Marxisme contre dictature/Préface à l’édition de 1934

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Spartacus (p. 9-15).


MARXISME
RÉFORMISME et LÉNINISME


PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION


Il est des écrits dont l’actualité augmente à mesure qu’ils vieillissent. Les trois études de Rosa Luxembourg que nous avons rassemblées dans ce petit volume sont de ce nombre.

La première : Questions d’organisation de la social-démocratie russe, date de 1904 ; la deuxième : Espoirs déçus, fut publiée à la même époque, tandis que la troisième : Liberté de la critique et de la science, parut à la fin de 1899, voici trente-cinq ans.

Pourquoi avons-nous cru nécessaire de soumettre ces « vieilleries » au public socialiste de 1934 ?

Dans la société présente, bouleversée par les séismes des vingt dernières années, grandit une jeunesse ardente et inquiète, rongée par un « mal du siècle » qui rappelle sur bien des points celui dont Alfred de Musset dépeignit, il y a cent ans, l’évolution et les symptômes. Cette jeunesse ne se résigne pas à expier les fautes de ses pères. Ce n’est pas elle qui a rendu notre monde si inhabitable, ce n’est pas elle qui a construit cette société qui fait de son existence une chaîne ininterrompue de privations matérielles, de déceptions intellectuelles et de souffrances morales. Elle veut que « cela change » et s’apprête à monter à l’assaut de la forteresse sociale appelée capitalisme, déjà minée, mais encore redoutable.

La fraction la plus consciente de cette jeunesse se groupe déjà sous les bannières socialistes. Elle connaît le but qu’elle veut atteindre, et de nombreuses brochures lui permettent de se familiariser rapidement avec les idées essentielles du socialisme scientifique. La leçon de choses de la crise actuelle lui facilite la compréhension des objets socialistes. Elle sait donc bien ce qu’elle veut, mais elle sait beaucoup moins bien comment elle doit le vouloir. Cette tare, elle la partage d’ailleurs avec la plupart des militants adultes : les divergences sur les méthodes à employer sont loin d’être liquidées dans l’Internationale Ouvrière.

Les divergences sur les méthodes portent avant tout sur la conquête du pouvoir, la démocratie et la dictature, la légalité et la violence ; et ces discussions sont si passionnantes que bien des socialistes en oublient de réfléchir sur un problème apparemment secondaire, d’aspect plutôt sobre et partant rébarbatif : la question de la forme de l’organisation prolétarienne.

Beaucoup de socialistes, surtout les jeunes, tendent à croire qu’il n’y a aucun rapport entre la doctrine socialiste et l’organisation socialiste, que cette dernière ne dépend, sans aucune considération de doctrine, que des besoins tactiques et stratégiques du moment. L’on s’imagine qu’on peut resserrer l’organisation socialiste au point de la militariser sous l’égide d’un comité occulte et de transformer le Parti tout entier en une vaste caserne.

Les articles de Rosa Luxembourg recueillis dans ce volume détromperont ceux qui pensent ainsi.

À leur lecture, on se rendra compte que la question d’organisation, si éloignée qu’elle paraisse à première vue de toute considération de doctrine, se lie intimement à l’ensemble des idées du socialisme scientifique.

La fameuse phrase de Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » n’est pas une simple formule destinée à l’agitation. Elle renferme la quintessence de ce qui distingue le socialisme scientifique du socialisme utopique : personne, nul philanthrope et nul dictateur — si excellentes que puissent être leurs intentions — ne peut offrir le socialisme aux travailleurs sur un plateau. Ils doivent le conquérir eux-mêmes, et pour le conquérir, le courage et la bravoure ne suffisent pas, ni la croyance aux promesses socialistes d’un programme démagogique (il y eut, parmi ceux qui portèrent Hitler au pouvoir, d’innombrables gens qui prenaient au sérieux le national-SOCIALISME !) ; au courage et à la bravoure doivent se joindre, non la croyance et la mystique, mais le savoir et l’éducation. Tant que la grande masse n’aura pas ce savoir et cette éducation, elle pourra faire autant de révolutions que l’on voudra, ces révolutions ne seront pas socialistes et n’aboutiront pas au socialisme, même si des socialistes les dirigent.

