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Marylka/Texte entier

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MARYLKA














MARGUERITE PORADOWSKA
MARYLKA
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard saint-germain, 79

1896
Droits de traduction et de reproduction réservés.
À MA CHÈRE MÈRE
Je dédie ce livre.
M. P.


MARYLKA


I



L e soleil monte, monte dans la grande plaine podolienne, et boit une à une les gouttes de rosée qui perlent aux brins d’herbe du chemin. Il est très joli ce chemin tout étoilé de fleurettes printanières ; un gai ruisseau le côtoie qui va, chantant et sautillant, déverser ses eaux limpides dans un affluent du Dniester, et apporter ainsi son obole à la mer Noire.

Sur la lisière du bois où des lis immaculés se balancent parmi les eaux vertes en chuchotant mystérieusement, une jeune fille de quinze à seize ans s’est hissée entre les branches tordues d’un vieux pommier.

Tout en lisant, elle imprime à l’arbre un mouvement de bascule, en sorte que les taches rondes de soleil vont et viennent sur son visage en se jouant, et éclairent tantôt ses jolis sourcils arqués, tantôt les coins de sa bouche mignonne qu’effleure un inconscient sourire. Le calme est si profond qu’on distingue chaque petit cri d’oiseau, chaque léger battement d’ailes, et jusqu’à la chute des brindilles le long des écorces.

Tout à coup une clameur s’élève au fond de la forêt, mêlée de cris, d’aboiements furieux, qui approchent, grandissent,… puis… un brusque froissement parmi les feuilles sèches,… une trouée dans le buisson… et on voit apparaître une femme hagarde, misérable, la face maculée, les paupières sanglantes. Durant l’espace d’une seconde elle s’arrête, pareille à une bête traquée, et semble écouter, mais vite elle reprend sa course affolée. Bientôt après, quatre ou cinq rudes gaillards armés de pieux, accompagnés de leurs chiens, débouchent également du fourré, s’arrêtent, s’orientent, puis s’engouffrent à leur tour dans le fouillis de verdure.

Tapie dans sa retraite, la jeune fille n’a pas poussé un cri. Lentement les fougères se redressent une à une, mais on entend à présent des cris de triomphe. Ce sont les traqueurs sans doute qui ont atteint leur proie. Le cœur de la jeune fille se serre, tous ses instincts généreux se révoltent devant la brutalité de cette chasse à l’homme faite là, sous ses yeux, sur ses terres, en plein pays civilisé. Et, comme elle s’élance pour aller au secours de la malheureuse, un petit pâtre vêtu de chanvre surgit soudain :

« On l’a attrapée ! crie-t-il rayonnant.

— Mon Dieu ! qu’avait-elle fait ?

— Volé, tiens !

— Elle était pauvre ?

— Pour sûr ! elle n’a rien.

— Et que va-t-on faire ?

— La battre, té ! quarante, cinquante coups ! devant l’église… Ce sera fameux ! Oh ! j’irai voir, j’irai voir, bien sûr », et il s’éloigne en ricanant.

Tremblante d’indignation, Marylka s’était élancée dans la direction des cris.

À sa vue, la femme, qui se débattait, se mit à pousser des hurlements de joie. Mais au moment où la jeune fille, au risque de se faire écharper, s’était jetée avec intrépidité dans la bagarre, elle sentit une main lui saisir le poignet.

« Monsieur Voytek ! » cria-t-elle en fronçant légèrement le sourcil et cherchant, elle aussi, à se dégager.

Le nouveau venu était un grand jeune homme brun, à la figure ouverte, avec une teinte de mélancolie dans ses yeux très doux. Depuis quelques mois il était fixé dans le domaine afin d’y apprendre la pratique de l’agronomie. Sans doute il revenait d’une longue tournée à travers champs, car ses hautes bottes étaient couvertes de poussière. D’une voix brève il secoua les paysans, qui s’esquivèrent tout penauds, et commanda à la paysanne d’aller l’attendre plus loin. Se tournant ensuite vers la jeune fille :

« Quelle imprudente vous êtes, mademoiselle Marie ! Savez-vous que ces hommes étaient ivres ? ils auraient pu vous blesser. »

Elle lui jeta un regard farouche.

« Eh bien !… Qu’importe ? dit-elle.

— Mais vous ne songez pas au chagrin que cela aurait fait à votre père, à votre mère…

— Mes parents !… » et elle éclata d’un mauvais rire… « Si vous saviez comme ils s’inquiètent peu de moi !… Pourquoi, du reste, chercherais-je tant à plaire aux autres, quand tout le monde se met toujours contre moi !

— Je crois, fit-il doucement, que vous vous exagérez les choses,… et puis, pour se faire aimer, il faut commencer par aimer beaucoup soi-même,… l’amour attire l’amour, il soulèverait des montagnes !

— Bah ! Vous croyez ? Mais d’abord… mes parents s’entendent à peine entre eux !… comment voulez-vous qu’ils s’entendent avec moi !… Mon père est toujours malade, préoccupé de ses affaires, et, quant à ma mère, elle aime exclusivement ma petite sœur ; je ne compte donc pas pour eux, ni pour personne d’ailleurs. Aussi je fais ce qu’il me plaît sans m’inquiéter jamais des autres. »

Une expression presque dure avait assombri son joli visage.

« On vous a sans doute beaucoup choyé dans votre enfance, vous ?… Mais tout le monde n’a pas ce bonheur ! »

À son tour le front du jeune homme s’était assombri.

« J’ai perdu mes parents tout jeune, dit-il, et c’est chez un oncle que j’ai été élevé. »

Elle rougit très fort. Comment avait-elle pu oublier les bruits qui avaient couru lors de l’arrivée de Voytek dans le domaine ? n’avait-on pas raconté que sa mère l’avait abandonné tout petit pour fuir à l’étranger et que son père en était mort de chagrin ?

Pour cacher son trouble, elle courut après sa jument qui broutait des pousses de noisetier et sauta légèrement sur son dos.

« Comment ! s’écria-t-il étonné, vous montez sans selle ?

— Oh ! moi, je monte de toutes les manières, dit-elle malicieusement, même à califourchon, ne vous en déplaise ; mais, rassurez-vous, quand je suis en vue du domaine, je reprends tout de suite ma tenue correcte, absolument comme les femmes du pays de ma nourrice qui, n’étant vêtues que d’une chemise et d’un tablier de laine rouge, quand elles vont au château mettent le tablier devant elles, et quand elles s’en retournent le placent en arrière ; de cette façon elles ne choquent l’œil de personne. »

Elle riait en racontant cette malice, et son visage avait repris une enfantine sérénité.

Égayé par sa bonne humeur, Voytek s’était mis à rire également. Combien il la préférait ainsi !… mais, pour la plupart du temps, c’est sombre et révoltée qu’il la voyait.

« Savez-vous, lui dit-il, que souvent, en vous regardant, un vers de Slowacki me revient à la pensée ? »

Elle se pencha intéressée.

 « Oh flot !… flot infidèle, et pourtant si fidèle ! »

« Oui, dit-elle mélancoliquement, vous avez raison ! Je suis à la fois changeante et immuable ! Je me sens à certains jours des besoins d’indépendance, de liberté ; je voudrais avoir des ailes pour m’enfuir au bout du monde, tout voir, tout connaître, et cependant, ajouta-t-elle un peu pensive… s’il s’agissait seulement de quitter notre chère maison, je crois qu’il faudrait m’en arracher de force !… Pourquoi suis-je comme cela, dites ? »

Et elle l’interrogeait de ses jolis yeux, d’un bleu changeant, eux aussi, comme les reflets de l’eau, et tour à tour tristes à mourir ou pétillants de malice.

Mais, brusquement, elle avait donné un léger coup de gaule à sa jument ; l’animal se cabra, et elle s’élança à travers la forêt.


ii



J e te dis de fermer cette fenêtre, Stefanek… Dieu ! que tu es lambin ! Ne vois-tu pas que j’ai trop d’air ? Viens ici, conte-moi ce qui se passe ; comment cela marche-t-il sans moi ? A-t-on donné de l’eau-de-vie aux travailleurs ? Se font-ils au nouvel intendant ? »

Et les yeux anxieux du maître interrogeaient le petit domestique.

L’enfant prit un air penaud :

« Ils s’habituent comme ci comme ça !… Pour sûr ils regrettent Monsieur ; … d’abord l’intendant est plus…, comment dire ?… moins… Oh, il ne se met jamais en colère, mais quand il tient un homme, il le tient bien, et les paysans ont peur de lui !

— Ah ! ils ont peur de quelqu’un, enfin, les brutes !… tant mieux ! tant mieux !… Je leur avais bien dit qu’ils trouveraient un jour à qui parler.

— Oui, ils n’aiment pas les réformes du nouveau régisseur et je les entendais ce matin qui disaient : « Est-ce qu’il ne va jamais guérir, notre maître ? C’est vrai qu’il criait beaucoup,… mais il avait bon cœur,… tandis que l’autre !… » et ils se sont tous mis ensemble pour faire dire une messe pour Monsieur,… même que Magda a donné une belle livre de beurre tout frais pour la lampe de l’église. »

D’un geste brusque le gentilhomme avait refoulé une larme qui lui obscurcissait la vue.

« Elle aurait mieux fait de manger son beurre, la vieille folle !… dit-il rudement. Me croient-ils mort, tous ces imbéciles, pour me faire dire des messes ! Je vais mieux, beaucoup mieux ; ce sont les drogues du docteur qui me font du mal !… Donne-moi une cigarette !… Ah çà, mais ne vois-tu pas que j’étouffe ici ! ouvre cette fenêtre ! Quand donc auras-tu un peu d’initiative !… Sais-tu où est Mlle Marylka ? »

Mais, sans attendre la réponse de l’enfant, il vint, d’un geste lassé, s’accouder à la balustrade de la véranda.

Le soleil montait rapidement dans la grande plaine podolienne, et, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, on voyait la moire mouvante des blés verts onduler sous le vent.

Jadis cette même steppe, si cultivée aujourd’hui, était un océan d’herbes et de fleurs sauvages, une mer sans bornes où plongeait jusqu’au poitrail, dans son galop furieux, le fier étalon suivi de ses juments.

Une tristesse indéfinissable, pareille à un rêve tangible, plane sur ces espaces que l’œil à peine peut embrasser, et dans l’air embaumé flotte un souffle sauvage qui grise le cerveau de l’homme des plaines. De tout temps, la Podolie et l’Ukraine ont été un pays d’exaltés, tour à tour rêveurs mélancoliques, ou passionnés fougueux. Même dans leurs chants populaires, la monotonie alterne avec les sauvages cris de désespoir. Tantôt c’est la modulation amoureuse du rossignol, tantôt c’est une âme déchaînée qui souffre, crie, saigne… et l’on croit entendre les accents déchirants de quelque fantastique violon que le vent, cette âme mystérieuse de la steppe, ferait vibrer.

Il était midi ; mille susurrements d’insectes, mille gazouillis d’oiseaux montaient sous le soleil brûlant ; des aigles de gigantesque envergure planaient dans l’espace, dessinant sur le ciel merveilleusement transparent la nette découpure de leurs ailes. M. Ladislas aspira à pleins poumons l’air natal, mais une pensée amère arrêta tout de suite le sourire qu’allaient esquisser ses lèvres. Il songeait aux griffes impitoyables de la maladie qui l’étreignaient ; parcourrait-il jamais encore ces steppes enchantées ?

C’était un homme de très haute taille, vieilli avant l’âge. Il avait le nez droit, les pommettes saillantes. Au fond de ses orbites creuses brillaient des yeux de flamme, et sur toute sa physionomie, non dépourvue de noblesse, éclatait quelque chose de sauvage. Il portait la barbe longue, et sur ses lèvres errait le sourire sceptique des découragés.

Tourné vers la lumière, le menton appuyé dans la main, il évoquait le passé.

N’était-ce pas hier que, dans cette même chambre, par un soir d’avril, sa grand’mère, une majestueuse femme, mince encore, avec de beaux cheveux blancs lui faisant une auréole, était entrée, tandis qu’il jouait aux cartes avec quelques officiers, ses camarades ? La réunion était tumultueuse, on buvait, on criait ; un épais brouillard de fumée flottait dans la pièce. Çà et là traînaient des sabres, des vestes, des casquettes d’uniforme. Par terre, des verres, des bouteilles vides. Ce soir-là, justement, la malechance le poursuivait, il perdait ! Au moment où sa grand’mère était entrée, il venait de lancer rageusement dans le vide la coupe qu’il tenait à la main et dont les débris étaient allés s’éparpillant tout contre la porte. Interdite un instant, l’aïeule avait écarté de son petit pied chaussé de satin les morceaux de verre, et, d’un pas ferme, elle avait marché droit à lui, puis, avec un sourire d’une tristesse indéfinissable :

« Vous jouez, vous autres, avait-elle dit, et, là-bas…, on meurt pour le pays !… »

Ces mots si simples, prononcés par cette voix grave, lui avaient donné l’impression d’un soufflet en plein visage.

Ses camarades s’étaient regardés, un peu embarrassés, et gauchement ils essayaient de réparer le désordre de leur toilette.

C’est vrai qu’on se battait là-bas, qu’un souffle révolutionnaire avait passé sur tout le pays et que d’enthousiastes bataillons d’insurgés, grisés de jeunesse, couraient à la mort pour essayer de donner à d’autres la liberté !…

Il avait fait asseoir sa grand’mère, s’était agenouillé à ses pieds, comme lorsqu’il était petit garçon, avait baisé pieusement ses mains si blanches qu’elle lui abandonnait, et avec une exaltation presque religieuse :

« Babcia, avait-il dit, je partirai demain. »

Alors elle était devenue pâle, pâle, l’avait enveloppé d’un regard effaré, et, s’affaissant dans le fauteuil :

« Oh ! ne me le dis pas… », avait-elle murmuré dans un sanglot.

