupir de commisération, — c’est cela, l’abandon d’abord… puis l’exemple du vice… puis le vice… Pauvre malheureuse créature… je n’ai plus la force de t’accuser !

La figure mélancolique de l’instituteur exprimait alors une pitié si tendre que je me sentis ému.

Après quelques moments de réflexion, Claude Gérard ajouta :

— À ton âge… le retour au bien est presque toujours possible… voyons… sois franc… avoue-moi tout… et peut-être…

— Je n’ai rien à avouer… — repris-je brutalement, — je ne veux dénoncer personne, faites-moi mettre en prison, si vous voulez…

Au lieu de s’irriter de ma réponse, Claude Gérard reprit doucement en haussant les épaules :

— En prison ?… lorsque je t’ai surpris, lorsque j’ai vu qu’on m’avait volé… est-ce que je ne t’aurais pas fait arrêter… est-ce que je n’aurais pas dénoncé le vol… si je n’avais reculé devant cette pensée : — t’envoyer en prison ? Si tu étais homme, je n’hésiterais pas ; le vol est un crime infâme, il faut que justice soit faite… Mais, à ton âge… malheureux enfant… tout n’est pas encore désespéré,… et tout espoir serait à jamais perdu, si l’on te mettait en prison ;… tu y resterais jusqu’à dix-huit ans, et tu sortirais de là criminel endurci… incurable…

— Alors, Monsieur, mon bon Monsieur… laissez-moi m’en aller, — m’écriai-je les mains jointes, voyant luire un rayon d’espoir. — Oh ! je vous en supplie, laissez-moi partir… ce soir.

— Et où irais-tu ?

— Je tâcherais de rejoindre mes compagnons.

— Et si tu parvenais à les rejoindre, que ferais-tu ?

— Je resterais avec eux.

— Pour voler encore ?

— Oh ! non… pas toujours…

— Comment ! pas toujours ?…

— Nous ne volions… que lorsque nous ne pouvions faire autrement.

— Tu comprends donc… qu’il aurait mieux valu ne pas voler ?…

— Dam !… on ne risque pas d’être arrêté… et puis…

— Et puis ?…

— On dit que ce n’est pas bien de voler… mais quand on a faim… il faut manger.

— Puisque vous ne voliez pas toujours, comment viviez-vous le reste du temps ?

— Nous demandions l’aumône… et d’autres fois… Basquine chantait dans les cabarets, — répondis-je étourdiment.

— Basquine ? — reprit Claude Gérard en me regardant avec surprise.

Je ne répondis rien, regrettant de m’être ainsi échappé. Pendant quelques instants, l’instituteur garda de nouveau le silence. Enfin il ajouta, sans paraître avoir remarqué ma soudaine réticence :

— Pourquoi tiens-tu tant à rejoindre tes compagnons ?

— Parce que nous nous sommes juré de ne jamais nous quitter, — m’écriai-je.

— Ordinairement, un enfant de ton âge ne s’engage guères par de pareils serments avec de grandes personnes, — me dit Claude Gérard.

— Mes compagnons ne sont pas de grandes personnes, — m’écriai-je.

Voyant que je regrettais ce second aveu involontaire, Claude Gérard ajouta :

— Allons, ne sois pas fâché d’avoir dit la vérité… cela sera peut-être bon pour toi… et pour tes compagnons… oui… pour tes compagnons…

Je regardais l’instituteur avec autant de surprise que de défiance ; il me devina, car il poursuivit avec un accent rempli de franchise et de bonté :

— Tu te défies de moi ; est-ce que j’ai l’air d’un méchant homme ? est-ce que je t’ai maltraité dans le premier moment où j’ai découvert le vol ? est-ce que je te parle avec dureté ? est-ce que je ne te montre pas plus de pitié que de colère, malgré ta mauvaise action ? Et sais-tu pourquoi cela, mon pauvre enfant ? Parce que je crois qu’il y a du bon en toi, parce que je suis sûr que tu n’es qu’égaré, comme le sont peut-être aussi les compagnons. Voyons,… quel âge ont-ils ?

— Basquine a deux ans de moins que moi, et Bamboche deux ans de plus, — répondis-je,… incapable de résister à la pénétrante influence de Claude Gérard.

— Une petite fille… de cet âge… déjà complice de vols,… et ce vol commis par un autre enfant !  ! Oh ! c’est affreux ! — s’écria Claude Gérard. — Malheureuses créatures ! Mais par quelles étranges circonstances vous êtes-vous ainsi réunis tous trois ? Tes compagnons n’ont donc plus de parents ?

