Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/13

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XIII


CHAPITRE XIII.


fatalité.


Le hasard sembla vouloir satisfaire à la curiosité de Leporello et d’Astarté : un coup de sonnette se fit entendre… et Leporello ayant été ouvrir, s’écria :

— C’est lui… Astarté…

C’était en effet Martin, sorti des prisons d’Orléans depuis deux jours, son innocence ayant été démontrée par l’instruction ; arrivé le matin à Paris, Martin avait aussitôt demandé à Basquine de le recevoir le jour même.

La surprise de Martin égala celle de ses deux anciens camarades de servitude, qu’il ne s’attendait pas à retrouver chez Basquine ; mais la vive préoccupation où il semblait plongé, laissait peu de place à l’expression de son étonnement. Aussi, lorsqu’il eut répondu aux exclamations de Leporello et d’Astarté :

— Oui, c’est moi, mes amis, je suis bien content de vous revoir.

Il ajouta précipitamment :

— Votre maîtresse est chez elle ! il faut que je lui parle absolument.

— Madame n’y est pas, — dit Astarté assez piquée de la froideur de Martin, — mais elle a laissé cette lettre pour vous.

Autre sujet de stupeur et de commentaires pour Leporello et Astarté : à peine Martin eut-il lu cette lettre, qu’il devint pâle comme un mort, et s’écria d’une voix déchirante :

— Ah ! ce serait affreux !!

Puis il disparut.

En un instant il fut hors de la maison.

Voici ce que Basquine écrivait à Martin :

« Viens à l’instant rue du Marché-Vieux… Bamboche et moi nous t’y attendons…

» Nous allons être tous trois vengés…

» Bamboche, de Scipion… le bourreau de sa fille Bruyère.

» Toi… du comte Duriveau, le bourreau de ta mère…

» Moi, de Scipion et de son père, race infâme, que moi… fille du peuple, j’ai juré de poursuivre jusqu’à la mort. »

Martin, remontant éperdu dans le cabriolet de place qui l’avait amené, se fit conduire à toute bride rue du Marché-Vieux.

Avant de suivre Martin dans sa course éperdue, disons que Basquine, en sortant de chez elle pour monter dans le fiacre qui l’attendait, s’était d’abord rendue chez la mère de Raphaële ; là, elle avait fait demander par le cocher, si Mme Wilson ne venait pas de sortir avec M. le vicomte Scipion. Une réponse affirmative ayant été donnée, Basquine s’était fait conduire chez le comte Duriveau ; et, bien certaine qu’il serait chez lui, attendant son fils, elle avait fait remettre par le cocher une lettre écrite d’avance, et qui devait être à l’instant même portée au comte.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Allez chez Mme Wilson, vous apprendrez que Scipion vient de sortir avec elle… abusant de sa confiance, il la conduit rue du Marché-Vieux, pour se venger de vous

» Souvenez-vous de la princesse de Montbar, et devinez le reste…

» Tel père, tel fils. »

Puis, cette lettre confiée au concierge de l’hôtel du comte, Basquine avait ordonné à son cocher de la mener rapidement rue du Marché-Vieux, pendant que Martin s’y rendait de son côté en toute hâte.

En parcourant ce même chemin que, plusieurs années auparavant, il avait suivi, amenant un vengeur à Mme de Montbar, attirée dans un piège odieux, tendu par M. Duriveau, Martin se croyait sous l’obsession d’un rêve pénible. Par quelle fatalité, se demandait-il, cette même maison, et sans doute le même appartement qui avait été le théâtre d’une action infâme du comte Duriveau, devait-il être aussi le théâtre de la vengeance de Basquine ?

Bientôt, Martin se souvint avec effroi que, lors de sa dernière entrevue avec Basquine, il lui avait raconté (selon son habitude de ne rien cacher à ses deux amis d’enfance, sur la discrétion absolue desquels il avait cru jusqu’alors pouvoir justement compter) il avait, disons-nous, raconté à Basquine comment il était parvenu à sauver Régina de l’horrible guet-apens où elle avait failli être victime du comte Duriveau.

Martin alors supposa (il ne se trompait pas) que cette confidence avait plus tard donné à Basquine la pensée de la terrible vengeance qui devait s’accomplir à ce moment.

Quelques secondes avant que le cabriolet qui le conduisait à toute bride, se fût arrêté devant l’allée de la maison de la rue du Marché-Vieux, Martin, à la faveur de la faible clarté d’un réverbère lointain, vit une femme sortir en courant de cette maison fatale… et bientôt disparaître dans la brume obscure où était plongée l’autre extrémité de la rue.