Longtemps alors il avait étreint contre sa poitrine la pauvre aïeule suffoquée par les larmes, tandis que ses camarades, l’âme toute remuée, s’esquivaient un à un.

L’heure suprême du départ pour l’insurrection avait enfin sonné. Oh ! l’agonie des derniers adieux ! et tandis que ses frères, s’excusant de ne pas l’imiter, l’exaltaient comme un héros, elle, l’aïeule, toute blanche, demeurait muette. Regrettait-elle, la chère créature, d’avoir poussé son petit-fils dans cette voie périlleuse ? ou bien avait-elle l’amère prescience de l’éternel adieu qu’ils allaient échanger ?

Au moment du départ, elle l’avait béni, pressé courageusement contre son cœur, et très bas, dans un balbutiement qui avait été pour lui le suprême viatique tout le temps qu’avait duré cette malheureuse campagne, elle avait murmuré : « Je suis fière de mon fils ! »

La lutte avait alors commencé. Lutte implacable du faible écrasé par le nombre. Et puis, les armements insuffisants, le manque de vivres, les marches forcées à travers les marais où l’on enfonçait jusqu’au-dessus du genou !…

À la fin, traqué, démoralisé, livré par un espion, il avait été blessé, fait prisonnier et envoyé en Sibérie.

Et quand, après dix longues années de déportation, il était rentré, ignorant de ce qui s’était passé pendant son absence, il avait compris, au douloureux silence qui avait accueilli ses interrogations, que la douce aïeule n’était plus.

Sa douleur avait été si poignante qu’il ne s’était pas aperçu de l’accueil embarrassé que lui faisait sa famille.

Comme déporté politique, une partie de ses biens avait été confisquée, et il était considéré par la loi comme déchu de tous ses droits ; il se trouvait donc à la merci de ses frères, qui, tacitement, s’étaient engagés, vis-à-vis de l’aïeule, à lui rendre son dû.

Mais il constata bientôt, avec amertume, qu’on n’avait pas pris la défense de ses intérêts avec l’ardeur qu’il s’imaginait. Son retour paraissait gêner ; on s’était très bien accoutumé à son absence, et la crainte des ennuis que sa présence pourrait susciter semblait dominer. L’un de ses frères, installé dans la propriété qui lui était échue, regimbait à lui céder la place, et puis il allait falloir rendre des comptes, alors qu’on avait peut-être espéré voir s’éterniser cet état provisoire.

Aussi, dès le début, d’irréparables paroles, aigres, presque violentes, avaient-elles été échangées. Par la suite, l’exposé de ses théories tout imprégnées d’un souffle humanitaire et qu’il avait mûries dans la grande solitude de l’exil, avait fait pousser les hauts cris ! On le traitait de visionnaire, d’illuminé, et ses neveux, élevés dans des idées essentiellement utilitaires, trouvaient l’oncle de Sibérie bien « vieux jeu » !

Tout autre s’était-il figuré le retour dans la chère patrie ! Il en avait rêvé si souvent, là-bas, comme d’une sorte de triomphe ; on l’accueillerait en héros,… en martyr !

Alors, dans le silence de ses nuits sans sommeil, il s’interrogeait : de quoi donc était-il coupable ? Une nuit, il crut avoir trouvé. Son front, alors, s’empourpra, et il sentit son cœur se serrer comme dans un étau. Son crime était d’avoir été vaincu ! il le comprenait maintenant. L’homme ne pardonne pas l’insuccès, il semble que celui-ci porte en soi un germe de déchéance. Oui, il avait, dans un élan généreux, sacrifié son avenir, sa jeunesse, le meilleur de son sang ; oui, il avait supporté en martyr dix années de cruelle déportation ; mais tout cela n’existait pas ! il avait été vaincu, sa cause était classée parmi les quelques sublimes folies du siècle, et des morveux d’écoliers discutaient doctement entre eux sur ses utopies politiques et stratégiques. C’est ainsi que s’était consommée la rupture entre lui et les siens, et cette déception avait été si terrible que dans le premier moment il s’était demandé s’il ne retournerait pas solliciter de la terre d’exil la pitié généreuse que lui refusait le sol natal.

C’est vers le mariage alors qu’il s’était tourné. Las de la vie isolée, et, en dépit des remontrances de sa sœur aînée, vieille fille aristocrate et autoritaire, il s’était laissé griser par l’ensorcelante magie de dix-huit printemps, d’une paire d’yeux d’un bleu d’azur, d’une bouche rose qui balbutiait : « Je veux bien » quand il suppliait qu’on essayât de l’aimer un peu !… C’est qu’il en avait assez, à la fin, le pauvre exilé, de l’atroce vie solitaire, sans sourires et sans fleurs ; c’est qu’il avait hâte, lui aussi, d’apaiser ses lèvres à cette coupe d’ivresse qu’on appelle le bonheur ; malheureusement les pronostics de sa sœur n’avaient pas tardé à se réaliser. Après la première fougue de possession, qui lui avait fait tout oublier, misères d’antan, patrie, famille, et quand, par un plus tendre échange encore de confidences, il avait voulu confier à cette petite âme qui, désormais, était sienne, ses espérances et ses aspirations, il s’était heurté à une déconcertante indifférence. Que lui manquait-il donc à cette Natalka, si jolie, si mignonne et qui paraissait l’aimer ? Et, peu à peu, il avait compris que c’était l’étincelle, le feu sacré, le je ne sais quoi, qui sur un mot, une idée, fait que deux êtres vibrent à l’unisson et ne font qu’un !

Cette souffrance fut plus grande encore que les autres et, pourtant, il se trouvait injuste !

Était-il donc insatiable pour que la possession d’un tel trésor de beauté, de jeunesse, ne lui suffît pas !… C’est qu’on ne vit pas impunément pendant dix années sur la terre d’exil ! L’âme y mûrit plus rapidement, le cerveau travaille, les idées se condensent, on prend l’habitude de scruter ses sentiments, on vit peu dans la réalité, beaucoup dans le rêve, on se spiritualise enfin.

« Eh bien, oui, ça m’ennuie, lui disait-elle, toute cette politique et cette philosophie… » Alors Ladislas se taisait, et refermait son âme. De son côté Natalka avait eu aussi une grosse déception. Le mariage lui paraissait une chose bien grave ! et puis, l’humeur tour à tour passionnée et sentimentale de son mari la déroutait, elle eût voulu être aimée gentiment, sans fièvre ni longs discours. Quoi d’étonnant qu’entre ces deux êtres bons, mais d’essence si disparate, un abîme se fût lentement creusé ?

Si la vie matérielle eût coulé sans entraves, peut-être eussent-ils réalisé ici-bas un de ces demi-bonheurs ternes, lot presque invariable de la plupart des ménages. Malheureusement les difficultés pécuniaires étaient venues. Poursuivi par ses idées utopistes, M. Ladislas s’était lancé dans de grandes spéculations qui devaient lui rapporter des millions, et que d’adroits camarades d’exil, devenus lanceurs d’affaires, s’étaient empressés de faire miroiter à ses yeux. On parviendrait à faire de si grandes choses pour la patrie !… avec de pareilles forces !

Malheureusement une sorte de fatalité semblait s’attacher à toutes ses entreprises. En outre, la santé de l’ancien déporté périclitait, il se ressentait des atteintes subies jadis dans un climat trop rigoureux. Une suite de mauvaises récoltes avait achevé de briser son moral. Nathalie, au lieu de relever le courage de son mari, l’accablait au contraire de ses plaintes, et à chaque déception nouvelle il sentait grandir autour de lui une hostilité sourde, mêlée de dédaigneuse pitié. Son caractère s’en aigrit, et peu à peu, lui si cordial, si généreux, se transforma en un emporté capricieux. Il semblait même que la méfiance fût devenue le fond de son caractère et qu’il ne cherchât plus qu’à se garer de cet immense égoïsme qu’il croyait voir surgir partout sous ses pas. La vue même de ses deux filles l’irritait. Marylka, l’aînée, surtout, avait le don de l’exaspérer. Volontaire, exubérante, mal équilibrée, elle s’accommodait difficilement du système de caprice et de violence adopté par son père.

Déçu dans toutes ses affections, M. Ladislas s’était rabattu sur la nature, qui ne trompe pas, et s’était occupé avec amour de ses paysans, s’initiant à leur vie, cherchant à mettre ses théories en pratique, et voilà maintenant que sa faiblesse croissante l’avait obligé à se rendre aux supplications de ses voisins et de sa femme, et à accepter l’aide d’un administrateur.

L’arrivée d’un étranger s’ingérant dans ses affaires, critiquant, contrecarrant, réformant tout, avait été une rude épreuve ; et la joie de Nathalie, qui ne se cachait point pour manifester son espoir de voir enfin la propriété se relever, le navrait surtout.

La cigarette dont il avait tiré quelques bouffées l’ayant fait tousser, il la rejeta au loin ; et, interpellant le petit Cosaque :

« Je t’ai demandé où était Mademoiselle, dit-il.

— Mademoiselle est sortie à cheval depuis l’aube !

— À cheval ? j’avais cependant formellement défendu qu’on la laissât monter le matin ! Ah çà ! on n’écoute donc même plus mes ordres, à présent ! M. Alexandrowicz était prévenu cependant.

— Oh ! Mademoiselle n’a voulu écouter personne, elle a sauté sur sa petite jument… comme ça, sans selle, et elle est partie, et quand M. l’intendant a voulu lui parler, elle lui a tourné le dos… Elle doit être joliment loin maintenant… près des lacs… où il y a des fleurs… »

Mais un vigoureux soufflet lui coupa la parole :

« Tais-toi, bavard ! et va me chercher le régisseur tout de suite ! »

Quelques instants plus tard la porte s’ouvrit, et l’intendant apparut dans l’encadrement. C’était un Arménien de la Galicie orientale : il avait le teint olivâtre, le nez en bec d’aigle de sa race, les cheveux et la moustache très noirs, les yeux perçants. Sa tenue était soignée, il avait toutes les allures d’un homme du monde. M. Ladislas le toisa.

« Pourquoi avez-vous laissé sortir Mlle Marylka malgré ma défense ? Je ne compte donc plus chez moi ? Je ne suis plus bon qu’à porter en terre ? On brave mon autorité ! »

De grosses veines sillonnaient son front, sa face pâle se marbrait de taches rouges, il était effrayant, les yeux hors des orbites, la voix sifflante, ses longs bras battant l’air. Puis brusquement :

« Stefanek, mon chapeau, ma cravache ; qu’on selle un cheval. »

L’intendant essaya de s’interposer…

« Vous n’allez pas faire une imprudence pareille ! »

Il frappa violemment du pied.

« Je suis maître chez moi à la fin ! » cria-t-il en s’élançant au dehors.

Mais, au moment où il atteignait la cour, le trot d’un cheval sonna.

« Voilà notre demoiselle ! » cria la voix de fanfare de Stefanek.

En effet, juchée sur sa monture, Marylka arrivait, le visage animé, les cheveux au vent. Elle avait attaché en bandoulière une énorme gerbe de fleurs sauvages, qu’elle lança à la tête du petit Cosaque venu pour tenir son cheval ; puis, apercevant son père :

« Ah ! papa ! » s’écria-t-elle… Mais l’aspect effrayant du gentilhomme, appuyé au chambranle de la porte, étrangla les paroles dans sa gorge. Une lueur traversa son esprit ; sans doute, elle se souvint de son infraction, car son joli visage, d’épanoui qu’il était, se troubla : elle aussi pâlit et, tournant les talons, s’enfuit dans une direction opposée.


iii



T rois fois déjà la cloche annonçant le dîner avait battu l’air de ses appels désespérés. La famille était réunie dans la salle à manger, mais Marylka ne paraissait point. Debout, appuyé à la table, le propriétaire, suffoqué par la colère, attendait.

En face de lui, sa femme, l’air contrarié, sa fille cadette, une jolie blondine de neuf ans, et plus loin une gouvernante anglaise, le curé de la paroisse, l’intendant, et enfin Voytek, fils d’un ancien camarade d’autrefois, qui s’initiait à la grande culture, complétaient la table familiale.

« Pourquoi Mlle Marylka ne vient-elle pas ? demanda le père d’une voix tremblante à Stefanek, qui se tenait raide à côté du grand valet de chambre. Au même instant, une servante très gauche parut dans l’entre-bâillement de la porte, et bredouilla, en baissant les yeux :

« Mademoiselle fait dire qu’elle ne viendra pas parce qu’elle a très mal à la tête.

— Mal à la tête ! je voudrais bien voir cela ! tonna le gentilhomme toujours debout, ce qui forçait les hommes présents à l’imiter, et sa main, en retombant sur la table, ébranla toute la vaisselle ; dites-lui de se présenter ici sur-le-champ, ou bien c’est moi qui irai la chercher !

— Ladislas ! supplia languissamment Mme Nathalie en portant les mains à son front, je ne m’habituerai jamais à de pareilles scènes à table… » Et elle se pâmait comme une plante privée de son appui.

Cependant un frôlement léger s’était produit, et Marylka, les joues décolorées, souriante pourtant avec un air de défi, entrait dans la salle. Un instant elle promena ses regards insolents sur chacune des personnes présentes, mais particulièrement sur son père. Et c’était ce calme imperturbable qui avait le don d’exaspérer le gentilhomme ; aussi tout le sang-froid qu’il essayait en vain de garder l’abandonna d’un seul coup.

