Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/7

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VII


CHAPITRE VII.


la prophétie.


Si insignifiante qu’elle paraisse au premier abord, cette profonde perturbation dans les idées habituelles de M. Duriveau prouvait que la lecture des Mémoires de Martin, sur lesquels le comte réfléchissait ainsi, agissaient déjà puissamment sur son esprit, à son insu peut-être…

Puis, comme cet homme était surtout dominé par un immense orgueil, il finit par subir l’influence de cette autre pensée.

— Ce malheureux enfant trouvé, dont l’âme s’est montrée si haute en tant de circonstances difficiles, effrayantes… ce valet qui correspond familièrement avec un roic’est mon fils

Enfin une comparaison forcée, fatale… rappelait à la mémoire du comte cette scène récente dans laquelle Scipion avait poussé l’audace de la révolte contre le caractère paternel jusqu’à l’excès le plus épouvantable. M. Duriveau ne pouvait non plus s’empêcher d’établir un parallèle entre Scipion et Martin.

Néanmoins ces idées encore vagues, plutôt instinctives que mûrement raisonnées, ne pouvaient avoir immédiatement toute leur puissance d’action : un homme de l’âge et de la trempe de M. Duriveau ne se transforme pas en un jour. La lecture des Mémoires de Martin jetant dans cette âme incroyablement endurcie quelques généreuses semences, les événements à venir pouvaient seuls les développer ou les étouffer…

Ainsi, après avoir un moment songé avec un orgueil involontaire que Martin était son fils… pensée d’une légitime, d’une généreuse fierté… pensée d’un bon orgueil, si cela se peut dire, le comte retomba bientôt dans les ressentiments de l’orgueil le plus détestable, il se révolta contre la haute valeur morale de ce fils dont il s’était un instant félicité ; l’envie, la haine, la colère, la honte lui soufflèrent au cœur les plus mauvaises passions. Dans sa joie cruelle, il se disait qu’au moins Martin était en prison, qu’il y resterait long-temps, car lui, Duriveau, le chargerait de toutes ses forces, userait de toute son influence, et elle était grande, afin de lui faire infliger une condamnation sévère, pour se débarrasser ainsi de la présence d’un misérable qui lui inspirait autant d’aversion que de crainte.

Puis, comme l’homme le plus méchamment perverti (surtout lorsque dans sa jeunesse il a connu des sentiments humains, généreux, et M. Duriveau avait ainsi commencé), comme l’homme le plus méchamment perverti, disons-nous, ne peut, quoi qu’il fasse, fermer tout-à-fait les yeux à l’auguste splendeur des grandes vertus, le comte, après avoir écouté son funeste orgueil qui lui disait de haïr Martin… écoutait sa conscience, son cœur paternel qui lui disait d’estimer, d’aimer ce digne et valeureux enfant.

Alors cette première tempête de détestables passions s’apaisait devant la puissante autorité du juste et du bien… comme les nuages des tourmentes se dissipent à l’éclat du soleil ; le comte subissait de nouveau la douce, la pénétrante influence des rares qualités de Martin… Il admirait cette résignation souvent douloureuse, mais jamais souillée par un seul instant de révolte ou de haine contre sa terrible destinée, contre le père sans entrailles, qui la lui avait faite, cette destinée !!… Jamais, dans ces pénibles confessions, le comte n’avait trouvé une parole de malédiction contre la société marâtre qui l’avait insoucieusement abandonné, lui Martin, dès son enfance, à tous les hasards de l’ignorance, de la misère et du vice…

Non, non, résignation, — sacrifice, — devoir, — ces trois mots disaient la vie de cet infortuné.

Il y eut surtout un moment où M. Duriveau ne put contenir son émotion en lisant ces deux lignes qui semblaient résumer la conduite de Martin envers Régina, Just et le prince de Montbar :

Il n’est pas de position, si infime qu’elle soit, où l’homme de cœur ne puisse faire acte de dignité.

Maxime touchante dont Claude Gérard avait donné à Martin l’enseignement et l’exemple.

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Au moment où M. Duriveau relisait les lignes précédentes qui terminaient l’épisode de la princesse de Montbar et les Mémoires de Martin, quatre heures sonnaient au château du Tremblay.

La nuit, calme dans la soirée, était devenue orageuse ; la tourmente mugissait au-dehors, les grands arbres du parc, violemment agités par le vent, rendaient un bruissement sourd, prolongé, comme celui de la mer ; on l’entendait de la chambre à coucher de M. Duriveau, située au rez-de-chaussée.