— Non, Monsieur…

— Et, depuis long-temps peut-être vous vagabondez, vous mendiez ainsi sur les routes ?

— Oui, Monsieur,… depuis plusieurs mois.

— Tout-à-l’heure, tu m’as paru espérer de retrouver tes compagnons, si je te laissais libre… Sans doute vous aviez un rendez-vous convenu ?

— Je n’ai pas dit cela…

— Non, mais cela est presque certain… Tes compagnons, que je n’ai pu rattraper, t’attendent sans doute quelque part dans les environs de ce village ?

— Je vous jure que non, Monsieur, — m’écriai-je, effrayé de la pénétration de Claude Gérard, — et d’ailleurs… quand je saurais où ils sont… vous me tueriez plutôt, voyez-vous, que de me forcer à les trahir…

Puis j’ajoutai sournoisement, et bien fier de montrer à mon tour ma pénétration :

— Tout cela, c’est pour faire arrêter mes camarades et pour ravoir votre argent… vous voulez m’enfoncer

Claude Gérard sourit tristement.

— Une telle arrière-pensée, quand je me montre si indulgent pour toi… c’est mal… Mais, après tout, comment en serait-il autrement, avec la vie que tu as menée ?… Je te plains… va, mon pauvre enfant… je ne t’en veux pas.

— Si j’ai mené cette vie-là… ce n’est pas ma faute, — dis-je, touché de la mansuétude de Claude Gérard, — nous avons voulu par deux fois… redevenir honnêtes… on nous a reçus comme des chiens… Eh bien ! tant pis… nous resterons comme nous sommes…

— Ainsi, tes compagnons et toi… vous avez eu souvent… conscience… regret de la mauvaise vie que vous meniez ?

— Oh ! oui… allez… plus d’une fois… et comme disait un jour Bamboche en pleurant : — Nous n’étions pas méchants pourtant

Ces derniers mots parurent frapper Claude Gérard ; il marcha quelques moments en silence dans sa chambre, puis revenant auprès de moi :

— Écoute ! je te crois capable de revenir au bien… si un honnête homme se chargeait de toi. Si tu le veux… tu resteras ici… mais, je t’en avertis, ta condition sera pauvre et rude ; le pain noir que tu as mangé ce soir, est ma nourriture de chaque jour ; comme moi, tu coucheras dans cette étable ; tu partageras avec moi de pénibles travaux… mais je t’arracherai à une vie qui te mène au crime. Je développerai ce qu’il y a de bon en toi… je t’instruirai… je te mettrai à même de gagner un jour honorablement ta vie… et de rester toute ta vie honnête homme… Je sens pour toi un intérêt singulier… et… il m’étonnerait, si je ne songeais à la circonstance qui le fait naître, mon pauvre enfant, car voici le moment décisif de ta vie… À cette heure… tu vas choisir entre le bien et le mal.

— Monsieur…

— Écoute encore… J’ai le désir de te garder auprès de moi, mais je ne puis te contraindre. Si tu acceptes, il faut que ce soit librement… volontairement… car, à chaque instant du jour, tu pourras quitter cette maison. Ainsi… réfléchis… et prends un parti…

Ce triste et laborieux avenir m’effrayait. Je ne répondis pas, et pourtant je me sentais profondément touché des bontés de Claude Gérard, qui reprit :

— Maintenant, voici ce que je te propose pour ton camarade et pour la pauvre enfant qui l’accompagne.

Je regardai l’instituteur avec surprise.

— Il est de bonne heure encore… la nuit est claire, cette fenêtre est basse… si tu sais où rejoindre tes compagnons, va les trouver.

Et Claude Gérard ouvrit la fenêtre.

La lune était brillante, je vis au loin la campagne, et, à l’extrême horizon, le coteau assez élevé que coupait la grande route, où Basquine, Bamboche et moi, nous nous étions donné rendez-vous auprès d’une croix de pierre.

Ne comprenant pas les intentions de Claude Gérard, je restais stupéfait.

Il continua :

— Si tes compagnons éprouvent encore le désir de revenir à une vie meilleure… dis-leur que je trouverai deux personnes… qui feront pour eux ce que je t’offre de faire pour toi… mais que, comme la tienne… la condition qui les attend est pauvre et rude… Tu leur diras aussi… que l’argent qu’ils m’ont pris ne m’appartient pas… que ce vol peut me causer de cruels chagrins. Si tes compagnons ont encore quelque chose dans le cœur, ils reviendront ici… avec toi… ils me rapporteront cet argent qui serait bientôt follement dépensé par eux… et ils auront ici un asile, du pain, de bons enseignements… et vous ne serez pas séparés.