« Voulez-vous me dire, mademoiselle, qui vous a donné le droit de sortir à cheval le matin quand vous devez être toute à vos études ? »

Un sourire énigmatique effleura les lèvres de la jeune fille, mais, sans se décontenancer :

« Personne, dit-elle ; je suis sortie parce que cela m’amusait !

— Alors, vous vous moquez des ordres de votre père. M. Alexandrowicz a dû pourtant vous dire… »

Elle jeta à l’intendant un regard de mépris souverain.

« Lui ! murmura-t-elle en haussant les épaules, comme si cette intervention lui eût paru insignifiante ; si papa croit que c’est amusant de monter l’après-midi… quand il fait chaud !… ce n’était pas la peine alors de me donner un cheval ; et puis… je ne savais pas que c’était sérieux, moi !… papa est malade d’un côté, maman a la migraine de l’autre, l’un dit une chose, l’autre en dit une autre,… je ne m’y reconnais plus dans toutes ces fantaisies ! »

Elle dit cela très vite et d’un petit air ennuyé, tout en laissant errer ses yeux à droite et à gauche. Cette persistance cruelle à lui rappeler toujours sa faiblesse physique atteignit M. Ladislas en plein cœur.

« Jusqu’à présent, Marie, vous n’aviez été qu’une enfant indomptable, dit-il. Mais maintenant… je vois bien que vous n’avez pas de cœur !… »

Il prononça ces mots d’une voix sourde qui impressionna davantage la jeune fille que lorsqu’il essayait de la terroriser par ses cris.

« J’espère, continua-t-il, que Dieu me permettra de vous débarrasser tous bientôt de ma personne. Oui !… je me sens de trop ici !… les malades sont de trop !… Si vous êtes mal élevée, c’est évidemment ma faute : les malades ne savent pas élever leurs enfants !… Eh bien, c’est moi qui serai puni !… je ne dînerai pas !… Mettez-vous à table,… je vous cède la place. »

Un murmure monta de toutes les lèvres.

« Ladislas, je vous en prie, c’est absurde !… punissez-la au contraire, s’écria Natalka, elle le mérite !

— Honoré monsieur, ayez pitié de votre santé », insistait l’abbé.

Mais, d’un geste brusque, le gentilhomme leur coupa à tous la parole.

« J’entends être le maître chez moi ! » dit-il, et, repoussant violemment sa chaise, il jeta sa serviette au visage du laquais qui voulait l’aider à se frayer un passage, et sortit au milieu d’un silence de mort. On était habitué à ces scènes et l’on savait qu’il était inflexible quand la colère le dominait ; aussi, à peine la porte s’était-elle refermée sur lui que déjà l’on entendait le cliquetis des assiettes et de l’argenterie, tandis que la voix nasillarde du curé psalmodiait une à une les paroles du Benedicite.

En voyant s’éloigner son père, le premier instinct de Marylka avait été de courir après lui, mais son orgueil, et puis la vue de tout ce monde, devant lequel il aurait fallu se donner en spectacle, l’avaient retenue ; et, pourtant, jamais elle n’avait été plus troublée, jamais la voix paternelle n’avait fait vibrer d’une façon plus poignante les fibres intimes de son cœur. Brusquement une lumière jaillissait dans son cerveau, et c’était comme si l’âme de son père, meurtrie, méconnue, ignorée d’elle jusqu’ici, lui était soudain révélée.

Combien la scène inattendue de tout à l’heure l’avait émue ! Elle pressentait vaguement une tendresse infinie dans cet homme si peu maître de ses colères. Mais c’est surtout le reproche qu’il lui avait fait de manquer de cœur qui la navrait ! Il est bien vrai que l’idée qu’il pût souffrir de son état de santé ne lui était jamais venue. Toute sa vie, elle avait entendu dire : « Papa est faible, il doit se ménager, c’est la Sibérie qui lui a valu cela ». Et avec la conception à la fois étrange et cruelle que les enfants se font de l’existence, elle s’était imaginé que c’était dans l’ordre des choses. Voilà pourquoi l’aggravation venue récemment ne l’avait point frappée ; mais, à présent, elle revoyait avec un serrement de cœur les joues creuses, les yeux fiévreux de son père, et surtout cette expression résignée de lassitude qu’elle ne lui connaissait pas.

« Le potage de Mademoiselle va refroidir », murmura Stefanek à son oreille.

Elle fronça le sourcil, lui jeta un regard furibond.

« Eh bien ! qu’il refroidisse !… Enlève mon assiette,… je n’ai pas faim. »

Maintenant, assise droite devant son assiette vide, la gorge serrée, elle écoutait vaguement ce qui se disait, et des lambeaux de phrases, saisis de temps à autre, la faisaient bondir :

« J’ai toujours connu M. Ladislas un peu original, un peu nerveux, disait timidement l’abbé, mais il me semble que la maladie accentue encore son état… »

Puis c’était l’Arménien, piqué au vif par les reproches du propriétaire, qui expliquait le motif de ses réformes :

« M. Ladislas s’est institué le banquier de ses paysans, disait-il ; or prêter sans intérêt, quand la propriété est déjà si grevée d’hypothèques et qu’on emprunte soi-même à un taux exorbitant,… c’est de la duperie. La dette des paysans s’élève déjà à plus de deux mille roubles !…

— Ils rendront cela en travail, s’écria Marylka, les yeux brillants.

— Certainement, mademoiselle, et je m’en charge !… mais ce ne sera pas sans luttes…

— Mon mari a toujours eu le talent de se faire duper », disait amèrement Nathalie.

On servait de fines crêpes fourrées de confiture de roses.

« C’est le plat favori de ce pauvre M. Ladislas, murmura le curé d’une voix triste. Quelle folie pourtant de se priver volontairement de pareilles bonnes choses quand elles sont là, sous la main !… » Puis, avec un soupir, il se servit portion double.

Marylka, le gosier étranglé, les yeux piqués de larmes prêtes à s’échapper, écoutait toujours, mais la colère s’amassait dans son cœur, et c’était ce ton de pitié dédaigneuse qui la bouleversait. Maintenant, les choses lui apparaissaient sous un nouvel aspect : ce n’était plus elle la coupable, c’étaient tous ces gens réunis là, à cette table ; elle les trouvait durs, injustes, cruels, et, avec la rigueur inexorable d’un juge, elle les condamnait. N’y pouvant tenir davantage, elle profita d’un moment où on ne l’observait pas et, se coulant par une porte entrouverte, elle sortit de la salle.

« Où donc est passée Mlle Marie ? » demanda soudain le prêtre.

Nathalie haussa les épaules avec indifférence.

« Sait-on ce qui s’agite dans cette tête folle ! » Et se penchant vers sa fille cadette : « Ah ! si je n’avais pas celle-ci ! » dit-elle en l’embrassant sans voir le regard de reproche que lui jetait tristement Voytek.


iv



L e verger était calme à cette heure. Dans une traînée de soleil, des myriades de mouches à miel dansaient en bourdonnant, et des souffles de printemps apportaient, des grands peupliers blancs, une neige légère de duvets argentés, sortes de baisers aériens que s’envoient mystérieusement les arbres à travers l’espace et qui les fécondent.

Marylka, qui avait en vain essayé de pénétrer chez son père, venait d’atteindre le bouquet touffu de jeunes cerisiers chargés de fruits verts, à peine démaillotés de leurs langes, et, s’appuyant à leurs branches ténues, elle les serrait convulsivement avec des sanglots. Non, personne au monde ne l’aimait ; ses seuls amis, c’étaient les arbres, les plantes,… les bêtes… À quoi bon essayer de s’amender, de conquérir l’affection, quand partout elle se heurtait à l’indifférence ou au mauvais vouloir ? Oh ! l’âpre jalousie qui la mordait souvent à la vue de Madia, sa petite sœur, si jolie, si mignonne, blottie tout contre sa mère, la main dans sa main, la joue contre sa joue ; et, quand elle aussi cherchait à s’approcher pour mendier une caresse, on la renvoyait d’une voix indifférente : « Que tu es donc brusque !… tu me marches sur le pied, est-elle sauvage ! On la croirait élevée au fond d’un bois ! » Elle s’en allait alors, les joues empourprées, serrant les poings, méditant des vengeances. Pourquoi était-on si dur,… si indifférent ?… Ne savait-on pas que son âme, à la fois fougueuse et tendre, s’amollissait bien vite à la moindre marque de tendresse !

« Oh !… je suis malheureuse, balbutiait-elle… Mais un jour je m’échapperai, oui !… oui !… et ils verront bien ! »

Tout à coup une ombre glissa sur le gazon, et la silhouette d’un homme de haute taille surgit entre les tilleuls. Effarée, elle se rejeta en arrière en même temps qu’une flamme jaillissait de ses yeux et que la colère faisait trembler ses lèvres, car elle avait reconnu l’intendant.

Il s’approcha d’un air patelin.

« Pourquoi reculez-vous toujours quand vous me voyez, mademoiselle Marie ? et pourtant… c’est votre meilleur ami que vous repoussez… »

Les larmes de la jeune fille s’étaient brusquement séchées.

« Je vous défends d’avancer », dit-elle.

Mais il ne l’écoutait pas.

« Comme vous êtes injuste pour moi ! continua-t-il, et cependant je n’ai d’autre souci que vos intérêts. Mais vous ne voulez pas vous en apercevoir !… Croyez-vous donc que je ne devine pas vos souffrances… et que je ne voie pas, surtout, l’injustice avec laquelle vous traitent votre père, votre mère ? »

D’un geste elle l’avait interrompu.

« Je vous défends de juger mes parents, je vous défends de vous occuper de moi, il n’y a rien de commun entre nous, entendez-vous !… »

La colère mettait une teinte plus sombre dans ses yeux bleus, colorait de rose ses joues si pâles d’ordinaire. Elle semblait grandie, ce n’était plus l’enfant boudeuse ou révoltée de tout à l’heure, mais une femme, avec des gestes fiers de grande dame outragée.

Souvent déjà l’Arménien l’avait poursuivie de ses obséquieuses attentions, mais jamais elles ne lui avaient été plus odieuses qu’en ce jour. Que pouvait-il lui vouloir ? Et le sentiment de sa détresse se faisait bien plus sentir encore. Oh ! n’avoir personne au monde à qui se confier !…

L’intendant, lui aussi, avait blêmi, flagellé par ses paroles méprisantes. Elle n’était pas aussi facile à conquérir qu’il se l’était imaginé d’abord, cette petite fille abandonnée !… À ce moment une troupe d’ouvriers, accompagnée de Voytek, vint à passer. Aussitôt, reprenant son sang-froid et l’expression composée de son visage, il salua respectueusement :

« Vous vous repentirez peut-être un jour d’avoir repoussé mon amitié », dit-il en s’éloignant, tandis que Marylka toute bouleversée s’enfonçait plus avant encore dans le fourré. Ce soir-là, et la journée qui suivit, elle fut introuvable. On sut par Stefanek, toujours fureteur et bavard, qu’elle avait soupé chez un paysan, d’une écuelle de lait et d’une tranche de pain bis. Le reste du temps elle avait sans doute erré dans la campagne pour ne regagner sa chambre qu’à la nuit noire.

Nul, à la maison, sauf peut-être Voytek, ne paraissait se préoccuper de cette boutade. Quant à M. Ladislas, il restait plus que jamais confiné chez lui.

Ces courses vagabondes calmaient le cerveau excité de Marylka, mais, à peine dans son lit, l’agitation reprenait le dessus ; des rêves pénibles troublaient son sommeil : tantôt elle luttait contre les obsessions de l’Arménien ; tantôt, abandonnée de toute sa famille, elle fuyait sur une route longue, dont les pierres aiguës déchiraient ses pieds délicats, tandis que, sur le seuil, son père, le dos courbé, détournait d’elle ses regards. Alors, elle se réveillait avec un sursaut, le front moite, la bouche enfiévrée.

Une nuit qu’elle ouvrait brusquement les yeux, elle vit sa chambre tout inondée de clarté. S’étant vêtue à la hâte, elle courut à la croisée. Le parc entier, baigné par les rayons phosphorescents de la lune, éclatait triomphant. Çà et là, de mystérieuses filtrées faisaient dans la masse sombre des taillis des trouées lumineuses. Le ciel fourmillait d’étoiles, et de lointaines modulations venant de la forêt rompaient seules ce silence enchanté.

Ayant enjambé l’appui bas de la fenêtre, Marylka marcha droit devant elle.

Partout, dans la campagne, les feux étaient éteints. Au clocher de la petite église grecque le timbre sonna douze coups. Jamais Marylka n’avait été seule à cette heure. Une émotion attendrie la pénétra, en même temps que dans son âme impressionnable et mobile une souveraine pitié lui venait pour ces inconscients, ces endormis qui se dérobaient volontairement à un spectacle pareil, en sorte qu’elle éprouvait tout à la fois le désir de crier sa peine, et l’envie de murmurer un hymne d’adoration !…

Une lueur venant de la chambre de son père la frappa.

Il était là, ce père inexorable, à quelques pas d’elle. De quel élan à ce moment toute son âme volait vers lui !… Pourquoi ne dormait-il pas encore ? Souffrait-il, lui aussi ?… Et elle se sentait inquiète, avec un besoin infini de tendresse,… de protection.

Il était là… à quelques pas d’elle… derrière ce rideau de gaze flottante. Elle n’avait qu’à pousser cette porte, il serait bien obligé de la recevoir ! Oh ! comme ses artères battaient ! Par la vitre éclairée on distinguait très bien ce qui se passait à l’intérieur de la chambre.

