Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/14

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XIV


CHAPITRE XIV.


le soupçon.


J’arrivai rue du Marché-Vieux, sorte de ruelle si étroite, qu’une voiture pouvait difficilement y pénétrer. Guidé par l’adresse que m’avait remise la princesse, j’entrai dans la maison de la femme paralytique ; une sombre allée où je ne vis pas de loge de portier, conduisait à l’escalier, aussi très-obscur. Afin de me renseigner sur l’étage où demeurait Mme Lallemand, je frappai à deux portes s’ouvrant sur le palier du premier.

Personne ne me répondit.

Supposant ces chambres habitées par des ouvriers alors en journée, je montai au second ; je frappai encore.

Même silence.

Assez étonné de cette solitude, je montai au troisième et dernier étage, sauf les combles ; je heurtai de nouveau et inutilement à plusieurs reprises. J’allais redescendre, croyant m’être trompé de numéro, lorsque j’entendis un bruit de pas se rapprocher de la porte, et une voix d’enfant demanda :

— Qui est là ?

— C’est quelqu’un qui vient voir Mme Lallemand de la part de Mme la princesse de Montbar… — répondis-je.

Aussitôt la porte s’ouvrit. Je vis une petite fille de onze ou douze ans d’une figure douce et naïve.

— Mme Lallemand demeure ici ? — lui dis-je en jetant un regard sur une première pièce nue, délabrée, où aboutissait l’escalier d’un grenier sans doute.

— Oui, Monsieur, — me répondit l’enfant, — elle est couchée et ne peut pas se lever.

— Puis-je la voir, et lui parler de la part de Mme la princesse ?

— Je vais le lui demander, Monsieur, — me dit la petite fille, qui revint au bout de quelques instants m’ouvrir une porte, et j’entrai.

Une femme, jeune encore, à l’air souffrant, à la physionomie intéressante, était couchée sur un grabat, au milieu d’une chambre qui trahissait une profonde misère. Lorsque j’eus dit à cette femme qu’elle recevrait sûrement le lendemain matin la visite de la princesse, des larmes coulèrent de ses yeux, et, par un mouvement de joie touchante, elle embrassa son enfant avec effusion, puis elle m’exprima sa reconnaissance pour la princesse en des termes si simples, si naturels, si profondément sentis que, vivement ému de cette scène, je me promis de rendre compte à ma maîtresse de cette impression si favorable à sa protégée.

Quand je pense à cette heure que tout cela était de la part de cette créature une comédie qui cachait un infâme guet-apens, je suis encore à comprendre la possibilité d’une si effroyable dissimulation.

Je quittai la rue du Marché-Vieux si complètement rassuré par ce que je venais de voir et d’entendre qu’il ne me vint pas à la pensée de prendre des renseignements sur Mme Lallemand ; j’oubliai même l’étonnement que j’avais ressenti en trouvant cette maison uniquement habitée par la protégée de la princesse.

Rentré à l’hôtel, je m’habillai avec soin, je devais le soir servir à table ; le tailleur du prince était excellent. Je revêtis un habit du plus beau drap noir, élégamment coupé. Lorsque ma toilette fut terminée, je me regardai dans la petite glace de ma chambre ; soigneusement cravaté de batiste blanche, chaussé de bas de soie noire et d’escarpins bien luisants à boucles d’or, je ne craignis pas d’être reconnu par le prince qui ne m’avait adressé la parole qu’une fois, et alors qu’à moitié ivre, il me plaisantait sur les haillons dont j’étais couvert.

En entrant dans l’office de la salle à manger, je trouvai le maître d’hôtel et le vieux valet de chambre du prince, nommé Louis, qui me dit affectueusement :

— Avant d’aider au couvert, mon cher ami, avez-vous été voir si le feu du salon de Madame allait bien ? Elle ne peut tarder à rentrer…

— Non, Monsieur Louis, lui dis-je, je n’y avais pas songé et j’y vais…

— N’oubliez pas aussi, lorsque Madame rentrera, de vous trouver à la porte du parloir d’attente pour la recevoir.

— Je vous remercie, Monsieur Louis, mais comment serai-je instruit du retour de Madame ?

