Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/3

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III


CHAPITRE III.


journal de martin (Suite).


Régina ne devait pas s’attendre à cette nouvelle visite de son père, en ce moment surtout bien inopportune.

Mais que faire ?

Dire ma maîtresse absente ?…

Mensonge inutile… M. de Noirlieu l’eût attendue… car, je n’en pouvais douter, à l’expression de bonheur impatient, je dirais presque de bonheur avide, que je lus sur les traits du vieillard, je devinai que sa tendresse paternelle n’avait pas été assouvie par la visite du matin.

— Ma fille… est chez elle ? — me demanda M. de Noirlieu.

— Oui, Monsieur le baron, — ai-je répondu, réfléchissant que la moindre hésitation de ma part, jointe à la présence assez étrange de Just chez la princesse à une pareille heure (il était près de huit heures du soir) pouvaient donner à M. de Noirlieu de fâcheux soupçons.

Ouvrant donc aussi bruyamment que possible la porte du premier salon, afin d’éveiller l’attention de Régina, j’ai précédé le baron, et avant d’arriver au parloir, j’ai toussé plusieurs fois.

Grâce à ces précautions, lorsque j’ai soulevé les portières, j’ai trouvé Régina et Just en apparence calmes, contenus.

La princesse m’a dit vivement, d’une voix sévère :

— Je vous avais défendu de…

— M. le baron de Noirlieu… — me suis-je hâté de répondre en interrompant Régina.

— Mon père !… — s’est-elle écrié.

Puis elle a dit tout bas à Just :

— Nous l’avions oublié… Ah ! c’est notre punition…

Au moment où la princesse disait ces derniers mots, M. de Noirlieu entra.

Il s’avança d’abord vers sa fille, l’embrassa tendrement à plusieurs reprises, et lui dit :

— Mon enfant… c’est encore moi. Que veux-tu ! je ne t’ai vue que deux heures ce matin.

M. de Noirlieu s’interrompit, et remarquant seulement alors la présence de Just, il fit un mouvement de surprise :

Régina lui dit d’une voix assez tranquille :

— Mon père… M. Just Clément…

Just s’inclina devant M. de Noirlieu.

Celui-ci reprit avec beaucoup d’affabilité :

— Je suis doublement heureux, Monsieur, d’avoir l’honneur de vous rencontrer chez ma fille, car j’ai bien souvent entendu prononcer votre nom avec toute la considération qu’il mérite. M. votre père était un des hommes que nous aimions… que nous estimions le plus au monde.

— C’est au bon souvenir que vous avez bien voulu, Monsieur, conserver de mon père, que j’attribue un accueil si obligeant, et dont je voudrais seulement être plus digne, — répondit Just avec déférence à M. de Noirlieu.

Puis le capitaine fit sans doute un pas pour se retirer discrètement, car j’entendis Régina lui dire d’une voix légèrement altérée malgré la contrainte que s’imposait la malheureuse femme :

À bientôt… j’espère, Monsieur Clément !

Il y avait dans l’accent de Régina, en prononçant ce seul mot : — À bientôt… — le seul qu’elle pût dire en présence de son père… quelque chose de si suppliant, de si navrant… que les larmes me sont venues aux yeux.

Sans doute Just répondit à la princesse en s’inclinant respectueusement, car aucune parole n’était venue jusqu’à moi lorsque le capitaine sortit du parloir.

Presque au même instant j’entendis M. de Noirlieu dire à sa fille en parlant du capitaine Clément :

— Il est charmant.

Just passa rapidement devant moi, sans doute si absorbé qu’il ne m’aperçut pas.

Je le suivis.

Une fois dans le salon d’attente, il s’arrêta, ayant l’air de chercher quelqu’un du regard.

Au bruit que je fis en fermant la porte, il se retourna vers moi, et me dit :

— Ah ! vous voilà, Martin… je vous cherchais.

Puis, après un instant de silence :

— Dites-moi, avez-vous là de quoi écrire un mot ?… J’ai oublié… de donner à Mme de Montbar… une adresse qu’elle m’avait demandée… et, de crainte d’être indiscret, je ne voudrais pas retourner chez elle… M. de Noirlieu étant là…

— Voilà ce qu’il vous faut pour écrire, Monsieur Just, — lui dis-je.

Et je lui montrai sur ma table du papier, de l’encre et des plumes destinés aux personnes qui venaient quelquefois s’écrire chez la princesse sur un registre destiné à cet usage.

Just, sans s’asseoir… écrivit quelques mots à la hâte…

Je m’étais éloigné par convenance, mais je l’observais attentivement… j’ai vu une larme… tomber sur le papier…

Just a fermé, le billet avec un pain à cacheter… et sans doute de crainte que je ne visse ses yeux pleins de pleurs, il m’a dit sans se retourner vers moi et en marchant vite vers la porte :

— Vous remettrez, je vous prie, ce billet à la princesse… lorsque M. de Noirlieu sera parti.