Dans le fauteuil tourné vers le dehors, M. Ladislas, le front appuyé dans une de ses mains, était assoupi. La flamme vacillante d’une bougie l’éclairait en plein visage… Sur ses traits fatigués, une expression douloureuse planait comme si, durant le repos, toute l’amertume inconsciente de son âme remontait à la surface.

Cette douleur muette bouleversa Marylka et ses yeux se gonflèrent de larmes ; elle fit un mouvement.

M. Ladislas se redressa. Elle vit l’éclair farouche de ses yeux, et une voix qu’elle reconnut pour celle des mauvais jours cria :

« Qui va là ?… Tonnerre !… »

Se faisant toute petite alors, elle murmura :

« C’est moi, père !… Moi, Marylka !… »

Une main nerveuse, d’une blancheur de cire, entrouvrit alors la porte, et la figure irritée de M. Ladislas se pencha vers l’embrasure.

« Pourquoi êtes-vous ici ?… Vous m’espionnez maintenant !… »

Elle se redressa toute pâle, exaspérée de cette ténacité à la mal juger.

« C’est la troisième fois que j’ai essayé de vous voir, mon père, dit-elle d’une voix sourde ; vous me repoussez toujours !… »

Il haussa les épaules, saisit le poignet délicat de l’enfant et l’attira avec violence.

« Est-ce que je ne sais pas que tous ici vous m’espionnez ?… que je vous gêne ?… que vous n’attendez que ma mort pour vivre à votre guise ?… Croyez-vous que je ne voie pas les regards de pitié des voisins, l’air protecteur de l’intendant, et la mine terrifiée de votre mère qui semble clairement dire que la protection de son mari ne lui suffit plus ? »

Un accès de toux le suffoqua pendant quelques instants.

Révoltée tout d’abord par ces reproches, Marylka sentit toute sa colère tomber devant cette preuve de souffrance. Alors, avec impétuosité, elle se jeta à ses genoux, s’empara de ses deux mains, et, les couvrant de baisers passionnés :

« Papa ! papa !… ne soyez pas malheureux !… ne dites pas que vous êtes espionné, abandonné,… qu’on désire votre mort !… Mon père chéri !… Je vous aime, moi, je vous aime de toutes mes forces !… Ne détournez pas la tête de votre petite Marylka. Oh ! je sais que je vous ai fait souffrir, que j’ai été mauvaise, méchante… souvent, mais je ne savais pas,… je ne comprenais pas… et puis j’étais orgueilleuse ; … à présent, je suis toute changée. Oh ! mon père chéri, pardonnez à votre petite Marie. L’autre jour, quand vous avez quitté la table, elle est allée frapper à votre porte… Mais vous ne lui avez pas ouvert !… et depuis elle n’a pas cessé de pleurer, de se désoler !… et elle aussi s’est sentie abandonnée,… désespérée… »

Les sanglots étouffaient maintenant Marylka, elle éclata.

Interdit par cette explosion de fougueuses paroles, M. Ladislas avait essayé d’abord de se raidir contre l’attendrissement, mais la tension avait été trop forte. Son cœur comprimé si longtemps s’amollissait à la fin ; il étendit les bras et étreignit sur sa poitrine ce petit visage ardent, tout sillonné de larmes, qui se blottissait contre lui avec une tendresse passionnée.

« C’est donc vrai que tu l’aimes, ton vieux père ?… » balbutia-t-il, la voix étranglée.

Elle lui jeta un regard exalté, et se coulant tendrement à ses pieds :

« Je serai votre petite fille à vous seul,… murmura-t-elle, vous serez mon père à moi !… nous nous aimerons bien !… »

Alors les yeux de l’ancien insurgé, de l’exilé, du Sibérien, ces yeux qui depuis si longtemps avaient gardé toutes leurs larmes, débordèrent sans contrainte, et longtemps le père et l’enfant mêlèrent leurs sanglots. — Ma fille !… Quelle intonation magique ce mot prenait désormais pour lui !… Et il admirait ce regard sérieux, cette bouche si fière et l’expression de tendresse qui éclairait toute cette franche physionomie. Où donc étaient l’orgueil indomptable, la sécheresse de cœur, et ces défauts sans nombre dont il l’avait accusée ? Une parole de tendresse avait dissipé tout cela !…

À la fin, elle s’essuya les yeux et, le regardant doucement, chuchota d’une voix câline :

« Vous m’avez pardonné ? »

Il la serra plus étroitement. Oh oui ! elle était pardonnée, la chère créature. Comme il s’en voulait donc pas l’avoir comprise plus tôt, attirée à lui, mais désormais elle était bien sienne, sa fille, son trésor que nul ne lui enlèverait jamais !


v



E n apprenant la réconciliation du père et de la fille, Nathalie n’avait eu qu’une exclamation ironique : « Bah ! encore une nouvelle lubie ; combien de temps cela durerait-il ? » Et lorsque Marylka, à la fois attendrie et grisée par son bonheur, avait essayé d’opérer également un rapprochement entre ses parents, elle s’était heurtée à un entêtement voulu, mêlé de dédaigneuse nonchalance et de sottise innée :

« Déjeuner le matin en famille sur la terrasse ! s’écriait Nathalie, quelle idée saugrenue !… la journée n’était-elle pas déjà bien assez longue et ne se voyait-on point assez ?… Passer la soirée dans la chambre de M. Ladislas ?… Ah non ! par exemple, au milieu de la fumée de tabac… et pour entendre causer de l’insurrection,… des paysans, et autres vieilleries !… Vraiment, cette petite était incroyable avec ses imaginations nouvelles !… »

De son côté, l’Arménien gardait une sourde rancune à la jeune tille, et il comprenait bien que, s’il s’était jamais flatté de succéder un jour comme gendre à M. Ladislas, sa dernière chance était désormais évanouie. Aussi, en homme pratique, avait-il, sans perdre une minute, braqué ses batteries d’un autre côté. Mais ce qui l’irritait à un point extrême, c’était la surveillance vigilante que Marylka s’était mise à exercer dans le domaine, au nom de son père. Jamais, pourtant, il n’essayait de résister ouvertement à un ordre ; mais il avait une façon adroite d’affecter une soumission parfaite, agissant ensuite à sa guise, quand il devinait la fantaisie du propriétaire détournée d’un autre côté.

Toutes ces mesquineries, toutes ces petites intrigues étaient ignorées de M. Ladislas. Il vivait dans une douce quiétude inconnue de lui jusqu’alors, s’abandonnant sans contrainte à la tendresse qui enveloppait son âme ; et il s’étonnait de la facilité avec laquelle Marylka, cette enfant tenue tellement à l’écart, s’assimilait sans peine ses goûts, ses idées.

Il découvrait en elle ce même amour pour les humbles, cette même soif d’idéal et ces élans fougueux qui lui avaient valu, hélas ! tant de mécomptes dans la vie.

Quant à ses préoccupations pécuniaires, elles semblaient oubliées, et son unique ambition consistait désormais à courir les campagnes pour visiter les paysans, accompagné de sa fille, ou bien à la faire étudier le soir auprès de lui, suivant avec intérêt la marche un peu fantaisiste de ses études.

Un jour, elle avait eu une exclamation :

« Pourquoi n’écririez-vous pas vos mémoires ? »

Cette idée les avait passionnés tout de suite, et ils s’y étaient attachés avec l’emportement qu’ils mettaient maintenant à toute chose. Aussi, pendant quelques jours, ce n’avaient été qu’ébauches de plans, discussions à propos du titre, de la dédicace. Écrirait-on en français ou en polonais ? Mais, comme ils étaient tous les deux plutôt gens d’action que de plume, ils regimbaient involontairement devant le labeur mécanique de cette tâche, et se noyaient dans une foule de détails, en sorte que, malgré leur zèle, au bout d’un mois, pas une ligne n’était écrite. En revanche, on pouvait lire, en tête d’une douzaine de feuilles, au moins, des ébauches de dédicace :

« À mon aïeule bien-aimée, je dédie ce livre. »

« C’est à toi, Babcia chérie, ma consolatrice, que j’offre ces pages. »

« Ce livre t’est consacré, ma chère Babcia, ma seconde mère. »

Et vraiment il semblait que cette préoccupation nouvelle n’eût été qu’un merveilleux prétexte pour donner encore plus d’essor à leur imagination, et les forcer à fouiller, à réveiller un douloureux passé, cher en dépit de tout.

L’hiver, puis le printemps, se passèrent dans ce délicieux échange d’âmes. Attiré par ce milieu si doux, Voytek venait souvent, à la veillée, s’asseoir sous la lampe, et, tout en écoutant les histoires de jadis, il observait avec étonnement la métamorphose de l’enfant rebelle et sauvage. Alors, la nuit, dans sa chambrette solitaire, il revoyait, comme en une vision, les grands yeux profonds, pareils à de sombres pervenches, le front pur comme un lis, et le sourire tendre de ces lèvres d’enfant.

Mais, au milieu de ce bonheur, la maladie ne perdait pas ses droits, et lentement, imperceptiblement, la santé de M. Ladislas déclinait.


vi



É tendu sur sa chaise longue, dans la tiède véranda ensoleillée, M. Ladislas somnolait un peu, tandis que Marylka, rêveuse, appuyée à la balustrade, regardait vaguement la campagne. Pourquoi, ce matin, son cœur était-il serré comme dans un étau ? Elle se sentait découragée, avec le pressentiment d’un malheur. Une phrase échappée tantôt à un paysan au moment où elle traversait la cour pour donner des ordres, lui revenait comme un cauchemar :

« Oh ! elle aura beau faire, la demoiselle, l’intendant est le maître à présent, et ce sera bien pis, après ! »

Que signifiait ce mot après ? Quelle insinuation pouvaient cacher ces paroles énigmatiques ?

Un frisson la secoua, elle jeta un regard de terreur vers le visage amaigri de M. Ladislas, vit ses pommettes saillantes, ses joues creuses, le cercle bistré qui entourait ses yeux…

Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Mais elle devenait folle, n’est-ce pas ?… et ces gens mentaient,… ils se trompaient,… c’étaient des ignorants ?

On faisait la cueillette des roses pour les confitures, et le vent apportait, par rafales, des bouffées capiteuses de fleurs. Sur la pelouse, des cris joyeux lui firent lever la tête. Elle vit passer Madia, sa petite sœur, une corbeille à la main, qui semait sur sa route une pluie de pétales roses. Derrière elle, Natalka, souriante, accourait, cherchant à l’atteindre, mais, embarrassée dans les plis de sa longue traîne de mousseline bleue, elle trébuchait à chaque pas, et poussait de petits cris. Sans doute elle serait tombée, si l’Arménien, surgissant on ne sait d’où, ne s’était élancé pour lui offrir la main.

Madia était revenue alors sur ses pas, et, pendant quelques minutes, leur groupe animé et chatoyant avait glissé entre les massifs piqués de roses cramoisies, d’où montait la chanson monotone des travailleuses.

Pourquoi l’intimité qui rapprochait ces trois personnes, réunies là par hasard, faisait-elle éprouver aujourd’hui une douleur si aiguë à Marylka ? Une violente exclamation de son père la fit accourir. On venait de lui apporter son courrier et, dressé sur sa chaise longue, il brandissait de ses mains fébriles un papier.

« L’infâme !… le bandit !… criait-il. Mais je ne dois rien,… rien !… absolument !… Cette traite est une escroquerie !… Ignace avait reçu l’argent ! c’est un vol manifeste… Ah !… on m’avait bien dit de me méfier de cet intrigant !… Mais pouvais-je me douter, moi !… il était si malheureux là-bas !… Jamais je ne paierai cet argent !… j’irai plutôt en justice ! je démasquerai cette infamie. » Il était effrayant, la face pourpre, les yeux striés de sang, agitant, avec des gestes d’halluciné, ses mains longues et si blanches. Marylka, blême, elle aussi, essayait de le calmer : tout n’était pas perdu,… on arrangerait la chose,… on consulterait.

Mais c’était en vain qu’elle lui parlait, l’exaspération du propriétaire allait croissant. Bientôt il fut pris d’une de ses terribles quintes, suivie d’une épouvantable crise nerveuse.

Maintenant, dans la grande chambre silencieuse, où flottait une fade odeur d’éther, des ombres allaient et venaient, affairées : l’Anglaise d’abord, obséquieuse malgré sa raideur, l’abbé larmoyant et bavard, puis, entourant Nathalie qui se pâmait dans un fauteuil, le docteur, Voytek, l’Arménien, toujours froid et correct. Et les mots : état grave, précautions,… légèreté inconcevable,… somme énorme à payer… s’entre-croisaient parmi les chuchotements, et arrivaient à demi étouffés aux oreilles de Marylka, dont le cœur se déchirait.

Pendant huit jours la vie du malade n’avait tenu qu’à un fil, puis un mieux léger s’était fait sentir. Aussitôt qu’il put parler, et profitant d’un moment où Marylka était seule avec lui, il l’appela d’une voix sourde :

« Écoute,… il me faut à tout prix de l’argent, pour empêcher la ruine… Ne les as-tu pas entendus, l’autre jour, m’accuser d’incapacité, de légèreté coupable ?… Si je ne trouve pas d’argent,… ils diront que j’ai ruiné ma femme et mes enfants… Cette nuit… j’ai pensé à tout cela… et j’ai cru que mon cerveau allait éclater. »

Il se pressait le front avec désespoir. Doucement elle s’était agenouillée et lui avait pris les mains.

« Ne songez pas à ces choses, mon père chéri, l’argent se trouvera… J’écrirai à mes tantes !…

— Mes sœurs ! folie !… elles se moqueront de moi, diront : « C’est bien fait !… »

— À vos frères… alors ?