Profondément absorbé, le comte, le coude sur son bureau, la tête dans ses deux mains, poursuivait sa lecture et ses méditations ; telle était sa contention d’esprit, qu’il ne s’aperçut pas d’un léger bruit causé par le grincement de la serrure d’une porte qui donnait dans son cabinet de toilette où aboutissait, on l’a dit, l’escalier de la chambre de Martin.

Au moment où une nouvelle et violente rafale de vent ébranlait les volets extérieurs, la porte, dont le pêne avait légèrement glissé, s’ouvrit…

Mais elle resta entrebâillée.

C’est à peine si M. Duriveau fit attention au bruit de cette porte, qu’il crut entr’ouverte par la violence du vent, car, après avoir un instant tourné la tête de ce côté, le comte retomba dans ses réflexions ; son visage énergique trahissait la lutte des sentiments divers dont son âme était agitée ; mais, à ce moment, l’expression de ses traits semblait annoncer la prédominance des sentiments généreux… Par deux fois, il secoua tristement la tête, tandis qu’un sourire de commisération effleurait ses lèvres, ordinairement altières et dédaigneuses…

Alors la porte jusques-là seulement entrebâillée s’ouvrit toute grande, mais lentement, et sur cette baie noyée d’ombre se dessina la figure de Claude Gérard…

La tête nue du braconnier ruisselait d’eau ainsi que sa casaque de peau de bêtes ; à la fange noire dont son pantalon était couvert, on voyait qu’il venait de traverser des marais et des terrains tourbeux.

Voyant le comte occupé à lire, Claude Gérard par son geste et par sa physionomie, sembla dire :

Je m’y attendais…j’arrive à temps

Alors, il s’approcha de M. Duriveau sans être entendu de lui grâce à l’épaisseur des tapis, et lui posa sa large main sur l’épaule.

Le comte fit un bond sur sa chaise et se retourna brusquement ; mais à l’aspect du braconnier, il resta muet, pétrifié.

Avant qu’il ait pu faire un mouvement… Claude Gérard s’était rapidement emparé du manuscrit des Mémoires de Martin, et avait enfoui ce cahier dans l’une des vastes poches de sa casaque, puis s’adressant au comte, il lui dit d’une voix sévère :

— Martin avait redouté cet abus de confiance, Monsieur… je suis arrivé à temps…

— Vous ici !! — s’écria le comte en sortant enfin de sa stupeur.

Et, se levant brusquement, il courut à sa cheminée et tira violemment le cordon d’une sonnette.

— Cette sonnette ne donne que dans la chambre de Martin… Et il n’y est pas… vous le savez bien… — dit froidement Claude. — Nous sommes seuls ici… volets et portes fermés…

— Tu veux donc m’assassiner ! misérable ! — s’écria le comte en cherchant du regard quelque chose dont il pût se faire une arme.

— Que viens-tu faire ici ?

— Je viens vous dire, Monsieur, — reprit Claude Gérard d’une voix triste et solennelle, — je viens vous dire que Perrine Martin, la mère de votre fils… est morte cette nuit…

— Morte ? elle, la mère de Martin !… — s’écria le comte.

— Morte ! il y a trois heures… — dit Claude Gérard, — ici, dans l’une de vos métairies, où on l’avait transportée…

— Elle était ici, — murmura le comte atterré, — elle est morte… Martin est son fils !… il est donc vrai…

— Oui… Martin est son fils et le vôtre… oui, elle est morte ! — répéta lentement Claude Gérard, comme s’il eût voulu faire entrer ces paroles au fond du cœur de M. Duriveau.

— Non, non, — s’écria celui-ci presque avec égarement, — c’est un rêve, un rêve affreux…

— Si c’est un rêve, Monsieur, — répondit Claude — la cloche des morts qui va sonner à l’aube, vous réveillera…

— Oh ! cette mort… en ce moment… — murmura le comte anéanti, — quand tout le passé vient de m’apparaître…

L’accent, la physionomie de M. Duriveau révélaient alors une douleur et des remords si sincères, que Claude Gérard en eut pitié, et il lui dit d’une voix moins menaçante :

— Au nom de ce passé… au nom de ce que votre fils a souffert… au nom du courage et de la résignation qu’il a montrés… repentez-vous… Il est temps, croyez-moi !

Le comte, à la fois honteux et irrité d’avoir laissé pénétrer son émotion à Claude Gérard, se raidit contre les sentiments généreux auxquels il venait de céder et s’écria :

— Sors d’ici… à l’instant, pas un mot de plus.