— Nous ne serons pas séparés ?… — m’écriai-je.

— Non… tes camarades, je l’espère, logeront dans ce village… vous passerez dans cette école vos journées ensemble. Si, au contraire, tes compagnons… persistent dans le mal… laisse-les… Si toi-même, tu n’es pas touché de mon offre… suis-les… ne reviens plus… Mais de cruels regrets te puniront un jour, pauvre enfant.

Je restais immobile, le regard fixé sur Claude Gérard, partagé entre l’émotion que me causaient ses paroles, et la crainte de tomber dans un piège.

Étonné de ma stupeur, Claude Gérard reprit :

— Pars… qu’attends-tu ?…

— Je n’ose pas… vous voulez peut-être me tromper.

Claude Gérard haussa les épaules et me dit avec une longanimité angélique :

— Te tromper ?… Comment le pourrai-je ?… Voyons, je te crois assez résolu pour résister à mes menaces, si je voulais te forcer à me faire connaître le rendez-vous où tes camarades t’attendent ?

— Oh !… pour cela oui, vous me tueriez plutôt…

— Eh bien !… je te laisse aller seul…

— Et si vous me suivez de loin ?

— Il fait clair de lune, le pays est découvert ; si tu me vois te suivre… tu t’arrêteras…

Ma défiance obstinée ne trouvant rien à répondre à ces objections, je restais muet.

— Allons… — me dit Claude Gérard, — dépêche-toi… il y a trois ou quatre heures que le vol a été commis… tes compagnons, ne te voyant pas revenir, peuvent se lasser de l’attendre… hâte-toi… hâte-toi…

Je l’avoue, quoique pénétré des preuves de compassion, d’intérêt, que me témoignait Claude Gérard, je ne songeai qu’à l’espoir de retrouver Basquine et Bamboche, et de continuer avec eux notre vie vagabonde, s’ils refusaient les offres que je leur apportais.

Je courus vers la fenêtre…

Au moment où j’allais y monter, Claude Gérard m’arrêtant, me dit d’une voix émue en me tendant les bras :

— Embrasse-moi, mon pauvre enfant… que Dieu te conseille et te ramène… soit seul, soit avec tes compagnons.

Je me jetai dans les bras de Claude Gérard sans pouvoir retenir mes larmes, car plusieurs fois, pendant cet entretien, j’avais senti mes yeux humides d’attendrissement ; pouvais-je ne pas être touché de l’ineffable indulgence, de la bonté paternelle avec laquelle cet homme me traitait, moi, complice d’une méchante action qui pouvait avoir pour lui de si funestes résultats ? puis enfin, à sa voix, s’étaient de nouveau réveillés ces remords salutaires dont mes compagnons et moi avions déjà plusieurs fois subi l’influence ; aussi peut-être, sans mon aveugle affection pour Basquine et pour Bamboche, aurais-je accepté la généreuse proposition de Claude Gérard ; mais, m’arrachant de ses bras, je m’élançai vers la fenêtre.

Pourtant au moment de mettre le pied dehors, j’hésitai une seconde à quitter l’asile tutélaire qui m’était offert…

Mon cœur se serra cruellement, il me sembla que je renonçais à tout jamais au bien ; mais le souvenir de mes amis d’enfance l’emporta, et je sautai par la fenêtre.

Je courus d’abord quelques pas devant moi, puis songeant à tout ce qu’il y aurait d’ingratitude à m’éloigner sans dire un mot de reconnaissance à Claude Gérard, je m’arrêtai… et je me retournai.

À la clarté de la lune je vis l’instituteur assis sur l’appui de la fenêtre, il me suivait d’un regard plein de tristesse.

— Adieu, Monsieur, — lui dis-je, le cœur gonflé, — je vous remercie toujours d’avoir été si bon pour moi, et de ne m’avoir pas fait arrêter…

— Je ne puis me résigner à te dire adieu, mon pauvre cher enfant, — me répondit l’instituteur d’une voix touchante, — laisse-moi espérer que tu reviendras. Il est impossible que tu restes insensible à ce que je t’ai dit… à ce que je t’ai offert… ou alors… — ajouta-t-il avec une tristesse navrante — c’est qu’il n’y a plus rien à espérer de toi… Que ton sort s’accomplisse.