— Non, non !… personne des miens, entends-tu !… Écoute,… un seul homme peut me sauver s’il le veut, c’est mon ami Wladimir, l’oncle de Voytek, celui qui l’a élevé. Il est riche, très riche, il faut lui écrire ; tu trouveras l’adresse ici… dans ce tiroir… » Elle voulut lui faire respirer de l’éther, mais il la repoussa brusquement, et, les yeux fixes, il criait :

« Non ! non ! écris, écris… »

Toute tremblante, elle chercha l’encre, le papier.

« Dis-lui… que je meurs,… que je suis dupe d’un escroc, Ignace,… il le connaît bien, et que c’est moi… son camarade d’exil, qui l’implore. S’il ne m’aide pas,… c’est la ruine,… le séquestre… Va, va,… écris. »

Elle s’était assise à la table, mais les lettres dansaient devant ses yeux, et elle fut obligée d’éloigner son papier pour ne pas l’inonder de ses larmes.

« Là,… as-tu bien tout dit ?… Adresse à lui… ou à son fils Thadée,… car il pourrait être absent… Et maintenant fais seller un cheval… et que Stefanek aille au galop à la poste. »

Sa tête était retombée sur l’oreiller, mais ses traits si contractés tout à l’heure se colorèrent peu à peu, et il finit par s’assoupir.


vii



V oytek s’était offert à partager avec Marylka les soins à donner au malade, et, sans chercher à analyser les sentiments qui s’éveillaient en lui, il se laissait aller à la douceur de cette intimité nouvelle. Avait-il jamais soupçonné, lui, l’orphelin abandonné, sevré des caresses maternelles, étranger toujours, même au foyer qui l’avait accueilli, la douceur enveloppante que peut mettre dans la vie d’un homme une présence féminine ? Et maintenant toute sa terreur était de voir s’évanouir ce rêve et de retomber brutalement dans sa vie solitaire.

Un scrupule lui venait bien, par instants, de trouver tant de douceur dans ce qui pour elle était une si grande détresse. Mais il se consolait en songeant que lui seul, de toute la maison, était capable de ramener un pâle sourire dans ces grands yeux qui versaient tant de larmes.

C’était surtout le soir, quand Mme Nathalie s’était retirée, qu’il jouissait de son nouveau bonheur. Doucement, de sa voix câline, Marylka l’appelait, le faisait asseoir près du lit du malade, rapprochant sa chaise :

« Ne sommes-nous pas bien ainsi, à nous trois ? » murmurait-elle.

Et elle se mettait ensuite à débiter toutes sortes d’histoires qu’elle savait devoir amuser M. Ladislas :

« Si vous saviez, papa ! j’arrive de la laiterie, où j’ai trouvé Petro qui faisait du beurre, et, tout en le battant, il puisait avec ses doigts de petites mottes dans la baratte et les mangeait. Quand je lui ai dit que c’était indigne et qu’il était un vilain gourmand, savez-vous ce qu’il m’a répondu en riant, avec sa grande bouche fendue jusqu’aux oreilles ? « Je vous demande bien pardon, Votre Honneur, mais c’est que c’est aujourd’hui ma fête !… c’est saint Pierre et saint Paul !… » Et alors, vous comprenez, papa…, c’est comme cela qu’il se la souhaitait !

— Ah ! le gredin ! » disait M. Ladislas. Mais au fond il était enchanté de l’esprit de ses paysans.

Ce fut un soir, tandis qu’ils étaient réunis tous les trois, qu’arriva comme une bombe le télégramme répondant à la demande de prêt faite par Marylka à l’ancien camarade d’exil de son père. Seulement la réponse ne venait pas du vieux Radowski, mais de son fils l’officier, et était adressée personnellement à la jeune fille. Il y était dit qu’en l’absence de son père, Thadée Radowski témoignait à Mlle Bielska la joie qu’il avait de pouvoir être utile à la fille d’un ancien exilé, et arriverait le lendemain avec les fonds demandés.

Pourquoi le nom de son cousin le viveur, l’élégant officier de dragons, tombant inopinément dans ce milieu paisible, avait-il bouleversé si étrangement Voytek ? Que lui avait donc fait ce jeune homme, son parent, le fils de son bienfaiteur ? Et d’où venait qu’une angoisse irraisonnée le prenait à la gorge, que ses yeux voyaient trouble, que ses oreilles bourdonnaient confusément ? Serait-il envieux… ou jaloux, grand Dieu !…

« Mais tu le connais bien, n’est-ce pas, ce Thadée ? » avait demandé M. Ladislas.

S’il le connaissait !… N’avaient-ils pas été élevés ensemble ? Et il revoyait le jeune fou, le charmant écervelé qui avait été son compagnon d’enfance et dont il avait eu si souvent à subir les tyranniques caprices !… Un être beau, intelligent, plein d’instincts généreux, mais si gâté, si perverti par l’adulation passionnée d’une mère, la vanité paternelle et les basses flatteries du monde !… Puis la vie les avait séparés. Voytek, obligé de lutter pour l’existence, s’était mis à apprendre l’agriculture, tandis que son cousin, dédaignant la vie de gentilhomme campagnard, épris au contraire de passion pour la carrière militaire, était entré, en dépit des supplications de ses parents, à l’École des cadets de Pétersbourg. Obligé de céder, son père avait alors stipulé comme condition qu’il serait à sa sortie attaché comme aide de camp à un vieux général polonais.

Mais ce qui froissait surtout Voytek dans le procédé de son cousin, c’était son affectation à ne s’adresser qu’à Marylka, comme s’il ignorait l’existence de M. Ladislas. Il y avait là un manque de tact inouï, et il fallait toute la faiblesse d’un malade aveuglé encore par les soucis d’argent pour n’en être pas choqué.

Mme Natalka était venue ajouter sa note fastidieuse à la joie générale.

« Il est très chic, n’est-ce pas, votre cousin ? disait-elle en s’adressant à Voytek.

— Si c’est élégant que vous entendez par ce mot, madame, en effet, mon cousin l’est particulièrement.

— Oh ! j’ai beaucoup entendu parler de lui, il faisait la pluie et le beau temps quand il était en garnison à Kieff. »

On élabora ensuite un plan de réception, et M. Ladislas, le visage transfiguré par le bonheur, parlait de se lever, d’inviter des voisins. Se sentant inutile, Voytek s’était écarté discrètement. Il se disposait à sortir, quand Marylka l’arrêta, en lui mettant doucement la main sur le bras.

Tout entière à la joie de son père, elle n’avait pas observé le jeune homme dès l’abord, mais à présent un secret instinct la faisait se rapprocher de lui.

« Vous êtes content, n’est-ce pas, de revoir votre parent ? dit-elle.

— Oui,… très content…

— Il est bien bon pour mon père…

— Oh ! permettez, dit-il avec une certaine vivacité, pour vous, mademoiselle Marie,… ne confondons pas !… »

Elle crut saisir une nuance d’aigreur dans sa voix, mais non,… elle s’était trompée sans doute, et docilement elle répéta :

« Oui,… pour moi,… mais c’est tout comme, il me semble ! »


viii



Q uels chevaux Alexandrowicz a-t-il envoyés à la gare ?

— Les bai brun.

— Avec le cabriolet ?

— Non, l’américaine.

— Très bien. Et Moïse, a-t-il apporté les bouteilles de crimée blanc ?

— Oui, Votre Honneur : elles sont rangées dans la crédence. »

Les serviteurs n’étaient pas moins préoccupés que les maîtres de la réception prochaine. Ils avaient reçu l’ordre de revêtir leurs plus beaux habits. Stefanek, avec sa longue chemise blanche de Cosaque, serrée à la taille par une molle écharpe de soie bleu azur, ses grandes bottes jaunes et son haut bonnet d’astracan, avait vraiment l’air martial, tandis que, posté les bras croisés à l’entrée du perron, il guettait sur la grand’route l’arrivée de cet hôte tant souhaité.

Enfin un nuage de poussière sur l’avenue, un bruit de roues avec des claquements de fouet, en même temps que, sur la terrasse, un froufrou de rubans et d’étoffes légères, un chuchotement de voix féminines, et tout aussitôt, au milieu d’une salve d’acclamations, un beau garçon mince, en élégante tenue de voyage, le monocle sur l’œil, sa moustache blonde retroussée au fer, comme l’exigeait la mode nouvelle, sauta légèrement de l’américaine.

M. Ladislas, encore bien pâle, souriant pourtant, avait voulu être le premier à souhaiter la bienvenue à son hôte, et il le serrait dans ses bras avec des exclamations attendries.

« Tu me sauves, tu me sauves, mon brave enfant, murmurait-il à voix basse.

— Je vous en prie, cher monsieur Ladislas, ne parlons pas de cela », disait Thadée, dont le visage rayonnait.

Et comme le jeune homme, après s’être galamment incliné devant toutes les femmes, demandait avec inquiétude s’il n’aurait pas le plaisir de saluer Mlle Marylka, la petite Madia, qui se trouvait à ses côtés, lui jeta vivement :

« Elle n’est pas ici, ma sœur, mais tenez,… la voilà !… la voilà qui entre !… Oh miss ! voyez donc, elle n’a même pas changé de robe, et regardez ses cheveux ! »

Marylka arrivait en effet, vêtue d’une simple robe de toile bleue dont le col marin, liséré de blanc, découvrait légèrement son cou délicat. Et elle avait dû courir, car son teint était animé ; un éclair brillait dans ses prunelles, pareilles à deux étoiles bleues ; et l’on devinait que le vent avait dû s’engouffrer dans les ondes rebelles de cette chevelure aux reflets dorés.

« Je suis allée jusqu’au ruisseau, s’écria-t-elle tout animée : il n’y a pas l’ombre d’une voiture sur la route ! » Puis, voyant tout le monde sourire, et apercevant le jeune homme, elle rougit un peu, mais se remit tout de suite, et, avec beaucoup d’aisance, ayant quitté ses gants de jardin, lui tendit la main. Et comme il s’emparait chaleureusement de cette petite main si fine, un peu halée, il sentit, à une imperceptible résistance dans le poignet, qu’il n’était pas autorisé à y poser les lèvres.

« Vous avez compté sans mon impatience, murmura-t-il… J’ai pris un chemin de traverse et je crois même que j’ai failli culbuter un chariot tout rempli de braves israélites. Depuis si longtemps déjà je mourais du désir de vous connaître… Vos tantes d’abord, à Lublin, me parlaient de vous comme d’une petite merveille… Je suis un peu leur voisin, vous savez, la propriété de mon père est dans les environs. Et puis, quand votre lettre est arrivée,… — quand j’ai vu votre écriture, oh ! je n’ai pu y tenir !… C’est que vous ne savez pas ce qu’elle m’a dit, cette écriture si élégante,… si suggestive ?… J’y lisais à la fois toutes les angoisses de votre âme, j’y devinais votre cœur, votre esprit,… votre rayonnante beauté !… »

Il lui parlait à demi-voix, appuyé sur le balcon, en l’enveloppant de la caresse magnétique de son regard. « Et cependant, ajouta-t-il, la réalité dépasse encore le rêve. »

Elle fronça légèrement le sourcil, gênée par ces hommages brûlants auxquels elle n’était point habituée.

« C’est moi, dit-elle, qui ne pourrai jamais vous être assez reconnaissante pour ce que vous faites…

— Eh ! ne parlons pas de cette bagatelle, je vous prie. »

Mais il fut interrompu par la voix de M. Ladislas :

« Sais-tu, mon cher ami, que nous avons ici ton cousin Voytek, un charmant garçon ? »

Thadée, qui ne pouvait détacher ses yeux de Marylka, tourna la tête d’un air distrait :

« Mon cousin ! dit-il évasivement… Vraiment, il est ici ?… C’est le protégé de mon père, vous savez… Ainsi il pioche toujours l’agriculture !… Mais… je serai très heureux de le revoir,… très heureux. »

Voytek se rapprocha alors, et les deux cousins s’embrassèrent avec une cordialité apparente.

« Monsieur le comte désire-t-il que je le mène à son appartement avant de se mettre à table ? » avait obséquieusement demandé Stefanek, qui jugeait qu’un personnage aussi distingué devait pour le moins porter un titre.

Ce fut un signe de débandade, et tandis que les dames, réfugiées dans la chambre de Nathalie, se poudraient ou se parfumaient tout en consultant coquettement le miroir, elles exaltaient à l’envi les mérites du nouveau venu.

« Il est charmant ! minaudait la jeune femme.

Châmant ! répétait la miss.

— Et que dites-vous de cette façon de porter la cravate ?

— Avez-vous remarqué ses doubles boutons de manchettes ? disait une autre.

— Et la forme de ses habits, est-elle assez parisienne !

— Il n’y a que Poole, de Saville Street, capable d’une coupe pareille ! » dit sentencieusement l’Anglaise.

À table, ce fut un nouveau triomphe ; mais ce qui imposait le plus aux femmes, c’était ce petit air revenu de tout qu’il affectait en parlant art, musique, lettres. Il paraissait tout connaître, avoir tout lu, tout vu… et voyagé partout. Et chaque fois que l’une ou l’autre d’entre elles risquait un nom d’auteur connu ou le titre d’un roman français, il affectait aussitôt une mine dédaigneuse :

« Oh ! fini tout cela !… fini,… ne compte plus !… Vous datez, mesdames ; d’où arrivez-vous donc ? » Et elles rougissaient, toutes troublées de leur ignorance.