Cette vision soudaine disparut si rapidement, qu’il fut impossible à Martin de distinguer la figure ou la taille de cette femme, et de reconnaître si c’était ou non Basquine…

Le cabriolet ayant atteint la maison, Martin sauta à terre, trouva la porte entr’ouverte ; il la poussa si brusquement qu’en retombant elle se referma d’elle-même, le pêne de la serrure ayant joué par ce choc.

Sans s’inquiéter de cet incident, Martin traversa l’allée noire, et gravit précipitamment l’escalier au milieu des ténèbres ; ses pressentiments lui disaient que la scène de vengeance à laquelle Basquine le conviait, se passait au troisième étage… dans ce même lieu où le capitaine Just avait arraché Régina des mains de M. Duriveau.

À son grand étonnement, Martin n’entendit pas le moindre bruit en approchant de cet appartement ; enfin il toucha le palier… une pâle lumière, s’échappant de la porte ouverte, le guida… il traversa la première pièce…

Mais frappé d’horreur, d’épouvante, il fut forcé de s’arrêter au seuil de la seconde chambre… et de rester un instant dans l’ombre, appuyé au chambranle de la porte ; il se sentait défaillir, incapable de faire un pas.

Voici… le tableau qui s’offrit aux yeux de Martin :

Scipion, livide, moribond, sans mouvement, les cheveux souillés du sang qui, d’une large blessure béante à la tempe droite, coulait lentement sur sa joue, était couché sur un lit.

Agenouillé au chevet de ce lit, les mains jointes, se tenait le comte Duriveau ; son gilet blanc était ensanglanté, et son visage, baigné d’une sueur froide, était plus livide encore que celui de son fils agonisant.

Vers le milieu de la chambre, on voyait une lourde chaise de bois à demi brisée, au milieu d’une mare de sang, à côté d’un châle appartenant à Mme Wilson.

En face de la porte où se tenait Martin presque défaillant, les figures de Basquine et de Bamboche se dressaient immobiles, pâles, implacables, et se détachant à demi sur les ténèbres de la pièce voisine où ils se tenaient silencieux, à deux pas du seuil de la porte.

Le comte ne les avait pas aperçus… Ses yeux fixes, ardents, malgré les larmes dont ils étaient voilés, s’attachaient sur les yeux mourants de son fils ; la bouche de M. Duriveau, entr’ouverte par une contraction spasmodique de la mâchoire, semblait ne plus pouvoir se refermer ; il laissait échapper des sanglots convulsifs, strangulés, seul bruit qui rompît çà et là l’effrayant silence de cette scène…

La figure de Scipion, quoique déjà marquée de l’empreinte de la mort, était encore charmante… Ses lèvres, froides et bleuâtres, s’agitant faiblement sous sa petite moustache blonde, semblaient chercher un dernier sourire sardonique, et découvraient ses dents du plus pur émail. Il appuyait sa tête sur son bras replié… et sa main, délicate et blanche comme la main d’une femme, disparaissait à demi parmi ses cheveux châtains, dont parfois elle étreignait quelques boucles soyeuses, cédant ainsi aux crispations machinales de l’agonie.

Enfin… le comte Duriveau fit un violent effort pour prononcer quelques paroles, et ces mots entrecoupés sortirent de ses lèvres tremblantes.

— J’ai tué… mon fils… j’ai tué mon fils…

Cela était affreux… On eût dit que ce misérable, dans l’espèce de délire où il demeurait plongé, prononçait forcément, fatalement, ces paroles… et qu’il n’en trouvait pas d’autres… car il répéta une troisième fois en secouant convulsivement la tête :

— J’ai tué mon fils… j’ai tué mon fils…

À ce moment, les yeux de Scipion, jusqu’alors mourants, demi-clos, s’ouvrirent tout grands… et pendant quelques secondes une dernière étincelle de vie et de jeunesse rendit ce regard plus limpide, plus brillant, plus beau, qu’il n’avait jamais été…

À mesure que les yeux de Scipion s’ouvraient davantage, ceux de son père, qu’ils semblaient attirer par une sorte de fascination, s’agrandirent aussi, et s’arrondirent d’une manière si effrayante, que la pupille s’entoura d’un cercle de blanc.

Les lèvres de Scipion s’agitèrent alors faiblement comme s’il eût voulu parler.

Le comte s’en aperçut, et murmura ces paroles, les seules… toujours les seules, qui venaient à son esprit troublé :

— Il va me dire : Tu as tué ton fils ! tu as tué ton fils !