Et Just a disparu.

Ce billet… je l’avoue… je l’ai lu…

Le pain à cacheter était encore humide, je n’avais à redouter aucune suite de mon indiscrétion.

Voici ce que Just écrivait :

« Je pars… il le faut… du courage… j’attendrai… Si vous avez à m’écrire, adressez vos lettres chez moi à Paris : elles me parviendront… »

Une grosse larme effaçait à demi, sans le rendre illisible, le mot j’attendrai

Je refermai et recachetai la lettre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les dix heures, M. de Noirlieu est parti.

La princesse a accompagné son père jusqu’à l’escalier ; lorsqu’elle est revenue, je lui ai dit :

— Voilà un mot que M. Just a laissé pour Madame la princesse…

Je lui ai présenté la lettre.

En la prenant, la pauvre femme tremblait si fort, que deux fois sa main a heurté le petit plateau d’argent.

Elle m’a dit alors d’une voix si basse, que je l’ai à peine entendue :

— C’est bien… vous pouvez… vous retirer et fermer… la porte…

Il m’a semblé voir Régina trébucher deux fois, et s’appuyer sur un meuble en traversant le premier salon…

Je ne m’étais pas trompé…

Les portières du parloir s’étaient refermées sur elle depuis une minute au plus, le temps de lire le billet de Just, lorsque j’entendis le bruit d’une chute… je courus…

Régina était tombée sans connaissance à deux pas de sa cheminée, tenant à la main le billet de Just.

Au risque de ce qui pouvait arriver, je jetai vite le billet au feu, craignant l’indiscrétion de Mlle Juliette ; puis je tirai violemment, et à plusieurs reprises, le cordon d’une sonnette.

La femme de chambre de la princesse arriva presque aussitôt.

— Madame se trouve mal — m’écriai-je. — Vite,… Mademoiselle,… du secours ; je vais vous envoyer Mme Félix (c’était l’autre femme de la princesse).

Et, sortant précipitamment, j’ai couru à l’office où était cette femme, qui s’est hâtée d’aller rejoindre Mlle Juliette.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel a été le dénoûment de ce drame domestique, dont j’ai fait, pour ainsi dire, agir les personnages à mon gré, ou plutôt selon l’inspiration de ma conscience, selon les exigences sacrées du droit et du devoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis remonté chez moi dans un trouble, dans une anxiété inexprimable, surtout ému de la plus douloureuse compassion envers Just… dont la conduite avait été d’autant plus généreuse, que d’abord il avait cédé à ce sentiment d’égoïsme inséparable de l’amour, puisqu’à cet accès de personnalité avait succédé l’austère sentiment du devoir, du sacrifice

Régina aussi m’a profondément touché, parce qu’elle a été vraie, parce qu’elle a été femme.

D’abord, sous l’impression de la reconnaissance qu’elle devait à son mari, dont la conduite venait d’être digne et généreuse, Régina, la première, a parlé à Just de la nécessité d’une séparation ; puis, ressentant les angoisses, les craintes que lui inspirait la pensée d’oublier Just ou de perdre son amour, elle a voulu s’opposer de toutes les forces de sa passion à la résolution qu’elle avait d’abord sollicitée.

Just,… Régina !…

Pauvres chères âmes, victimes de la fatalité de leurs sentiments élevés…

Oh ! qu’il m’a fallu de courage pour résister à la double tentation de calmer leurs scrupules et de satisfaire mon orgueil en paraissant tout-à-coup et leur disant :

« Cette reconnaissance qui, surtout, vous enchaîne tous deux à M. de Montbar,… elle est vaine… il n’y a aucun droit… Moi seul ai réuni les preuves nécessaires à la réhabilitation de la mémoire de Mme de Noirlieu.

» Vous êtes tous deux profondément touchés de la résignation de M. de Montbar qui ne demande qu’à tenter de reconquérir le cœur de sa femme à force de soins et d’amour, puis de s’éloigner à jamais, si cette tentative est vaine.

» C’est moi qui, le suivant au milieu d’une orgie où il allait lâchement étourdir son chagrin dans l’ivresse, lui ai soufflé au cœur ces inspirations à la fois dignes et résignées qui font sa force, comme vous dites tous deux. »

Oh ! mon Dieu !… en parlant ainsi, avec quelles bénédictions j’aurais été accueilli de Just et de Régina ! avec quelle cordiale affection ils m’auraient serré la main ; de quelle voix émue ils m’auraient appelé leur ami peut-être !… Leur ami !… moi, pauvre enfant trouvé… pauvre laquais que je suis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, cela eût été doux à mon cœur et à mon orgueil !… Mais de ce que Just et Régina ignorent ce que j’ai fait pour eux, en suis-je pour cela moins leur ami ?… les ai-je moins conduit autant qu’il a été en moi dans la voie du devoir et de l’honneur ?