En peinture également, quand elles avaient parlé des derniers salons ou des œuvres célébrées par les journaux illustrés, il leur avait jeté un regard de douce commisération. Fi ! tout cela n’existait pas ! Puis, amusé de l’ahurissement qu’il produisait, il avait cité flegmatiquement une longue liste de noms autrement fameux et dont personne n’avait jamais entendu parler.

« Monsieur est sans doute æsthetic ? avait demandé l’Anglaise d’un petit air entendu.

— Hum ! miss !… bien démodés aussi les esthètes !… Pourtant je vous accorde Burne Jones ! Oh ! la morbidness de ses femmes aux chairs maladives !… et leurs yeux immenses exaspérés dans une agonie !… »

Il dit cela comme une leçon apprise par cœur, et sans qu’un muscle de son visage bougeât.

Un vieux gentilhomme à la face rubiconde, aux moustaches blanches floconneuses qui lui barraient le visage, se pencha à l’oreille de son voisin :

« Mon cher abbé, versez-moi un verre de tokai : je ne sais pas si je tombe en enfance, mais je ne me sens plus au niveau de la jeunesse d’aujourd’hui. Avez-vous compris un seul mot de tout le fatras que nous a débité ce jeune godelureau ?…

— Oh ! moi, dit timidement le prêtre, il faut m’excuser, honoré monsieur, mais je ne parle rien français !

— Oui, j’oubliais !… Encore une de leurs manies !… Sous le prétexte de bon genre ils ne peuvent plus parler leur langue !… »

Voytek écoutait avec une impatience mal déguisée les divagations de son cousin. Mais ce qui l’étonnait, c’est que Marylka pût trouver du plaisir à écouter un jargon pareil ; et il examinait son joli profil tourné curieusement vers le causeur, suivait les éclairs si vifs de ses prunelles, ou notait au passage le fin retroussis de ses lèvres à chacun de ses sourires.

M. Ladislas n’avait fait au dîner qu’une courte apparition. Assis maintenant sur la terrasse, il assistait avec une véritable joie d’enfant aux ébats sur la pelouse de toute cette jeunesse, qu’une musique rustique composée de deux violons et d’une cornemuse faisait danser en ce moment.

Et c’était surtout la vue de sa fille chérie tournoyant aux bras de Thadée, et tout entière à la joie de danser, qui réjouissait son cœur.

En effet, Marylka semblait renaître à la vie ; une sorte de réaction se faisait en elle, et doucement elle se laissait aller à l’innocente griserie de vivre, d’espérer, et de se sentir belle et admirée. Mon Dieu ! est-ce un bien grand crime, quand on a dix-sept ans, que l’on vient de tant souffrir, et que, par un coup de magie, tortures, angoisses, inquiétudes, se sont évanouies ?

« C’est à vous que nous devons tous ces miracles », disaient ses yeux humides à son danseur, tandis qu’il l’entraînait fougueusement sur l’herbe de la pelouse dans une sorte de valse à rebours nommée oberek et que les musiciens rythmaient avec une verve endiablée. Lentement ils s’étaient mis à tourner sur place, lui la tenant enlacée par un bras seulement, et ployant si bas, à chaque tour de valse, que son genou effleurait presque le sol, en même temps que la pointe de sa botte vernie décrivait un demi-cercle sur le gazon.

Elle, souple comme un roseau, le corps légèrement rejeté en arrière, laissant flotter au gré du vent ses longues tresses enrubannées, les yeux fixes, la bouche souriante, un peu entr’ouverte comme ces anémones roses qu’on voit éclore au printemps sur le bord humide des prairies.

Autour d’eux les danseurs épuisés avaient fait cercle.

À la fin, Thadée fit faire à la jeune fille trois ou quatre tours sans toucher le gazon, puis, l’ayant remise sur ses pieds, il posa un genou en terre et lui baisa la main.

Quand Marylka, encore tout enivrée par la danse, regarda autour d’elle, la première personne qui la frappa fut Voytek, debout, arrêté, qui la regardait, lui aussi ; mais pourquoi son visage n’était-il pas souriant comme celui de tous ceux réunis là autour d’elle ?

Elle courut à lui.

« Je voudrais danser avec vous, lui dit-elle de sa douce voix câline de petite sœur : pourquoi ne m’invitez-vous pas ? Allons, venez : nous danserons cette mazoure ensemble ! » Et, l’ayant pris par la main, elle cherchait à l’entraîner sur la pelouse.

« Je ne danse pas », murmura-t-il.

Cependant un combat se livrait en lui, et il sentait sa volonté faiblir. Thadée s’était rapproché.

« Tiens ! l’homme sérieux se déride à la fin !… Vas-y !… vas-y, cher, je suis curieux de voir tes progrès… Autrefois… tu ne mordais guère à cet art ! »

Un voile passa sur le front de Voytek ; il crut sentir une pointe de sarcasme dans la réflexion de Thadée, et toute son envie de suivre la jeune fille s’évanouit comme s’il eût reçu une douche glacée.

« Non, vraiment, je ne danse pas, mademoiselle Marie », dit-il avec fermeté cette fois.

Elle le regarda un instant.

« Vous me faites beaucoup de peine, » murmura-t-elle en s’éloignant à regret. Mais déjà Thadée l’entraînait.

Voytek les suivit des yeux alors, emportés tous les deux par la fièvre de la danse, et tandis que, glissant et tournoyant avec une rapidité vertigineuse, leurs deux têtes se rapprochaient, se confondaient presque, on entendait des voix murmurer parmi les groupes de curieux :

« Sont-ils bien assortis !… Oh ! le joli couple ! Il a l’air de la trouver bien à son goût, le Varsovien !…

— C’est absurde, se disait Voytek,… il va la compromettre !… » Et l’idée que le nom de cette petite Marylka, si chaste, si pure, passait de bouche en bouche accolé à celui de cet élégant étourdi lui donnait la fièvre. Il se sentait devenir mauvais, et il en voulait à ce père si facilement ébloui, à cette mère insouciante et légère dont il entendait là-bas les petits cris énervants tandis qu’elle tournait aux bras de l’Arménien. Puis il cherchait à sonder les intentions de son cousin. Avait-il réellement obéi à un élan de générosité en faisant ce voyage ? ou bien n’était-ce pas plutôt par curiosité, désœuvrement ? Qui sait ! il était peut-être ennuyé le jour où la lettre de cette enfant affolée était arrivée, et tout de suite son imagination romanesque avait échafaudé un plan… Sans doute il avait été séduit par l’idée d’apparaître aux yeux de cette jeune fille inconnue pareil à un sauveur !… de provoquer sa joie, sa reconnaissance… Une tristesse indéfinissable emplissait le cœur de Voytek, avec le besoin de fuir cette foule dont la gaîté lui faisait mal.

Peu à peu le soleil descendait, teintant de mélancolie la campagne silencieuse. Maintenant les musiciens s’étaient tus et lentement les danseurs regagnaient le logis, dont les fenêtres s’éclairaient une à une.

Dans le chemin parallèle à celui que suivait Voytek, un couple s’attardait chuchotant :

« Si vous saviez, murmurait Thadée à Marylka, combien je brûlais de vous connaître ! Vous aviez absolument mis mon esprit à la torture ! Je ne songeais plus qu’à vous, j’essayais de me figurer les traits de votre visage, leur expression, et puis je me demandais comment aurait lieu notre première entrevue. Oh ! ce matin !… votre apparition radieuse,… inoubliable, dans la véranda ! »

Elle, troublée par l’ardeur exubérante de ces compliments, écoutait sans répondre, heureuse que l’approche du crépuscule voilât un peu le rouge qui empourprait ses joues.

« Et vous, continua le jeune homme en se penchant vers elle, aviez-vous songé également à notre première rencontre ?… Quelle idée vous faisiez-vous… de moi ?… »

Elle eut un petit mouvement de recul, se redressa de toute sa hauteur.

« Mais aucune,… aucune,… je vous assure… », dit-elle avec véhémence.

Il craignit de l’avoir offensée, et, pour détourner la conversation :

« Mais ne viendrez-vous jamais à Lublin ?… Si vous saviez comme vos tantes parlent toujours de vous avec enthousiasme ! Elles ne peuvent oublier le séjour de près d’une année que vous avez fait chez elles, lorsque vous n’aviez que six ou sept ans ! »

Marylka se souvenait, elle aussi, de cette grande ville, pleine de juifs et d’officiers russes, et de l’angoisse qu’elle éprouvait toujours à la vue de ces hautes maisons qui l’étouffaient, l’écrasaient, lui faisaient l’effet de grimper les unes sur les autres, comme dans un cauchemar.

« Jamais je ne pourrai me décider à quitter mes steppes, dit-elle,… je ne respire bien que dans la plaine.

— Mais vos tantes vous adorent !

— Vraiment ! tant que ça ? dit-elle d’un petit air incrédule : je ne m’en doutais pas !

— Écoutez-moi. Je pars demain, mais promettez que vous viendrez cet hiver à Lublin, pour la saison des bals : j’aurai un congé alors. Nous vous ferons une ovation, vous verrez ! Et puis, laissez-moi vous demander une chose : c’est de m’accorder, le jour de votre entrée dans le monde, la première mazoure et le cotillon !

— Oh ! quant à cela, volontiers, dit-elle gaiement ; je serai sûre, au moins, de ne pas faire tapisserie !

— Alors, c’est promis, dit-il en lui serrant le bras tendrement. Si vous saviez la joie que vous me donnez ! »

Mais déjà elle s’était arrachée à son étreinte et escaladait seule les marches du perron.


ix



A près quelques jours de villégiature, Thadée, en dépit des protestations de M. Ladislas, de Nathalie et de toute la maison, secouée, rajeunie par cette présence si vivante, annonça qu’il devait aller rejoindre son régiment ; mais on ne se quitta point sans de chaleureuses promesses de se revoir.

« Es-tu heureux de vivre sous le même toit que cette adorable Marylka ! disait l’officier à Voytek, tandis qu’ils arpentaient tous les deux le quai de la petite station en attendant le train. Quelle grâce ! quel charme ! Et ses mains, mon cher ! ses mains ! des bijoux à enfermer dans un écrin, des mains qui ne devraient manier que du velours et de la soie ! Et dire qu’une créature pareille est condamnée à végéter au fond d’une steppe parmi des rustres de paysans et s’astreint bénévolement à de viles besognes de ménagère !…

— Eh ! mon cher ! il n’existe pas au monde de besogne avilissante pour une femme de cœur, dit Voytek avec impatience.

— Ta ta ta ! paradoxes que tout cela ! La femme est faite pour être servie à deux genoux !… adorée ! adulée !… Je comprends qu’on fasse des folies pour elle !… qu’on se ruine comme ce charmant arrière-grand-oncle que j’ai eu, qui, pour satisfaire le caprice d’une maîtresse chérie, faisait entasser des flots de sucre en poudre dans son avenue, et lui donnait en pleine canicule l’illusion d’une promenade en traîneau ! »

Le train allait se mettre en marche.

« Mais tu n’ajoutes pas, dit avec un peu d’ironie Voytek, tout ce qu’il a fait souffrir ensuite à cette femme, traitée d’abord en divinité, et quittée sans pitié ensuite ! »

Un coup de sifflet déchira l’air.

« Bah ! s’écria Thadée en s’élançant dans le coupé avec un geste insouciant, sois sûr qu’un autre l’aura consolée, et adorée,… adulée !… »

En rentrant à Konopka, Voytek aperçut Marylka sur la terrasse, et il lui sembla qu’elle avait les yeux rouges.

C’est plus tard, dans la soirée, qu’il apprit que M. Ladislas, soutenu durant ces derniers jours par ses nerfs seulement, était retombé malade.

Était-ce la santé de son père ou bien le départ du bel officier qui était cause du chagrin de la jeune fille ?

Et il resta le cœur angoissé, sous cette impression d’incertitude, sans chercher à l’éclaircir. À quoi bon ! et qu’y avait-il de commun entre cette enfant, belle, admirée, destinée sans doute à une vie luxueuse et mondaine, et un pauvre travailleur comme lui, orphelin, obligé de lutter durement pour gagner sa vie ? Alors, un immense et impérieux désir lui vint de fuir ce milieu, d’arracher le fer de la plaie avant de voir sombrer tout en lui : orgueil, volonté, énergie.

Quelques jours plus tard, dans un de ces naïfs moments d’expansion auxquels était sujet le malade, M. Ladislas lui confiait les rêves de fortune qu’il faisait pour sa fille chérie. « Cela t’étonne de m’entendre parler comme cela, disait-il, moi qui ai affiché toute ma vie un si grand mépris des choses matérielles ; mais je sais maintenant que l’argent est le grand moteur universel… le magicien qui donne bonheur, esprit, considération,… amour même ! Oh ! je souhaite bien, va, que tu n’apprennes pas à tes dépens combien j’ai raison ! »

Bah ! il était inutile d’insister, et la leçon était toute sue, tout apprise : Voytek en profiterait certainement…

Mais, sans voir le pli amer qu’esquissaient les lèvres du jeune homme, il poursuivait son idée fixe :

« Pour Marylka… pas de luttes, une vie large,… heureuse… » Il souriait maintenant, à une pensée vague,… non formulée, mais que le jeune homme croyait deviner.

Les yeux du malade s’étaient clos ; cependant ses lèvres murmuraient encore. Tout près, sur un guéridon placé à côté du lit, gisaient les feuilles éparpillées des mémoires aux en-têtes inachevés… et Voytek songeait mélancoliquement que ces pages ébauchées et arrêtées comme en leur essor étaient bien le symbole de la vie de cet insurgé, de ce rêveur, aux aspirations héroïques, sublimes même, et qu’une inexorable fatalité avait toujours fait avorter…

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Novembre ! Il gèle à vingt-cinq degrés Réaumur. C’est un froid noir. Sur la steppe infinie, blanche comme un linceul, s’étend un ciel d’un bleu métallique criblé d’étoiles cristallines. Çà et là, un cri d’oiseau de nuit déchire la nue et le vent siffle, le vent se déchaîne, ce vent terrifiant qui vient de Sibérie et dont les gémissements ressemblent aux hurlements des loups.