— Dieu se lasse à la fin… — reprit Claude Gérard d’une voix plus élevée… — Prenez garde…

— T’en iras-tu, — s’écria le comte exaspéré.

— Écoutez-moi, je vous en conjure, — reprit Claude Gérard d’une voix altérée, — je vous parle sans haine, sans emportement. Il y a dans tout ceci une volonté providentielle… C’est cette nuit… presque à la même heure où expirait votre victime… la mère de Martin… de votre fils… qu’en lisant la vie de ce malheureux enfant… vous appreniez à le connaître, et, j’en suis sûr… à le plaindre, à l’aimer… Je vous dis qu’il y a dans tout ceci autre chose que du hasard… — répéta Claude d’une voix de plus en plus imposante, — oui… et si vous étiez assez aveugle, assez malheureux, assez désespéré, pour ne pas vous abaisser devant ce qu’il y a de mystérieux, de providentiel dans ces événements… prenez garde… un secret pressentiment me dit que vous serez frappé fatalement de quelque coup terrible.

Malgré son orgueil, malgré son endurcissement, le comte tressaillit à ces paroles de Claude Gérard, tant son accent solennel avait d’autorité… et d’ailleurs cet accent n’annonçait ni haine, ni menace, mais plutôt une sorte de commisération pour le comte, tant le braconnier semblait convaincu de sa prophétie.

— Un coup terrible… me frapper ?… — murmura M. Duriveau en jetant un regard défiant et sombre sur le braconnier — ce coup ?… ta haine… le portera sans doute..... tu voudras accomplir ta prophétie.

— Est-ce que vous n’êtes pas en mon pouvoir… à cette heure… et sans secours ?.. — dit Claude Gérard. — Non, — reprit-il tristement, — non, il ne s’agit pas de ma vengeance… si vous vous repentez, elle serait inique et inutile… si vous persévérez dans le mal, alors… je vous le jure par l’éternelle justice de Dieu à laquelle je crois… une voix secrète, irrésistible, me dit que c’est une main… plus puissante qu’une main humaine, qui se chargera de votre punition.

À ces mots, le nom de Basquine sembla luire en traits de feu dans l’esprit troublé du comte… Tandis que cédant à un sentiment, on pourrait dire à une sensation de pitié inexprimable, Claude Gérard tombait aux genoux du comte, et lui disait :

— Tenez… me voilà à genoux… à genoux devant vous… moi… moi… Claude Gérard, pour vous dire à mains jointes, au nom de Martin… au nom de votre autre fils, au nom de vous-même : soyez bon, soyez père… accomplissez les promesses que vous m’avez autrefois faites, lorsque je vous ai laissé une vie que j’avais le droit de vous ôter. Oh ! repentez-vous… amendez-vous… sinon… je vous dis que je crois la main de Dieu prête à s’appesantir sur vous !!

— Et je me laisserais imposer… intimider par tes jongleries, vieux misérable… — s’écria le comte, d’autant plus furieux, qu’un moment malgré lui, il avait été épouvanté des menaces prophétiques de Claude en songeant à Basquine et à l’influence qu’elle avait sur Scipion, influence que la lecture des mémoires de Martin faisait paraître au comte plus effrayante, plus redoutable encore ; mais son indomptable orgueil se révoltant bientôt, il reprit, s’adressant à Claude Gérard :

— Ah ! tu crois avoir affaire à un homme lâche et crédule ? Ah ! tu viens me parler de morte, d’enfant-trouvé… de justice du ciel ? Pardieu ! tu t’adresses bien. Eh bien ! je te dis, moi, Monsieur le prophète, que la justice est pour moi, car la morte est dans sa bière et le bâtard est en prison.

À ces exécrables paroles, Claude Gérard se releva lentement, ne répondit pas un mot, jeta un dernier regard de pitié mêlé d’effroi sur le comte et fit un pas pour sortir.

— Arrête !… — s’écria M. Duriveau en se précipitant sur le braconnier, — si tu as échappé aux gendarmes ainsi que ton complice, tu ne m’échapperas pas, à moi… et le bâtard sera rattrapé… quand je devrais donner mille louis pour sa prise !

Claude Gérard repoussa si rudement M. Duriveau, que celui-ci, perdant l’équilibre, tomba à demi renversé sur son fauteuil pendant que le braconnier fut d’un bond dans le cabinet de toilette, enferma le comte dans sa chambre à coucher en donnant un tour de clé à la porte, puis sautant par la fenêtre qu’il avait prudemment ouverte pour assurer sa retraite, il disparut rapidement à travers les bois du parc.