— C’est bien simple, par le bruit de sa voiture d’abord, et puis par deux coups du timbre qui correspond à la loge du portier… Le timbre frappe un coup lorsque Monsieur rentre, deux coups lorsque c’est Madame

Je me rendis donc dans le parloir de la princesse pour veiller à son feu ; je ne pus m’empêcher de tressaillir en sentant de nouveau le parfum particulier à cette pièce, où Régina se tenait de prédilection, parfum doux, suave, quoique pénétrant ; oubliant, je l’avoue, un instant mon service, je regardais autour de moi avec émotion, contemplant ces fleurs, ces tableaux, ces livres, ces meubles qui ornaient le sanctuaire de la princesse, lorsque j’entendis marcher dans une petite galerie de tableaux qui séparait le parloir où je me trouvais, de la chambre à coucher de la princesse.

Au moment où de crainte d’être surpris inactif je me baissais vivement vers la cheminée, le prince entra… j’étais courbé, je ne pus voir son visage, mais un assez brusque temps d’arrêt dans sa marche me prouva qu’il était surpris de trouver là quelqu’un. Il referma la porte de la galerie de tableaux, je me redressai et m’inclinai respectueusement.

— Vous êtes le nouveau valet de chambre de Mme de Montbar ? — me dit le prince, presque sans me regarder, et en s’arrêtant à peine un instant.

— Oui, mon prince.

— C’est bien, — me dit-il, et il sortit.

Quoique j’eusse à peine eu le temps d’envisager M. de Montbar, il me parut assez contrarié d’être vu sortant de l’appartement de sa femme, contrariété que je ne m’expliquai pas ; lorsqu’il fut parti, jetant par hasard les yeux sur la petite table placée auprès du fauteuil de Régina, il me sembla voir un certain désordre parmi les objets placés sur ce guéridon. La tapisserie commencée était tombée à terre, ainsi qu’un livre, et le tiroir à demi ouvert ; je ne sais pourquoi. En me rappelant la surprise et l’espèce de contrariété manifestée par le prince à mon aspect, l’idée me vint que, profitant de l’absence de sa femme, il avait peut-être cherché quelque chose dans les meubles de l’appartement… Je frémis, pensant que cette indiscrétion ou cet abus de confiance, s’il se découvrait, pourrait m’être attribué.

Cette pensée m’accablait, lorsque j’entendis un roulement de voiture dans la cour de l’hôtel ; presque aussitôt après retentirent deux coups de timbre.

Fidèle aux instructions de Louis, je courus au salon d’attente ouvrir la porte à la princesse ; je crus bien faire en la saluant respectueusement, mais elle me dit avec bonté, quoique en souriant un peu :

— Une fois pour toutes, vous ne me saluerez plus chez moi… n’est-ce pas ?

Confus de ma maladresse, je balbutiai quelques excuses, mais Régina me dit, tout en traversant le second salon qui conduisait à son parloir :

— Vous êtes allé chez Mme Wilson ?

— Oui, Madame la princesse… mais je ne l’ai pas trouvée.

— Vous direz alors à la porte que, dans le cas où il viendrait pour moi une lettre de Mme Wilson, on me la monte à l’instant.

— Oui, Madame la princesse…

— Et Mme Lallemand ?

— Je l’ai vue, Madame la princesse, elle demeure au troisième étage de la maison dont Madame m’a donné l’adresse…

— Vous l’avez prévenue que j’irais la voir demain matin ?

— Oui, Madame la princesse.

— Il y a là bien de la misère sans doute ?… — me demanda tristement Régina.

— Oui, Madame… une bien cruelle misère.

— Et cette femme, j’en suis certain, est intéressante ?

— Je crois qu’elle mérite toutes les bontés de Madame la princesse.

— Allons, tant mieux ; car…

Puis, s’interrompant, la princesse me dit en regardant la petite table placée à côté de son fauteuil :

— Quelqu’un est donc entré ici pendant mon absence ?

— Je l’ignore, Madame la princesse, — répondis-je avec un embarras stupide, car je ne doutais pas de la cause de l’étonnement de la princesse, et je tremblais d’être soupçonnée.

— C’est singulier… — dit Mme de Montbar, et se retournant elle me regarda fixement.

Je m’abusais sans doute, mais il me sembla lire sur sa physionomie une expression d’étonnement et de défiance. Je me troublai tellement que, malgré moi, je devins pourpre, et au lieu de lui dire, chose bien simple pourtant, que, devant moi, le prince était sorti du salon de tableaux, je restai muet, aussi péniblement troublé que si j’avais été coupable. Sentant néanmoins le danger de ma position, j’allais faire un effort pour éloigner de moi tout soupçon, lorsque la princesse me dit sèchement :

— Vous demanderez ma voiture pour huit heures et demie…

Et la princesse, après avoir un instant chauffé ses pieds au feu de son parloir, entra dans la galerie de tableaux qui précédait sa chambre à coucher, et disparut.