Oh ! la nuit longue, interminable ! Quand donc viendra le matin ? Le soleil apparaît enfin, blafard, noyé de vapeurs.

Aux abords des granges, des troupes d’oiseaux transis se sont réfugiés pendant la nuit, et tandis qu’ils battent des ailes avec des piaillements plaintifs, des centaines d’autres, moins heureux, gisent inertes, les pattes raidies, petites taches noires sur le sol blanc.

Et le monde s’éveille. Un chien aboie, des coqs se répondent.

Soudain la clochette d’un traîneau a résonné.

Qui donc peut sortir du domaine à cette heure ? C’est le prêtre. Il a relevé son haut collet de renard jusque par-dessus son bonnet d’astracan. Le cocher fouette son petit cheval : Hey ! vio ! et, rapide comme l’éclair, le traîneau noir passe lugubre dans le sillon éblouissant, se dirigeant vers le presbytère.

Et maintenant voici les cloches des morts qui sonnent, doucement d’abord, en un appel triste à cette âme là-bas qui vient à peine de quitter son enveloppe et s’attarde encore aux lieux où elle a souffert, auprès des êtres qu’elle a aimés. La voix de la cloche grandit, devient impérative ; elle raconte les douceurs de l’au-delà et le néant des choses de ce monde. Elle parle de sacrifice et d’amour pur, de récompense suprême, de réunion infinie ! Une à une vont s’égrenant au souffle du vent glacial les paroles mystérieuses que seules comprennent les âmes simples.

Dans le grand hall de la maison seigneuriale, sur un lit verdoyant de branches de sapin, le maître, revêtu d’une simarre de velours aux manches de soie cramoisie, ceint d’une écharpe tissée d’or, repose dans une auréole de lumières. Il paraît dormir.

Tantôt, entouré de sa famille, il a fait la confession de sa vie, dit adieu à ses fidèles serviteurs, béni ceux qu’il a aimés.

Il repose maintenant là où les déceptions humaines ne pourront plus l’atteindre.

Et, quand le char funèbre arrive pour l’emporter, une protestation s’élève parmi tous ces braves cœurs.

« Non ! non ! nous ne laisserons pas partir notre maître dans le char commun. » Et tous, à tour de rôle, ils le portent sur leurs épaules, tête découverte, par ce froid terrible, pendant deux longues verstes, jusqu’au champ de repos.

Derrière eux, blanche comme un cierge, une enfant marche soutenue par un prêtre.


x



L e train filait dans le crépuscule à travers les plaines immenses de Podolie. De temps en temps, la locomotive haletante poussait un cri déchirant qui allait troubler au fond de leurs nids les oiseaux endormis de la steppe. Blottie dans un coin du coupé, son mouchoir sur ses yeux, un bouquet flétri pressé convulsivement contre sa poitrine, Marylka se tenait immobile. Autour d’elle, de nombreux voyageurs faisaient les cent pas d’un bout à l’autre du couloir. C’étaient, pour la plupart, des officiers russes qui se rendaient aux grandes manœuvres. On entendait traîner leurs sabres sur le plancher, ou résonner leurs bruyants éclats de rire, tandis que, de tous les coins des compartiments, disposés en rangs de cabines, s’échappaient de minces spirales de fumée dont le parfum pénétrant se mêlait à une forte odeur de cuir de Russie.

Le conducteur entra, plaça une bougie dans la lanterne. Cette clarté inattendue surprit la jeune fille : elle se frotta les yeux, écarta les mèches folles qui s’échappaient de son petit béret aux ailes de corbeau ; mais, devant les regards à la fois indiscrets et admiratifs de ses compagnons, elle détourna la tête, et, collant son front à la vitre, leur déroba encore une fois sa fine figure pâlie par les larmes, éclairée de deux larges prunelles qui semblaient interroger le vide avec angoisse.

Maintenant les voyageurs s’arrangeaient pour passer la nuit le plus commodément possible. Quelques-uns abaissaient l’espèce de hamac de drap qui forme une sorte de dais allongé au-dessus de chaque banquette, et s’y plaçaient péniblement, se balançant dans le vide au-dessus de leurs voisins. D’autres s’enveloppaient d’un énorme pardessus qui leur descendait jusqu’aux pieds, se coiffaient de petites calottes de soie, tandis que de moins délicats remplaçaient sans façon leurs hautes bottes par une paire de pantoufles. Lasse d’attendre en vain le sommeil, Marylka était allée s’accouder à une fenêtre ouverte du couloir et regardait au dehors. La nuit était tout à fait venue, nuit infinie dans cette plaine sans fin, tout imprégnée d’enivrantes senteurs de fleurs et de foin coupé.

Le ciel, d’un bleu indigo, éclatait d’étoiles, et par instants des lueurs phosphorescentes faisaient apparaître tout un coin fugitif de campagne.

Rebelle à la voix de la femme de chambre qui voulait la forcer à se reposer, grisée par l’exquise sensation de se sentir emportée avec cette rapidité vertigineuse, Marylka, demi-somnolente, la tête appuyée sur son bras, prétendit passer de la sorte la nuit tout entière.

Mais aux premières pâleurs du matin, quand les étoiles s’effacèrent une à une et qu’elle vit monter lentement, du côté de l’Orient, un grand soleil flamboyant qui semblait émerger de la mer, tant était illimité l’espace de terre étendu à ses pieds, elle eut un douloureux serrement de cœur. Oh ! le premier lever de soleil, loin de la maison paternelle ! Et elle revit le logis blanc, tout enguirlandé de verdure ; le gai verger, dont les pruniers craquaient sous le poids des fruits bleus ; et la forêt,… sa forêt à elle, avec ses allées plantées de myrtilles qui s’enfonçaient si mystérieuses, sous la futaie, tandis que les papillons jaunes dansaient autour des millepertuis dorés.

Que faisait-on là-bas, maintenant ? Sa mère s’éveillait-elle avec l’angoisse au cœur de la savoir partie, de trouver tout à l’heure sa petite chambre déserte, sa place vide à table ?… Qui sait ? Des larmes lui obscurcissaient les yeux, et, pour la centième fois, le souvenir de l’événement qui avait provoqué son départ lui revint poignant à l’esprit. Elle vit cette matinée radieuse de juillet où sa mère, de sa voix calme, un peu traînante, leur avait annoncé, à sa sœur et à elle, son mariage prochain.

Et elle avait blêmi, étouffé une exclamation :

« Se remarier, bon Dieu ! mais avec qui ? »

Et puis, quand elle avait su !… Oh non, ce n’était pas possible. Maman ne ferait jamais cela ! et la mémoire de notre père… et la dignité…

Mais devant l’expression froide de sa mère et cette phrase si sèche : « Vous oubliez que votre père nous a laissées sur la paille ! » les paroles de révolte avaient expiré sur ses lèvres ; blanche alors comme un linge dans sa petite robe sombre, et le cœur tout gonflé du souvenir de l’absent chéri, elle avait courbé la tête, laissant couler jusqu’à terre ses larmes.

Ce silence de l’enfant, toujours si fougueuse, avait-il attendri la futile jeune femme ? Elle s’était comme réveillée, et, d’un élan spontané, attirant sur sa poitrine ses deux filles, elle leur avait confessé l’état précaire de leurs affaires, son horreur de la pauvreté, son incapacité de gérer seule la propriété, et l’offre inappréciable que lui avait faite M. Alexandrowicz de prendre, en l’épousant, tous ces soucis à sa charge. De cette façon, disait-elle, on garderait ses habitudes, son rang dans le pays… Certes ce mariage était un douloureux sacrifice pour elle,… mais elle le devait à ses enfants, et cela ne valait-il pas mieux, du reste, que de solliciter l’appui de parents toujours récalcitrants en pareil cas ?

Et, les yeux mouillés, cette fois de vraies larmes, se faisant petite, soumise presque :

« Voyons, Marylka, toi, l’aînée, la plus raisonnable, parle,… décide, je n’ai pas dit oui encore… » Alors la pauvre enfant, toute remuée devant la faiblesse maternelle, avait balbutié d’une voix étranglée :

« Oh !… que maman se remarie alors, que maman se remarie ! » Et tandis que Madia, joyeuse, au contraire, souriait et embrassait sa mère, elle s’était retirée sans ajouter un mot et était allée cacher sa douleur dans la chambre de celui qui était oublié.

Puis, comme dans un cauchemar, elle revoyait les apprêts de noce, le mariage en l’église lointaine et le retour des nouveaux époux, au milieu des acclamations des paysans, les mêmes qui pleuraient si sincèrement l’autre jour ! Et enfin la scène épouvantable, alors que, rentrée au logis, sa mère avait exigé qu’elle baisât la main de son beau-père.

« Oh ! tout, tout plutôt que cette humiliation ! » s’était-elle écriée dans un long sanglot, en s’échappant, pareille à une bête blessée, tandis que sa clameur de détresse allait, en se répercutant dans toutes les pièces de la maison, troubler l’allégresse générale.

Aujourd’hui, exilée volontaire, blâmée, honnie par les siens, elle courait vers une destinée inconnue et allait à Lublin se réfugier chez les sœurs de son père, dont elle avait, dans un moment d’affolement, sollicité la protection.

Des coups de sifflet répétés annoncèrent qu’on se rapprochait de la ville.

Lublin !… c’était non loin de là qu’habitait Thadée, dont l’élan généreux avait tant adouci les derniers moments de son père. Et Voytek, ne le reverrait-elle pas aussi ? Il avait quitté si précipitamment le domaine, sans plus jamais donner de ses nouvelles ! Puis elle songea à ses tantes, chez lesquelles il lui faudrait vivre, et elle se reporta à l’époque d’une visite faite chez elles… alors qu’elle était encore tout enfant : elle revoyait la silhouette étrange des deux vieilles demoiselles, la bonne figure de Kanounia, leur femme de chambre, dévouée comme un chien fidèle, et puis, et surtout, une enfant singulière, une petite israélite, la fille même du propriétaire, qui passait tout son temps sous la porte cochère, berçant entre ses bras un chat entortillé comme une poupée. Et elle se rappelait le désir fou qui la prenait d’aller parler à cette petite. Mais rien que cette idée eût fait bondir ses tantes. Un jour, cependant, trompant leur surveillance, elle avait interpellé, par la croisée du rez-de-chaussée, la petite juive.

« Comment t’appelles-tu ?

— Lia.

— Et où est ta maman ?

— Morte.

— Et ton papa ?

— Il a une nouvelle femme.

— Tu l’aimes bien ?

— Il faut l’aimer.

— Elle est bonne ?

— Elle bat.

— Et ton père, bat-il aussi ?

— Oh non ! il est bon, lui !…

— Alors, tu te plains à lui ?…

— Pourquoi ? »

Et le souvenir de cette interrogation, à la fois douloureuse et résignée, lui était toujours resté dans la mémoire.

Quel âge aurait-elle maintenant cette Lia ? Vingt ans peut-être ! Et Marylka songeait à la similitude qui existait désormais entre leurs deux situations ; seulement, elle comprenait la révolte, elle !…

Lublin ! Lublin !

Elle écarquilla les yeux, vit la rivière large, et, dans le lointain, l’entassement des toits bleus et rouges piqués de clochers ; puis, plus près, le tumulte dans la gare, l’encombrement de soldats, de juifs et de paysans bousculés, rudoyés par les employés. Personne n’était venu à sa rencontre, et, silencieuse, le cœur serré, elle monta dans le fiacre que la femme de chambre avait fait avancer.


xi



L a main sur le bouton de la porte, écartant discrètement de l’autre l’étoffe flottante qui servait de portière, Marylka, très mince dans son long vêtement de soie de Chine, s’était arrêtée sur le seuil du salon encombré de visiteurs, et, allongeant le cou, elle cherchait, parmi cette foule de têtes indifférentes, à apercevoir les figures si caractéristiques de ses tantes.

Là, à gauche, dans ce fauteuil, toute pomponnée et empanachée de rubans clairs et de dentelles, fraîche encore et souriante sous ses cheveux légèrement poudrés, c’est la tante Rose. Plus loin, tout près de la fenêtre, très droite dans son corsage baleiné à la mode d’autrefois, l’œil perçant, le nez aquilin, la voix très autoritaire, tante Catherine pérorait, fort écoutée, une cigarette allumée entre les doigts. Et pendant un instant elle considéra ce salon sans air, tout grouillant de monde, où s’agitaient journellement tant d’intérêts puérils. Oh ! la steppe !… le grand soleil ! le vent qui s’engouffre dans les sapins avec des soupirs doux et tristes comme des chansons !…

Tout à coup un cri simultané sortit de deux poitrines :

« Marylka ! »

Et les deux tantes, mues comme par le même ressort, se redressèrent en agitant les bras.

« Mais c’est bien elle !… Comment est-elle arrivée ? On n’a pas entendu la voiture ! Ta lettre vient seulement de nous parvenir.

— Approche donc, qu’on te regarde !…

— A-t-elle grandi !… C’est qu’elle est très jolie, et quels yeux, quels cheveux !…

— Viens donc que je t’embrasse !

— Dire que nous l’avons eue ici toute petite, elle avait six ans peut-être !…

— Vous souvenez-vous, Rose, quand nous l’avons emmenée, un soir, au théâtre, et qu’elle a fait le signe de la croix au moment où la toile se levait !