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Quant à l’apparition inattendue de Claude Gérard dans la chambre de M. Duriveau, elle s’explique ainsi :

Le trajet de la métairie du Grand Genevrier au bourg le plus voisin était long et dangereux, il fallait traverser près de deux lieues de tourbières et de marais presque impraticables pour ceux qui ignoraient les quelques veines de terrain solide qui sillonnaient ce sol marécageux et mouvants.

Beaucadet et ses gendarmes étaient à cheval ; une fois la lune couchée, ils se trouvèrent dans l’obscurité ; la tempête soufflait avec violence, les cavaliers ne pouvaient s’avancer qu’avec une lenteur et une prudence extrême à travers ces marécages, où leurs chevaux enfonçaient parfois jusqu’au ventre.

Les deux prisonniers se trouvaient donc à peine surveillés ; ayant entendu Beaucadet conseiller à M. Duriveau une visite domiciliaire dans le réduit occupé par son valet de chambre, Martin frémit… ses Mémoires pouvaient ainsi tomber entre les mains du comte ; tout bas il fit part de son anxiété à Claude Gérard ; celui-ci avait les mains liées ; mais profitant de l’embarras où se trouvaient les gendarmes, et de l’hésitation de leur marche, embarras nul pour le braconnier depuis long-temps habitué à parcourir toutes les passes de ces marais, et qui, accoutumé d’errer la nuit, était devenu presque nyctalope, Claude Gérard répondit tout bas à Martin :

— Prends mon couteau dans ma poche, coupe mes liens à la première occasion, je réponds du reste.

Cette occasion ne se fit pas attendre ; Beaucadet venait de crier à l’aide en sentant son cheval pour ainsi dire disparaître sous lui au milieu d’une fondrière ; profitant de cet incident qui absorba l’attention des gendarmes, Martin coupa les liens de Claude ; en deux bonds celui-ci atteignit un étroit sentier qu’il connaissait, et il avait disparu au milieu des ténèbres de plus en plus profondes avant que les gendarmes eussent pu seulement se douter de sa fuite.

Claude Gérard s’était dirigé en hâte vers le château du Tremblay. Il devait passer près d’une métairie isolée, où la mère de Martin avait été transportée. Claude, sûr de la discrétion du métayer, car il était bien souvent serviable à ces malheureux, y entra… afin de se rassurer sur l’état de Perrine Martin… Le métayer et sa femme, fondant en larmes, ne voulurent pas laisser Claude Gérard pénétrer dans la pauvre chambre où Perrine avait été transportée… Il comprit.

À ce coup terrible il chancela. Mais se rappelant le devoir impérieux qui l’appelait au château, il poursuivit sa route, franchit aisément la haie du parc, et arriva jusqu’aux bâtiments.

La porte du couloir de service où aboutissait l’escalier de la chambre de Martin, était rarement fermée intérieurement, les domestiques qui s’attardaient dans le village se ménageant toujours ce moyen de rentrer sans bruit au milieu de la nuit. Martin avait, par précaution, remis une double clé de sa chambre à Claude Gérard ; celui-ci put arriver ainsi chez le valet de chambre du comte ; puis à l’aide d’une allumette prise sur la cheminée, le braconnier se procura de la lumière, vit la malle forcée ; la porte de l’escalier conduisant au cabinet de toilette de M. Duriveau était restée ouverte : Claude Gérard devina tout, descendit, colla son œil à la serrure de la porte de la chambre à coucher, et vit le comte occupé à lire.

Après avoir ouvert, ainsi qu’on l’a dit, la fenêtre du cabinet de toilette qui donnait sur le jardin, afin d’assurer sa retraite, Claude Gérard, profitant du bruit de la tempête, fit doucement jouer le pêne de la porte de la chambre du comte, et put s’approcher de celui-ci sans en avoir été entendu.

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Hâtons-nous de dire que l’alarme des métayers chez qui Claude s’était arrêté en se rendant au château du Tremblay, avait été causée par une syncope léthargique, dans laquelle Perrine Martin était restée si long-temps plongée, que ces pauvres gens, croyant à sa mort, avaient fait partager à Claude Gérard cette triste conviction.

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Huit jours après cette entrevue entre Claude et M. Duriveau, d’autres événements se passaient à Paris, dans l’hôtel de Basquine, où nous conduirons le lecteur.