C’est en partant de ces considérations, qui sont l’A.B.C. du marxisme, que Rosa Luxembourg tire ses conclusions pour ce que doit être l’organisation socialiste. Cette organisation doit être susceptible de développer au maximum la conscience socialiste des travailleurs et leur permettre de s’instruire par l’expérience de leurs luttes. Cela implique au sein du Parti (tout cela vaut évidement aussi pour le mouvement syndical) un maximum de démocratie. Cependant, le mouvement socialiste a à combattre ; aussi faut-il que la démocratie coexiste avec une centralisation suffisante de l’action avec une discipline sans laquelle aucune action concertée n’est possible. Mais la centralisation et la discipline ne peuvent se concevoir que sur la base de la démocratie la plus large ; sans cette démocratie, le premier imbécile venu pourrait se sacrer lui-même « chef historique de la révolution mondiale », nommer et révoquer des « chefs » — tout aussi « historiques » — du prolétariat des différents pays, et ces chefs nationaux désigner à leur tour des sous-chefs régionaux et locaux sans se soucier le moins du monde de ce qu’en pensent les premiers intéressés : les travailleurs.

L’on voit que la démocratie prônée par Rosa Luxembourg repose sur un fondement bien plus solide que les fameuses « grues métaphysiques » dont se moquait Paul Lafargue. Elle est une condition sine que non de l’efficacité de la lutte de classe prolétarienne et de l’orientation socialiste de cette lutte. Puisque cette lutte ne peut devenir plus efficace et prendre une orientation socialiste de plus en plus consciente que proportionnellement au développement intellectuel des travailleurs, et que ce développement intellectuel a pour condition la liberté de critique et de discussion la plus large, la démocratie s’avère être la base indispensable de l’organisation socialiste.

Ces idées, Rosa Luxembourg les défend à la fois contre Lénine et contre l’aile réformiste de la social-démocratie. Si diamétralement opposées que paraissent les conceptions de Lénine et celles du réformisme, les unes et les autres sont encore imprégnées de cette idée du socialisme utopique de vouloir substituer à l’action propre des travailleurs la tout-puissance d’une élite façonnant et modelant à sa guise la masse des travailleurs comme de la « pâte à pétrir ». Et ceux qui liront attentivement la deuxième étude de cette brochure : Masse et Chefs, n’auront pas de peine à reconnaître, à la lumière de l’analyse de Rosa Luxembourg, que les conceptions léninienne et réformiste des rapports entre la masse et les chefs se rattachent étroitement à la conception bourgeoise.

Nous avons cru utile de joindre aux deux études citées un article où Rosa Luxembourg définit les limites de la liberté de la critique : démocratie n’est pas synonyme d’anarchie. Là encore, le lecteur trouvera des arguments puissants, aussi valables, aujourd’hui contre les « néos » qu’il y a trente-cinq ans contre les amis d’Edouard Bernstein.

Il ne suffit pas d’affirmer et de démontrer scientifiquement une thèse. Il faut la confronter avec la réalité. Depuis que Rosa Luxembourg a écrit ces articles, ses vues sur la question d’organisation ont subi l’épreuve du feu ; Lénine eut l’occasion d’appliquer ses principes pratiquement en Russie.

Après la conquête du pouvoir, en octobre 1917, par le bloc des bolcheviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche, les principes d’organisation léniniens furent étendus du Parti aux syndicats, au mouvement coopératif, aux soviets, à l’appareil d’État tout entier. Moins d’un an après la Révolution d’Octobre, les socialistes-révolutionnaires de gauche, alliés de la veille, eurent à subir les mêmes persécutions que les autres partis. Certes, dans cette situation trouble, où le nouveau régime à peine installé avait à faire face aux menaces les plus redoutables, à l’invasion de l’impérialisme allemand et à l’assaut des classes privilégiées déchues, des mesures de rigueur étaient inévitables. Dans sa brochure sur la Révolution russe[1], écrite en septembre 1918, Rosa Luxembourg reconnaît la légitimité des mesures de défense que prit la Révolution encerclée par ses ennemis. Mais elle s’élève contre la suppression de la démocratie, elle stigmatise la confusion des idées et des actes. S’il est inévitable et nécessaire de châtier ceux qui, par leurs actes, mettent le régime en péril, il est inconcevable et pernicieux pour la cause socialiste de vouloir triompher des idées adverses en les étouffant et en jetant en prison ceux qui les expriment. Car le socialisme ne peut être l’œuvre que d’une classe de travailleurs lucides et éclairés et les travailleurs ne peuvent acquérir ces qualités que dans la liberté, qui est toujours « la liberté de celui qui pense autrement ». « Non pas par fanatisme pour la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela, et qu’elle perd son efficacité quand la « liberté » devient un privilège. »