— Je crois que je ne reviendrai pas, Monsieur — lui dis-je, en secouant la tête, — c’est un adieu… pour toujours… allez…

Et je m’éloignai rapidement dans la direction de la grande route où nous nous étions donné rendez-vous en cas de poursuite.

L’habitude d’une vie vagabonde m’avait donné une grande mémoire des lieux ; aussi je retrouvai assez facilement mon chemin à travers un dédale de sentiers qui coupaient les champs…

Après un quart d’heure de marche, je m’arrêtai sur une éminence d’où je pouvais voir encore la petite fenêtre de l’instituteur ; elle brillait au loin faiblement éclairée ; sur cette pâle lumière je vis se dessiner la silhouette de Claude Gérard, toujours assis sur le rebord de sa croisée et continuant sans doute à me suivre du regard…

Je descendis le versant du pli de terrain où je m’étais arrêté. La maison disparut à mes yeux, je continuai précipitamment ma course.

Plus je m’éloignais de cette espèce de phare de salut, plus mes bonnes résolutions s’affaiblissaient.

Je réfléchissais à quelle rude et misérable condition je me serais voué en acceptant les offres de Claude Gérard ; et bientôt, en comparant à l’avenir qu’il me proposait, cette vie oisive, joyeuse, vagabonde, remplie de hasards dont j’avais déjà goûté le charme irritant, cette vie, enfin, partagée surtout avec mes deux amis d’enfance, je ne comprenais plus mes hésitations récentes, et je gourmandais ma faiblesse.

Au bout d’une heure j’arrivai sur la grande route : je vis de loin, au sommet de la montée, cette croix de pierre auprès de laquelle nous nous étions donné rendez-vous en cas de poursuite.

La route, déserte et silencieuse, était éclairée en plein par la lune.

Je me croyais certain de rencontrer mes compagnons. Ils auraient pu fuir sans danger, mais ils devaient éprouver une vive inquiétude à mon sujet ; je les supposais incapables d’abandonner le pays, sans tenter au moins de se rapprocher de moi. Voulant donc les avertir aussi promptement que possible de mon retour, quoique une assez grande distance me séparât encore de l’endroit du rendez-vous, je m’arrêtai, et poussai un cri connu de Bamboche et de Basquine.

Je ne puis dire avec quelle angoisse, avec quels battements de cœur j’attendis que l’on répondît à mon signal.

Mon attente fut trompée.

Rien ne me répondit.

— Ils sont trop loin… ils ne peuvent m’entendre, — me dis-je en courant vers la croix de pierre dont les bras brillaient alors éclairés, mais dont le piédestal massif disparaissait dans une ombre épaisse.

Grâce à l’agilité de ma course et malgré la rapidité de la montée, j’arrivai en quelques minutes au pied de la croix.

Mes compagnons ne s’y trouvaient pas.

En vain je jetai les yeux au loin, car le point culminant où je me trouvais, dominait les deux montées opposées de la route ; je ne vis personne ; le cœur brisé, j’appelai… je criai.

Aucune voix ne répondit à mes appels, à mes cris.

Alors, épuisé de fatigue, haletant, désespéré, je me jetai au pied de la croix en fondant en larmes,… souffrant mille morts de l’odieux abandon de mes compagnons. Soudain je sentis mes mains, qui touchaient le sol, toutes mouillées, je regardai à côté de moi, et je vis comme une large mare noirâtre au milieu de laquelle j’aperçus un assez grand morceau d’étoffe blanchâtre ;… je le pris, et trois pièces de cinq francs qu’il cachait, brillèrent à la clarté de la lune…

Mais quel fut mon effroi, lorsque, dans le morceau d’étoffe, je reconnus le mauvais petit châle que Basquine portait le jour même… Ce petit châle était ensanglanté, car cette humidité noirâtre où j’avais mouillé mes mains, c’était une mare de sang…

Ce châle, ces trois pièces d’argent tombées par hasard ou oubliées là, me prouvaient assez que Basquine et Bamboche, fidèles au rendez-vous donné, s’y étaient rendus après le vol pour m’attendre, mais que leur était-il arrivé ensuite ? Était-ce le sang de Basquine ? Était-ce le sang de Bamboche qui trempait la terre ? Par suite de quel mystérieux événement ce sang avait-il été répandu ?

Toutes ces pensées effrayantes se heurtaient à la fois dans mon esprit. Je sentis mes idées se troubler, j’eus comme un vertige, et je tombai sans connaissance au pied de la croix, tenant entre mes mains le petit châle de Basquine.