Navré de ma maladresse, je descendis chez le portier afin d’exécuter les ordres de ma maîtresse ; les gens d’écurie prenant leur repas chez M. Romarin, c’était le nom du maître de la loge, je pouvais remplir ma double commission.

M. Romarin, poudré à blanc et habillé en grande livrée, homme important s’il en fut, se chargea de prévenir le cocher de la princesse, et me remit deux lettres dont l’une venait d’être apportée à l’instant même de la part de Mme Wilson ; avec cette lettre, le portier me donna trois magnifiques bouquets de bal soigneusement enveloppées, et me dit :

— L’un de ces bouquets a été apporté avec ce carton de fleurs, que le garçon de la fleuriste de Mme la princesse… les deux autres bouquets l’ont été par des commissionnaires qui n’ont pas dit de quelle part ils venaient.

Parmi ces deux bouquets sans noms que je remportai, j’en remarquai un de magnifique lilas blanc et de violettes de Parme.

En gravissant lentement l’escalier, je contemplais avec une mélancolie amère ce frais et mystérieux bouquet de fête qui exhalait un doux parfum, car, par un étrange contraste, je me rappelais ces pauvres bouquets de perce-neige blancs et violets, mystérieux aussi, que, pendant tant d’années, j’avais, à chaque funèbre anniversaire, déposés sur la tombe de la mère de Régina, sans que la jeune fille eût jamais connu la source de cette pieuse offrande… À ces souvenirs, une larme me vint aux yeux. Ces humbles et tristes fleurs dont mon dévoûment ignoré ornait autrefois un tombeau, n’étaient que trop l’emblème de mon humble et triste amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En remontant dans l’appartement de la princesse, j’y trouvai sa femme de chambre. Elle se chargea des fleurs et des bouquets, et j’allai attendre dans la salle à manger l’heure de servir à table.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit à deux battants ; le prince entra avec sa femme ; sur un signe du maître d’hôtel, j’allai me placer derrière la princesse.

Pour la première fois, je voyais M. de Montbar et sa femme réunis ; quoique leur entretien dût être nécessairement contenu par la présence de leurs gens, je redoublai d’attention afin de tâcher de pénétrer dans quels rapports ils se trouvaient ; j’avais acquis, en l’exerçant, une telle faculté d’observation, qu’il me fallait peu de chose pour me mettre sur la voie de ce que je désirais connaître.

Le prince me parut froid, distrait, et affecter envers sa femme une politesse presque cérémonieuse ; tel fut, à-peu-près, leur entretien après quelques paroles insignifiantes.

— Vous sortez ce soir ? — dit le prince à sa femme.

— Oui… je vais aux Italiens.

— Mais, ce n’est pas votre jour ? il me semble.

— Madame Wilson me donne une place dans sa loge, elle vient me prendre, et nous irons ensuite chez Mme de Beaumenil.

— Il y a grand bal ? je crois.

— Elle ouvre son nouvel hôtel… On dit que c’est merveilleux, éblouissant… n’y viendrez-vous pas un instant ?

— Certes non, — dit le prince, — je déteste ces cohues où l’on est convié de venir louer en chœur un faste insolent, quand il n’est pas ridicule, à moins qu’il ne soit à la fois insolent et ridicule ; d’ailleurs je soupe ce soir avec quelques amis chez Véry ; de là, nous partons pour Fontainebleau, où nous allons chasser pendant plusieurs jours.

— Vous serez absent long-temps ?

— Six ou huit jours au moins… le temps de faire trois ou quatre chasses, l’équipage ne pouvant chasser que tous les deux jours.

— Ce sera une partie charmante ; serez-vous nombreux ?

— Non, pas trop, le marquis d’Hervieux et son beau-frère, maître de l’équipage, Blimval, Saint-Maurice, Thionville, moi et Alfred de Dreux, le célèbre peintre de chevaux, qui peindra des sujets d’après nature… Mais à propos de peinture, — ajouta le prince, — savez-vous que je suis jaloux de vos tableaux ?

— Vous leur faites vraiment trop d’honneur.

— Il y a surtout cette nouvelle marine d’Isabey… elle ne me sort pas de devant les yeux… c’est un chef-d’œuvre.

— Elle est charmante en effet.