Au cours des années, le « privilège » de la liberté n’était accordé qu’à un cercle de plus en plus restreint de personnes. La guerre civile était terminée, la menace étrangère écartée, les terribles secousses du communisme de guerre et de la famine de 1921 surmontées. Rien ne justifiait plus les mesures d’exception auxquelles Rosa Luxembourg avait accordé dans sa brochure de septembre 1918 la circonstance atténuante de la fatalité historique. Mais loin de s’alléger, la dictature s’appesantissait de plus en plus sur les classes laborieuses. En pleine guerre civile, les différentes tendances socialistes non bolcheviques avaient encore le droit, précaire mais effectif, de participer aux élections aux soviets ; Martov, leader des mencheviks, était membre du soviet de Pétrograd, et la revue L’Internationale communiste publia même, en 1920, un discours qu’il y prononça. Depuis 1927, même des communistes non conformistes se réclamant du « léninisme », mais l’interprétant autrement que Staline, en sont réduits à choisir entre l’exil, la prison, voire la mort, et la confession extorquée — et partant insincère — de leurs « erreurs et déviations », qui n’est prise en considération que si elle comporte une dose massive de génuflexions et de louanges à l’adresse de la personne du dictateur. Même le droit de se taire ne leur est pas accordé. Il faut qu’ils s’humilient, qu’ils se prosternent devant un homme, s’ils ne veulent s’exposer aux pires persécutions.

Personne ne s’étonnera désormais que, forte de ce qu’elle avait décelé dès 1904 dans les conceptions de Lénine, Rosa Luxembourg ait pu se livrer en 1918, à peine dix mois après la Révolution d’Octobre, à l’impitoyable critique dont nous parlions et dont les prévisions sont aujourd’hui confirmées point par point.

Depuis la mort de Lénine, les tendances corrosives de l’ultra-centralisme dictatorial, dont Rosa Luxembourg avait dénoncé les germes dans son article de 1904 et les pousses dans sa brochure de 1918, s’épanouirent pleinement. La guerre des diadoques se termina par la victoire complète d’un seul, qui réduit aujourd’hui tous les autres à sa merci. Les rapports entre la masse et les chefs — le chef ! puisqu’il n’y en a plus qu’un — sont ceux qui existent entre la « molle argile » et le « génial architecte social ». Les travailleurs n’ont plus aucun droit, et leurs innombrables devoirs se résument en celui de l’obéissance absolue. Le principe selon lequel on peut mentir à la masse, la traiter en enfant « auquel il est loisible de dissimuler la vérité » est aujourd’hui généralement appliqué en U.R.S.S comme dans l’Internationale communiste, sa dépendance.

Il serait évidemment faux de rejeter sur la personne de Lénine la responsabilité de cette néfaste évolution, qui se solde en Russie par une situation économique désastreuse, par l’anéantissement complet de toutes les libertés des travailleurs, et, sur le plan international, par la banqueroute de l’Internationale dite communiste. Ne pouvant détailler ici dans le détail les causes de cette dégénérescence, nous nous bornerons à remarquer que la conception léninienne de l’organisation n’est que l’expression de l’état arriéré économique, social et politique, de la Russie. Cette conception du centralisme dictatorial n’eût jamais pu trouver d’application pratique, et encore moins se matérialiser en une dictature aussi absolue, exclusive et personnelle que celle qui y sévit depuis 1928, si elle n’eût trouvé un sol extrêmement propice dans les circonstances sociales russes, notamment dans le manque de maturité de la grande masse des travailleurs.