Scipion se prit bientôt à sourire d’une façon étrange, et dit d’une voix de plus en plus affaiblie, qui expira avec son dernier soupir :

— Tu m’as… tué… mais… c’est égal… j’ai gagné… Tu n’épouseras pas… Madame… Wilson… c’est ta faute… Je suis… ton exemple… j’ai fait ce que tu as fait… tu sais… la princesse… de Montbar… Dis donc, qui aurait cru pourtant que le jeune père… deviendrait le père assassin, c’est drôle… Je vais… conter ça… à grand papa Du-Riz-de-veau

Au seuil de l’éternité, cet indomptable et malheureux enfant terminait sa courte vie par un dernier sarcasme.

— Scipion… mon fils… ne meurs pas ! — s’écria le comte d’une voix terrible, car la réalité le rappelait à lui.

Et se jetant à corps perdu sur le cadavre de son fils, il couvrit son visage, ses cheveux, ses mains, de baisers insensés.

Un souvenir fugitif comme l’éclair vint rappeler à la pensée de Martin, comme contraste d’un redoutable enseignement, la mort sublime du docteur Clément… les paroles remplies de grandeur et de sérénité que lui et son noble fils avaient échangées à cette heure solennelle !!…

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Martin restait pétrifié d’épouvante ; Basquine et Bamboche, qui du fond des ténèbres où ils se tenaient, venaient d’apercevoir leur compagnon d’enfance… muets… effrayants… l’œil sec et ardent, lui montraient d’un geste impitoyable ce malheureux père se roulant sur le corps inanimé de son fils…

Cette froide férocité exaspéra Martin et l’arracha de sa stupeur :

Traversant rapidement la chambre sans être aperçu du comte qui, éclatant en sanglots déchirants, en cris inarticulés, se tordait sur le lit, ses lèvres collées au visage glacé de son fils, Martin, saisissant Basquine par le bras, s’écria d’une voix basse, mais pleine de colère, d’indignation et de menace :

— Non, vous n’insulterez pas par votre présence à la douleur… aux remords de ce père qui a tué son fils… Basquine… vous vous êtes fait une arme homicide d’un secret que je vous ai confié… comme à une sœur… C’est infâme…

— Frère… je te vengeais… aussi… — répondit sourdement Basquine.

— Non, vous n’aurez pas la force de rester là… pour que ce malheureux vous voie… vous, la cause de ce crime affreux ! — s’écria Martin d’une voix à la fois si déchirante… si suppliante, quoique contenue, que Basquine, déjà atterrée du reproche de Martin, se recula plus profondément encore dans l’ombre de la seconde pièce… de façon à ne pouvoir être aperçue par le comte… tandis que Bamboche, les bras croisés sur sa large poitrine, continuait de contempler cette horrible scène avec une joie sauvage.

Soudain, un bruit sourd et encore confus qui semblait gronder au dehors de la maison, arriva jusque dans l’appartement ; bientôt après, des coups violents ébranlèrent la porte de l’allée, porte qui s’était refermée sur Martin.

Ce bruit n’attira pas l’attention du comte Duriveau, presque fou de douleur, de désespoir ; serrant toujours entre ses bras le corps inanimé de son fils, il poussait des gémissements convulsifs, des cris déchirants, inarticulés ; mais Bamboche, sans cesse en éveil, au premier retentissement des coups de plus en plus violents qui ébranlaient la porte, rejoignit Basquine au fond de la pièce où elle s’était retirée, obéissant aux ordres de Martin ; puis, entr’ouvrant une des fenêtres qui donnaient sur la rue, le bandit s’écria :

— La garde !! je suis pris… La police était à ma piste… on m’aura reconnu… et suivi pendant mon trajet de chez Basquine ici… S’ils m’arrêtent… — dit-il avec un ricanement féroce et ouvrant un large couteau poignard, — ça leur coûtera bon !

— Un meurtre ! — s’écria Martin en courant au bandit, — un meurtre… toi… jamais !

— Je suis à mon second ! — dit Bamboche avec une effrayante ironie en se dégageant de l’étreinte de Martin.

— Il est donc vrai !.. tu étais justement poursuivi… — murmura Martin, anéanti. — Tu as tué !!

— Mais, ce meurtre ? dit Basquine à Bamboche, en frémissant, — car il lui avait caché ce crime, afin d’obtenir un refuge chez elle, — ce meurtre… c’était pour te défendre ? dans une rixe ?

— J’ai tué deux fois… et pour voler, — répondit Bamboche d’une voix brève. — Maintenant, un de plus… deux de plus… pour me sauver… tant pis ! on ne me coupera le cou qu’une fois… Adieu, mes amis, je vous ai revus… Votre main… et en avant !