Voie souvent bien rude, bien douloureuse. Hélas ! qui le sait mieux que moi ? Oh ! oui, rude, douloureuse comme celle de tout calvaire… Mais une fois arrivé au sommet avec la lourde croix qu’on a long-temps portée… quel regard de mélancolique satisfaction l’on jette au loin… sur ce chemin si péniblement parcouru… et qui garde parfois les traces sanglantes de notre passage !

Ô Claude Gérard, mon maître, mon ami… merci de tes enseignements, de tes exemples… Ils m’ont donné la force et le courage de le gravir… ce cruel calvaire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, non, cette tentation de tout révéler à Just et à Régina était une pensée mauvaise…

Mon orgueil me rendait injuste… M. de Montbar a souffert aussi lui, cruellement souffert… Si sa douleur a manqué de dignité, n’est-ce pas là une des conséquences de la funeste éducation qu’il a reçue… éducation que trois mots résument :

Orgueil. — Richesse. — Oisiveté.

Si le prince a long-temps cherché des consolations indignes de lui, n’a-t-il pas accueilli avec un empressement, avec une modestie qui l’honorent, les inspirations meilleures que j’ai tâché de lui donner selon mon cœur ? Sa conduite envers sa femme, dont celle-ci a été justement touchée, prouve assez qu’il a noblement compris mes conseils.

Enfin, avant ma rencontre avec lui, n’a-t-il pas obéi à un sentiment de généreuse jalousie en essayant de sortir de cette nullité dont il rougissait, surtout en entendant sans cesse répéter autour de lui le nom glorieux du capitaine Just ?

Malheureusement cette résolution trop tardive n’a pas été encouragée par Régina, pour qui seule sans doute il l’avait tentée ; alors, il est retombé dans ses grossiers enivrements.

Il n’importe ; cette tentative l’honore, le relève ; et plus j’y réfléchis, plus il me semble que j’ai agi avec impartialité envers Just et le prince, avec désintéressement en ce qui me touche ; car, hélas !… c’est en vain que j’ai tâché d’éteindre dans mes larmes solitaires le feu dont malgré moi je suis toujours consumé !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les faits sont accomplis.

Maintenant… à qui appartiendra l’avenir ? à Just… ou au prince ?… Dieu seul le sait.

Mais, quoi qu’il arrive, le bonheur de Régina me semble assuré, — soit avec son mari, — soit avec son amant.

Quant aux entraînements inconsidérés où l’excès ou l’exagération de sa reconnaissance envers M. de Montbar pourrait jeter la princesse… je suis tranquille…

Si M. de Montbar, contre mon attente, contre ses promesses, faiblit devant ses bonnes résolutions, s’il ne se maintient pas à la hauteur de la situation difficile, mais belle et élevée, que je lui ai ménagée, d’un mot je peux briser le piédestal où je l’ai exhaussé aux yeux de Régina ; d’un mot… je peux rejeter le prince, bien plus bas qu’il n’est jamais tombé dans l’esprit et dans l’estime de Régina.

En tous cas, je suis là, je veillerai… j’aviserai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


20 juin 18…

Plus de quatre mois se sont écoulés depuis que Just, en s’éloignant, a abandonné Régina à ses seules inspirations.

Il m’a été impossible de savoir où s’est retiré Just : la discrétion de la vieille Suzon a été impénétrable.

Tout ce que j’ai pu apprendre d’elle, c’est que Just avait été pendant deux mois entre la vie et la mort, par suite d’une maladie de langueur… depuis peu de temps il est convalescent.

Je n’avais pas oublié que le prince, lors de notre entretien pendant la nuit qui suivit le bal costumé de la barrière, m’avait demandé comme une grâce de pouvoir m’écrire s’il avait besoin de mes conseils ; je l’avais prié de m’adresser ses lettres poste restante à Paris au nom M. Pierre.

La femme du brave Jérôme était allée elle-même, une fois par semaine, au bureau restant, demander s’il n’y avait rien pour M. Pierre.

J’aurais craint, en m’acquittant moi-même de ce soin, d’être épié ou découvert par le prince qui pouvait, malgré sa promesse, faire surveiller et suivre les personnes qui viendraient chercher les lettres de M. Pierre. Dans ce dernier cas, si mes craintes s’étaient réalisées, la femme de Jérôme avait sa leçon faite : elle devait répondre qu’un marquis inconnu, ou plutôt dont elle devait cacher le nom, l’avait chargée de retirer les lettres adressées à M. Pierre.

Le prince m’écrivit souvent et longuement.

Une des dernières lettres que j’ai reçue de lui, et que la femme de Jérôme m’a envoyée hier soir sous enveloppe et par la poste, est pour ainsi dire le résumé de ma correspondance avec le prince ; elle donne une idée sommaire, mais très-sincère, de ses relations avec Régina pendant cette période de quatre mois.

Ces quelques pages remplaceront mon journal habituel.