Dans les vieux pays capitalistes, les principes d’organisation rigides de Lénine n’ont jamais pu conquérir la majorité des travailleurs organisés. C’est du moment où l’on voulut les imposer par la force aux partis communistes occidentaux (1924 : « bolchevisation ») que date le déclin irrémédiable de l’Internationale bolcheviste. La classe ouvrière organisée de ces pays tient trop à sa liberté et à son droit de disposer d’elle-même pour accepter la férule d’un dictateur, qu’il se proclame « chef de la révolution mondiale » ou « fürher d’une révolution nationale ». Les tendances à l’organisation dictatoriale ne s’y rencontrent que dans cette fraction des masses populaires qui n’est pas encore suffisamment pénétrée de conscience socialiste : chez les éléments fraîchement prolétarisés et déclassés, chez les « inorganisés » (si chers à la C.G.T.U.) et chez certains jeunes, dont le savoir et la conscience de leur dignité personnelle ne sont pas encore à la hauteur de leur ardeur révolutionnaire. Mais que vaut une ardeur révolutionnaire qui ne s’aperçoit pas que la liberté est impossible à conquérir par des gens acceptant aveuglément les ordres d’un « chef », se soumettant à sa volonté au lieu de le considérer comme l’organe exécutif de leurs propres aspirations ? Avec un tel état d’esprit, on ne peut faire que des révolutions conduisant à l’esclavage.

Dans l’étude : Masse et chefs, Rosa Luxembourg a soin de souligner que le renversement des rapports entre les chefs et la masse dans le mouvement socialiste, la formation d’une masse se dirigeant elle-même, est un processus dialectique, une tendance bien plus qu’une réalité. Encore aujourd’hui, trente ans après, il faut se garder de prêter à cette masse des qualités miraculeuses qu’elle n’a pas. C’est une masse d’humains qu’il n’y a nul motif de supposer exempte des tares dont est chargée toute l’humanité. Et si les chefs, les fürher et les duci sont loin d’être des surhommes, il serait irrationnel de croire que la masse n’est composée que de génies.

À l’heure actuelle, le gros de cette masse, une élite à part, n’est assurément pas capable de réaliser le socialisme intégral, et elle aura encore bien des expériences à traverser avant d’acquérir la maturité nécessaire pour diriger ou contrôler efficacement une économie mixte. Ce serait trahir les travailleurs et semer de périlleuses illusions que de le leur dissimuler. Il faut le leur dire pour qu’ils s’appliquent à remédier à cette faiblesse. Qu’ils s’en consolent pour l’instant à la pensée — la réalité de nos jours le montre bien — que la classe capitaliste s’avère encore moins capable qu’eux de diriger quoi que ce soit.

Ne perdons cependant pas de vue que la masse a fait d’immenses progrès intellectuels au cours d’un demi-siècle. Elle continuera à en faire et à produire une élite de plus en plus nombreuse, à la condition qu’elle trouve, grâce à son organisation démocratique, toutes les possibilités d’un développement fécond de son esprit critique et de sa capacité de jugement. Vouloir lui imposer une doctrine et une tactique déterminées sous prétexte qu’elle n’est pas encore majeure — comme cela se pratique chez les léninistes de toutes nuances — c’est freiner, voire arrêter le processus de sa maturation, la rejeter dans les ténèbres de la mystique et dans l’abjection du culte des personnes.

Ceux qui le font peuvent s’imaginer qu’ils édifient le socialisme « pour la masse ». Mais comme le socialisme est impossible à réaliser de cette manière, ils retardent, pour l’amour d’une stérile illusion, le développement réel qui seul peut rendre les travailleurs capables d’édifier le monde nouveau.

« Ni Dieu, ni César, ni Tribun » ne peuvent apporter, et n’ont apporté jusqu’ici le bonheur à l’humanité.

Lucien LAURAT.



  1. Traduite par Bracke et dont les cahiers de Spartacus ont donné la première version française complète.