Basquine et Martin, frémissant d’épouvante, repoussèrent la main que Bamboche leur tendait.

— Ah ! — dit le bandit avec une émotion farouche, — l’assassin… vous fait horreur… vous ne voulez pas seulement toucher sa main… Tant mieux… ça va me rendre féroce comme un tigre… je tuerai pour tuer…

Tout-à-coup, au milieu du tumulte qui redoublait au dehors, l’on entendit les voix des gens de justice crier :

— Au nom de la loi !… ouvrez… ouvrez…

— Oh ! mon Dieu ! — s’écria Martin frappé d’une idée subite, — c’est horrible… ce malheureux… qui vient de tuer son fils… on va l’arrêter tout couvert… de son sang…

— Arrêté avec un comte… assassin !… Quel honneur pour moi ! — s’écria Bamboche avec un éclat de rire diabolique.

Malgré l’espèce de délire où il était plongé, M. Duriveau, rappelé à lui par le bruit toujours croissant qui se faisait au dehors, se redressa brusquement du lit de mort de son fils, écouta ; puis apercevant Martin qui, éperdu, sortait de la chambre sans issue où se tenaient encore Basquine et Bamboche :

— Martin, — s’écria le comte en se reculant avec stupeur, — vous ici !…

— La garde est en bas… — s’écria Martin ; — elle va monter…

— Ah !… j’ai tué mon fils… — murmura M. Duriveau en frissonnant, — l’échafaud m’attend !!…

— Et la fuite… impossible… — reprit Martin, désespéré.

— Oh ! sauvez-moi !… — murmura le comte dans le premier égarement de son épouvante, — sauvez-moi !… vous êtes aussi mon fils, vous ! Ce n’est pas pour insulter à mon désespoir… à mon crime… que vous êtes venu là. J’ai appris à vous connaître ; vous êtes généreux. Vous êtes ici, c’est pour me sauver… n’est-ce pas ? Vous avez été secourable à tant d’autres… ayez pitié de moi. Oh ! l’échafaud ! Eh bien ! oui, je suis lâche… j’ai peur… je vous implore…

— La porte est enfoncée, — s’écria soudain Martin ; — le malheureux… est perdu !

En effet, la porte venait de céder ; le bruit du tumulte extérieur, jusqu’alors amorti par cet obstacle, fit, pour ainsi dire, explosion dans l’escalier, dont les marches inférieures résonnèrent bientôt sous des pas précipités.

— Ils montent ! — s’écria Martin en prêtant l’oreille.

— Ah !… ils s’arrêtent au premier… Mais ils vont venir ici… Oh ! ne pouvoir sauver ce malheureux… sauver mon père de l’échafaud !!!

Il y eut dans l’accent de Martin, lorsqu’il prononça ces mots, quelque chose de si déchirant, que le comte, se jetant pour la première fois dans les bras de son fils, reprit, non plus avec abattement et terreur, mais avec fermeté :

— Oui, je suis… votre père… je vous le dis… devant le cadavre de ce malheureux enfant… doublement ma victime… oui, je suis votre père… et du moins, cette dernière fois, vous ne rougirez pas de moi…

— Que faites-vous ? — s’écria Martin en voyant le comte se diriger vers la porte. — Ils sont maintenant au second étage… qu’ils visitent. — Les entendez-vous ? Où allez-vous ?

— Me livrer… avouer mon crime… Le sang que j’ai versé doit retomber sur ma tête, — dit le comte avec une résignation pleine de courage et de majesté.

— Allons, mon fils… — reprit-il, — allons… votre bras… Ce n’est pas le cœur… ce sont les forces… qui me manquent…

À peine le comte venait-il de prononcer ces mots en se dirigeant vers la porte, que Bamboche, jusqu’alors resté inaperçu dans l’ombre de la pièce voisine, en sortit rapidement, et dit à M. Duriveau, d’un ton rempli de dignité qui contrastait étrangement avec la brutalité ordinaire de son langage :

— Monsieur, ce n’est pas le comte Duriveau que je vais sauver de l’échafaud… c’est le père de Martin…

— Que veux-tu faire ? — s’écria celui-ci, — où vas-tu ?

— Dire que j’ai tué le vicomte… On me croira… j’entre ici pour voler, vais-je dire… il était avec une femme, ils crient… je l’assomme d’un coup de chaise ; cinq minutes après, son père qui le cherchait pour le faire emprisonner, arrive ici… il voit son fils sanglant, se jette sur lui, et… voilà pourquoi ton père a du sang à son gilet.