— Si charmante… que tantôt, pendant votre absence, je suis allé encore l’admirer…

Ce disant, et à ma grande surprise, le prince leva un instant les yeux sur moi, comme si cette explication de sa présence dans l’appartement eût été donnée à mon intention, explication dont je fus d’ailleurs ravi, car elle apprenait à Mme de Montbar ce que j’avais eu la maladresse de ne pas lui dire : — que, pendant son absence, son mari s’était introduit chez elle.

Ainsi devaient tomber les soupçons qu’elle pouvait avoir sur moi dans le cas où elle se serait aperçue de quelque acte indiscret.

— Je suis très-heureuse que le tableau vous plaise, — avait répondu la princesse à son mari, — seulement je regrette que vous ne veniez l’admirer que… pendant mon absence.

Je ne sais si ces mots prononcés par la princesse avec autant de froide politesse que si elle se fût adressée à un étranger, parurent au prince renfermer un double sens, mais il arrêta sur sa femme, pendant une seconde, un regard pénétrant ; puis il ajouta :

— Lorsque vous êtes chez vous, vous êtes toujours très-entourée, et, vous le savez, il n’y a rien de plus fâcheux qu’un mari dans le salon de sa femme, le matin ; à propos de vos amis, le beau d’Erfeuil est-il toujours aussi sot qu’il est beau ?

— Il est plus beau que jamais.

— Et d’Hervillier a-t-il toujours ses désolantes prétentions de chanteur ? supplie-t-il toujours tout bas qu’on lui demande de chanter, afin de minauder une feinte résistance… Comme ça lui va, un homme de six pieds… avec une carrure de tambour-major et une voix de chantre de cathédrale.

— M. d’Hervillier a fait un progrès : il chante sans qu’on le lui demande.

— C’est le cri du désespoir, — dit le prince en continuant son persiflage, — et cet énorme Dumolard, le frère de votre amie intime, — et M. de Montbar accentua ces mots avec une extrême malveillance, — cet homme d’une grosseur irritante prête-t-il toujours sa voiture et ses loges aux belles dames, généreuses complaisances qui l’ont fait appeler l’omnibus.

— M. Dumolard est toujours cité pour son obligeance énorme… — répondit la princesse, qui me parut vouloir lutter d’ironie avec son mari. Mais il y avait dans cet échange de plaisanteries quelque chose d’amer, de froid, bien éloigné de cette gaîté douce, communicative, qui naît de la confiance et de l’affection.

— Mais à propos de sa sœur, — reprit le prince presque avec aigreur, — savez-vous qu’on parle beaucoup… mais beaucoup, de votre nouvelle amie ?

— De ma nouvelle amie ?

— Oui, de Mme Wilson…

— C’est tout simple, une femme à la mode… De qui et de quoi… parlerait-on sans cela ?

— Est-ce qu’il y a… un Monsieur Wilson ? — demanda le prince d’un ton de raillerie presque insolente.

La princesse fronça légèrement les sourcils, puis répondit avec un sourire contraint :

— Quelle singulière question me faites-vous là ?

— D’abord… c’est qu’on ne le voit jamais, ce M. Wilson.

— Si l’existence des maris qui ne paraissent jamais dans le monde était mise en doute… — reprit Régina, — avouez que la vôtre serait un peu compromise…

— Je ne crois pas… ou plutôt j’espère qu’il n’y a aucune comparaison à établir entre moi et M. Wilson, — dit le prince avec hauteur et un dépit mal contenu ; — car il est de ces ridicules qui…

— Monsieur de Montbar, permettez-moi donc de vous offrir de cette gelée d’ananas… Elle est parfaite, — dit la princesse en interrompant son mari qui, comprenant que Mme de Montbar ne voulait pas continuer cette espèce de discussion devant nous autres domestiques, accepta sans doute par convenance le mets qui lui était offert, car il n’y toucha pas, et reprit après quelques moments de silence :

— En allant tantôt chez vous admirer un de vos tableaux, j’ai vu sur une table trois ou quatre gros volumes in-folio… Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Est-ce que vous devenez femme savante ?

— Ce sont des gravures… une collection de portraits historiques, que M. Just Clément a bien voulu me prêter… Je cherchais un costume pour un bal costumé, M. Just m’a conseillé de choisir parmi les gravures qui lui viennent de son père.

— Et… comment va le capitaine Just ? — demanda le prince, non plus avec cet accent sardonique dont il avait accompagné ses questions sur quelques-uns des amis de sa femme, mais avec gravité et une sorte d’hésitation…

Du moment où il eut nommé le capitaine Just, je remarquai que le prince, assis à table en face de sa femme, ne la quittait pas des yeux et semblait l’observer.

Régina ne parut pas s’apercevoir de l’attention presque inquiète du prince, et répondit avec une parfaite simplicité :

— M. Just Clément est toujours triste de la mort de son père… mais cette tristesse est douce et calme… Loin de craindre les occasions de parler de celui qu’il regrette, il les recherche, au contraire… et il me trouve toujours disposée à lui offrir cette consolation, car j’avais pour son père autant de vénération que d’attachement.

— Le docteur Clément était un homme des plus respectables, en effet, — répondit le prince, — et puisque nous parlons de lui, je vous dirai que son protégé et le vôtre, ce jeune médecin qu’il nous avait recommandé, est parti hier pour Montbar.

— Je le savais, il est venu prendre congé de moi, — répondit la princesse, — et je vous remercie d’avoir…

— Ne parlons plus de cela, — dit le prince en interrompant sa femme, — vous savez que je suis toujours heureux de pouvoir vous être agréable, mais, pour en revenir au capitaine Just, sa tristesse doit se trouver mal à l’aise au milieu de tous vos élégants.

— Lorsque M. Just Clément désire me voir, — répondit la princesse, — il m’écrit un mot le matin, et je le reçois d’assez bonne heure, pour qu’il n’ait aucune chance de rencontrer quelqu’un.

— Je vous approuve fort, le capitaine Just a droit à être particulièrement distingué, non seulement à cause de la triste position où il se trouve, mais encore par sa valeur, par son mérite personnel : et, quoique jeune encore, c’est un homme qui, je l’avoue, commande la considération.

Ces derniers mots furent prononcés par le prince avec un accent de loyauté, de sincérité, qui me toucha. Mme de Montbar parut ressentir la même impression, car, au lieu de continuer de parler à son mari d’un ton sec et froidement poli, sa voix se détendit, s’adoucit, et elle reprit :

— Je vous sais infiniment de gré d’apprécier avec une si généreuse impartialité un homme, qui n’est pas comme on dit de notre monde, et qui deviendra, je le crois, un de mes plus sûrs et de mes meilleurs amis…

Soit que le prince se reprochât le premier mouvement auquel il avait d’abord cédé en rendant justice au capitaine Just, soit que la réponse de la princesse lui eût causé quelque secret dépit, il reprit avec un sourire qui me parut ironique et forcé :

— Vous n’accorderez probablement au capitaine, ces entrées privilégiées que jusqu’à la fin de son deuil ?

— Pourquoi cela ? — demanda gravement Régina.

— Mais, c’est que le capitaine, pour n’être pas de la même élégance que vos élégants, n’en est pas moins charmant, au contraire… — dit le prince en riant, — et s’il est aussi spirituel que savant, aussi aimable que distingué, aussi beau que brave, ce n’est pas une raison pour qu’il ne soit pas très-dangereux.

— Quelle folie !.. — dit la princesse.

— Vous ne savez pas ce que c’est que le capitaine Just… au point de vue de la séduction, — dit le prince en continuant de rire d’un air un peu contraint. — Il a eu des aventures fort bizarres, il a entre autres causé une passion folle… C’est un vrai roman, la pauvre femme a tout quitté pour suivre le capitaine en Algérie malgré lui, et elle a été tuée dans une rencontre avec les Arabes.

— Vous avez raison, — dit la princesse en souriant, — c’est invraisemblable et impossible comme un roman.

— Mais je vous parle très-sérieusement, — dit le prince, — et je puis vous citer le nom… de l’héroïne…

— Je préfère l’ignorer… afin de croire à l’aventure — répondit la princesse en souriant.

Puis, se levant de table, elle ajouta :

— Je vous demande pardon de vous quitter si tôt, mais je ne suis pas encore habillée, Mme Wilson doit venir me chercher, et je ne voudrais pas la faire attendre.

Le prince quitta la table à son tour, et dit à la princesse :

— Adieu… car je ne vous verrai pas avant mon départ pour Fontainebleau.

— Adieu ! — dit la princesse — et ne prolongez pas trop votre absence.

— J’aurai toujours hâte, vous le savez, d’être de retour auprès de vous, — dit le prince, et il entra dans son appartement, tandis que sa femme rentrait dans le sien.