— Accepter de vous un tel sacrifice, — s’écria le comte, — jamais…

— Explique lui donc vite que j’en ai déjà tué deux, — dit Bamboche à Martin, — un de plus ne fait rien, je n’ai qu’une tête à couper… Adieu, frère… une dernière prière (et deux larmes mouillèrent les yeux féroces du bandit)… Viens avec Basquine la veille du jour… (et il porta la main à son cou)… tu comprends… encore adieu, frère…

Et, avant que le comte et Martin eussent pu faire un mouvement, Bamboche s’élança dans l’escalier, comme s’il avait eu l’espoir de s’échapper en se frayant un passage à travers les gens de police et les soldats dont il trouva une partie sur le palier du second étage, éclairé par plusieurs lumières. — Le voilà… je le reconnais… arrêtez-le, — s’écria un agent, à la vue de Bamboche qui, pâle, la tête nue, les vêtements en désordre et brandissant son couteau, se précipita d’un bond sur le groupe, blessant légèrement un agent, non par férocité, — car je pouvais le tuer, — dit-il plus tard à Martin, — mais je voulais rendre la scène plus vraisemblable. — Bamboche, malgré son énergique résistance, qu’il savait d’ailleurs devoir être vaine, fut facilement terrassé et garotté ; puis pendant quelques moments de calme qui suivirent son arrestation, il dit avec son affreux cynisme :

— Maintenant, causons. J’avoue les deux meurtres dont je suis accusé, et, de plus, un troisième…

— Un troisième meurtre ! — s’écria le magistrat qui accompagnait la force armée, — un troisième meurtre !

— Oui, un petit jeune homme. Il était ici en rendez-vous avec une femme. Je suis entré dans cette maison pour voler, j’ai surpris les amoureux, ils ont eu peur, ils ont crié au voleur. Pour faire taire le jeune homme, je l’ai assommé à coups de chaise. Et voilà !

— Mais où cela s’est-il passé, misérable ? — s’écria le magistrat.

— D’ailleurs je suis fâché d’avoir été si brutal, — dit Bamboche sans répondre à la question qu’on lui faisait, — car le père est arrivé… et voir ce père se jetant sur le corps de son fils, malgré moi, ça m’a fait mal.

— Mais où cela s’est-il passé ? — reprit le magistrat.

— En haut… au troisième, — dit Bamboche, — vous y trouverez le père. Il paraît qu’il épiait son fils et qu’il aura voulu le surprendre avec cette femme, car il est arrivé lui et un autre homme, au moment où je venais de faire le coup ; ils n’ont pensé qu’à tâcher de secourir le petit jeune homme, le père s’est jeté sur lui… même qu’il s’est tout abîmé de sang… Moi, j’ai filé… vous m’avez pincé… mon affaire est claire… mais je ne bouderai pas devant la guillotine…

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Il est inutile de dire que, grâce au sang-froid et à l’incroyable présence et ressource d’esprit de Bamboche, servies d’ailleurs par la vraisemblance de ses aveux, et par une partie réelle de ses assertions, le crime du comte Duriveau ne fut pas un instant soupçonné ; son trouble, sa pâleur, l’embarras même de ses réponses aux premières questions du magistrat, que celui-ci d’ailleurs ne poursuivit pas, par un sentiment de convenance et de pitié pour une si grande infortune, furent attribués à la terrible émotion où ce malheureux père devait se trouver en suite du meurtre de son fils.

En demandant et en obtenant un ordre d’emprisonnement contre Scipion, le comte n’avait pas caché qu’il voulait soustraire son fils à l’influence d’une passion dangereuse ; il parut donc très-naturel que le vicomte, se voyant sur le point d’être arrêté dans la maison de Basquine, se fût échappé de chez elle, et fût venu l’attendre dans cette demeure obscure et isolée. Ainsi s’expliquait encore la présence de Basquine sur le théâtre du crime, puis plus tard aussi la venue du comte qui avait pu être instruit de l’endroit où s’était caché son fils pour fuir la prison.

Enfin, comment penser qu’au lieu de croire aux aveux si probables d’un brigand déjà coupable de deux meurtres, on pouvait songer à accuser du meurtre de son fils un homme considérable, posé dans le monde, comme l’était le comte Duriveau, et par ses relations et par sa fortune immense.

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Le procès de Bamboche s’instruisit rapidement ; déclaré coupable de trois meurtres, le bandit fut condamné à la peine de mort.

Ni Martin ni Basquine n’avaient oublié la promesse faite à leur compagnon d’enfance.

La veille du jour de l’exécution, les trois amis, grâce à une permission spéciale, devaient une dernière fois se réunir dans la cellule où Bamboche attendait la mort.