— Et puis, cet autre jour où elle est accourue au salon pour nous dire que Kanounia était de très mauvaise humeur et que ce serait bien agréable de se quereller avec elle !

— Elle était bien gentille !… Mais elle n’a pas changé ! »

Après les premières effusions, on la présenta aux dames de la société.

« Chère amie, la fille de feu mon frère Ladislas. »

Avec beaucoup d’aisance, la jeune fille faisait un gracieux plongeon, ne baisant la main qu’aux femmes âgées.

« Ah ! charmée ! charmée ; et Mme Ladislas se porte bien ?

— Pardon, chère, c’est Mme Alexandrowicz que vous voulez dire. Vous ne savez donc pas que Nathalie a fait la sott…, enfin qu’elle s’est remariée ?

— Vraiment !… j’ignorais…

— Oui,… on vous contera ça,… c’est tout une histoire.

— Comme cette enfant ressemble à son père !

— Peut-être, mais elle a le menton et la bouche de Nathalie.

— Ah ! par exemple, Nathalie n’a jamais eu des traits d’une finesse pareille. Qu’en pensez-vous, Zizi ? »

Un vieux garçon, maigre, à face terreuse, perché sur une patte comme une longue cigogne et appuyé contre le piano, approuva de la tête :

« J’ai eu l’honneur de danser au bal de la Redoute avec Mme Ladislas, il y a quelques années ; elle était bien jolie alors, mais pas à comparer à mademoiselle », dit-il en s’avançant d’un air précieux vers la jeune fille, et faisant mine de vouloir lui baiser la main.

Elle, gênée par cette avalanche de compliments et ces nombreux regards qui la dévisageaient, recula vivement, avec un peu de hauteur.

« Voyons, ma chère, lui cria tante Catherine, ne faites donc pas la prude !… Zizi est un ami de vingt ans, tout à fait inoffensif, je vous assure !… D’ailleurs c’est un ex-adorateur à moi, n’est-ce pas, Zizi ?

— Eh !… dites plutôt inamovible, Catherine ! »

La vieille demoiselle lui sourit bénévolement.

« Et maintenant, Marylka, ma belle, allez enlever cet éteignoir pour qu’on puisse admirer votre taille. Comment appelez-vous ce machin-là ?

— Un mackintosh, ma tante.

— Belle horreur ! Du reste Nathalie a toujours eu des goûts exotiques. »

Petit à petit la plus grande partie des visiteurs s’était retirée, et, quand Marylka rentra, il ne restait plus que deux ou trois familiers, fidèles piliers de ce salon que Kanounia, la femme de chambre, mettait régulièrement à la porte tous les soirs, à minuit sonnant.

« Alors, demanda tante Rose avec une petite moue impertinente, en faisant asseoir la jeune fille, cette bonne Nathalie a éprouvé le besoin de se remarier ?

— Ah oui ! parlons-en ! dit Catherine, — et du coup, pauvre petite, tu es accourue ici !… je comprends ça. Et tu as bien fait de te souvenir des sœurs de ton père ! Mais qu’est-ce au fond que cet Alexandrowicz ?… un personnage commun, grossier… Votre ancien régisseur, du reste… Était-il vraiment bien nécessaire d’introduire ce monsieur dans notre famille ?…

— Franchement, s’écria Rose, quand on porte notre nom, je ne comprends pas bien qu’on puisse l’échanger contre un autre aussi plébéien !…

— Dès le premier jour, dit Catherine, j’avais jugé Nathalie futile,… personnelle… et dépourvue surtout de… cette dignité… Et quand a-t-elle eu lieu, cette noce ?… y as-tu assisté, toi ? »

Depuis quelques instants Marylka, toute troublée et mal à l’aise, écoutait, le rouge au front, sans oser intervenir. Certes elle s’était maintes fois permis de blâmer sa mère, mais l’entendre critiquer par d’autres, et surtout de ce petit ton railleur et acerbe, était au-dessus de ses forces.

« Nous étions ruinées, dit-elle d’une voix sourde, c’était dur de quitter la maison,… et puis il y avait encore Madia à élever ; maman n’a eu que cette ressource pour empêcher la propriété de passer dans des mains étrangères… M. Alexandrowicz est du reste un homme du monde… très intelligent,… très pratique… »

Les deux sœurs se regardèrent.

« Pratique surtout, dit l’aînée.

— Mon frère avait pourtant reconnu une dot de vingt-cinq mille roubles à sa femme,… n’a-t-on rien pu sauver pour vous ?

— Je n’ai pas entendu parler de cela, dit Marylka sans voir les signes d’intelligence que se faisaient les sieurs. J’ai quitté la maison… parce qu’il m’était impossible, je l’avoue, de voir occupée par un autre… la place de mon père chéri… — des larmes entrecoupaient sa voix, — mais je n’entends pas vous être à charge, mes tantes,… et j’ai bien l’intention de travailler,… de gagner ma vie !… »

Elle fut interrompue par deux cris identiques :

« Quoi ?… comment a-t-elle dit ça ?… travailler !… gagner sa vie !… Ah ! par exemple !… mais elle est folle ! folle à lier !… C’est ton père, sans doute, qui t’a infusé ces belles idées démocratiques, car c’était sa marotte au pauvre garçon ! et on voit comme ça lui a réussi de se jeter dans les affaires !… Travailler ! bon Dieu ! ça ne s’est jamais vu dans notre famille ! et à quoi, je te prie ?… Veux-tu devenir femme de chambre, ménagère ?… relaveuse d’assiettes ?… ou bien doctoresse, peintresse…, avocate, car c’est la mode, dit-on, à présent ?

— Oh ! je sais que je suis très ignorante, mais je connais l’anglais,… je pourrai m’occuper de jeunes enfants.

— En voilà une illusion !… Et d’abord tu es beaucoup trop jolie pour ce métier-là… Ce n’est pas moi qui te confierais mes enfants ! Quelle est la jeune femme qui voudrait l’avoir en tiers dans son ménage ?… Allons, regarde-toi donc au miroir ! »

Puis, se penchant vers un vieux monsieur gras et bouffi qui somnolait assis sur une bergère :

« Vous entendez, Gorski, lui cria-t-elle à l’oreille, car il était très sourd, la fille de feu Ladislas… qui veut travailler ! »

Il parut très amusé, et répéta en se tapant sur les jambes :

« La fille de feu Ladislas,… travailler ?… travailler à quoi ?… travailler à la terre ?…

— Non, comme gouvernantka !…

— Ah ! ah ! ah ! comme gouvernantka !… j’aimerais bien à avoir une gouvernantka pareille, moi !…

— Vous voyez, ma belle, que c’est insensé, ce que vous avez imaginé. Ôtez-vous donc toutes ces billevesées de la tête ; … du reste, vous êtes ici chez les sœurs de votre père, et, par conséquent, chez vous. Il ne s’agit donc pas de gagner sa vie. »

Quelques personnes venaient d’entrer. Marylka fut dépêchée pour demander du thé et des cigarettes…

« Bonjour ! major, ça va bien ?… Ah ! c’est vous, Rutski…, Radowicz… Tiens, mon cousin Boleslas !… Eh bien, il y a du nouveau depuis hier !… elle est arrivée, la petite sauvage ! je vais vous la présenter. Délicieuse, mon cher ! un vrai bonbon ! des yeux, une bouche,… une tournure !… et rien des mines chiffonnées de sa mère ! »

Le gentilhomme qui venait d’entrer avait une figure joviale, le nez proéminent, les yeux petits, les moustaches en pointe. Il était de haute taille, très corpulent et outrageusement parfumé.

« Hum, cousine Kate, dit-il en faisant claquer sa langue, vous faites venir l’eau à la bouche avec vos descriptions !

— Oui, je crois que nous ferons quelque chose de cette petite. Malheureusement elle est imbue d’idées de l’autre monde. Ne vient-elle pas de nous annoncer qu’elle avait l’intention de travailler ! »

Il partit d’un éclat de rire sonore et, apercevant Marylka qui rentrait :

« Ce sont ces mains-là qui prétendent travailler ? demanda-t-il en les portant l’une après l’autre à ses lèvres.

— Si Marylka n’est pas une sotte, dit sentencieusement Catherine, elle sera mariée d’ici l’an prochain. »

Un peu effarée, la jeune fille fronça le sourcil en balbutiant qu’elle détestait les jeunes gens et ne voulait pas se marier.

« Tu… tu… tu !… dit la tante, j’espère que vous n’allez pas imiter Rose avec ses absurdes préventions contre les hommes, ma chère… Elle a manqué de la sorte les plus beaux partis !… Moi, je le dis franchement, j’aime la société des hommes… Si je ne me suis pas mariée, c’est pour des raisons toutes personnelles, et je ne trouve rien de plus insipide qu’une réunion où les femmes dominent ; elles n’ont à vous entretenir que de chiffons et de potins !… »

On avait apporté de petites tables volantes, sur lesquelles une légère collation de poulet froid et de jambon était élégamment servie, au milieu d’une argenterie éblouissante et de serviettes brodées en couleurs.

« Major, votre bras à ma nièce ! »

Le major, un vieux garçon d’une cinquantaine d’années, qui avait servi jadis dans l’armée, était le Benjamin de cette cour de sigisbées. Serré dans son corset, l’air martial, le teint frais, il marquait encore fort bien.

Rose, irritée des paroles de sa sœur, s’était levée tout en grommelant, puis, rabattant de ses mains éternellement gantées l’étoffe soyeuse de ses jupes, elle s’avança toute seule, à pas menus, vers une table, repoussant d’un geste cassant le bras qu’avec une galanterie affectée lui offrait son cousin.

Le gentilhomme prit alors un air consterné et, affectant d’aller s’asseoir à une grande distance d’elle :

« L’intervalle entre mon ennemie et moi est-il assez respectueux ? lui dit-il.

— Eh ! mettez-vous où vous voudrez, vous et vos parfums ! »

Elle ne pouvait lui pardonner un tour qu’il lui avait joué à quelques années de là.

Elle voyageait avec lui et sa sœur en Lithuanie ; à un relais, elle était montée dans sa chambre pour se reposer. Pendant ce temps, M. Boleslas, qui errait désœuvré, n’ayant plus personne à taquiner, avisa tout à coup un détachement de cosaques venus pour se rafraîchir. Une idée diabolique traversa soudain l’esprit du facétieux gentilhomme. Il ordonna au cabaretier de leur verser de l’eau-de-vie à discrétion, et comme ils lui témoignaient leur reconnaissance : « Oh ! ce n’est pas moi qui vous ai régalés, mais une dame qui aime beaucoup les militaires, elle est là-haut… Vous pouvez aller la remercier. » Les braves garçons ne se l’étaient pas fait dire deux fois et bruyamment avaient fait irruption dans la chambre de Rose, puis, les yeux brillants, balançant leur taille athlétique, s’étaient emparés chacun à leur tour des mains de la vieille demoiselle ahurie, et y avaient déposé un baiser à la fois retentissant et mouillé d’alcool. Quand le dernier soldat avait quitté sa chambre, la pauvre Rose était évanouie…

« Alors, dit Boleslas en se tournant vers Catherine, vous voilà comme cela, du jour au lendemain, pourvue d’une fille à marier ?…

— Oui, mon cher ! et on n’épargnera rien pour la caser, je vous assure. Ce sera un point d’honneur, on la promènera, l’exhibera, la produira partout !… La voici, Dieu merci, dans une société de son rang, et il s’agit de faire un mariage honorable,… brillant même  ! J’y veillerai, n’ayez, crainte !… Du reste, j’espère que tous nos amis ici présents me seconderont !… Si, au bout de deux hivers, nous revenions bredouille, dame !… eh bien, alors… le major se dévouerait. »

Rose ne put s’empêcher de hausser les épaules.

« À moins que ce ne soit vous, Rutski », continua Catherine.

Les deux célibataires interpellés se toisèrent avec des airs comiques de rivaux, lançant à Marylka des regards pleins de bouffonne convoitise.

« Mais je suis prêt à m’exécuter sur l’heure ! s’était galamment écrié le major.

— Et elle pourrait plus mal tomber, la petite », dit Zizi, mis au courant de la conversation.

La jeune fille avait légèrement pâli. Depuis quelque temps elle faisait des efforts inouïs pour se contenir ; le persiflage continuel de sa tante, le lourd chagrin dont son cœur était rempli, ajouté à la fatigue du voyage, achevaient de l’exaspérer, et maintenant cette attaque insolite, badinage sans doute, mais que dans son irritation elle prenait au tragique, mettait le comble à la mesure.

Ainsi, elle n’était qu’un jouet, un fantoche, une marchandise qu’on cherche à écouler le plus avantageusement possible !… Son orgueil se révoltait, elle se sentait insultée, avilie par tous ces regards d’hommes qui l’examinaient.

« Et moi », demanda un troisième personnage, assez insignifiant, qui s’était tenu dans l’ombre et dont le visage subitement mis en lumière apparut fat et souriant, « ne me permettez-vous pas aussi de me mettre sur les rangs, mademoiselle Catherine ? »

Cette fois, Marylka sentit que la patience lui échappait enfin ; elle se redressa toute droite, et, promenant sur cette assemblée de vieux un regard de défi :

« Je ne suis pas à vendre, dit-elle d’une voix sourde qu’étouffaient des larmes retenues seulement par la force de sa volonté.

— Bravo » ! dit derrière elle, tout bas, la voix de tante Rose.

Un silence un peu gênant suivit cette sortie. Chacun sentait vaguement que la plaisanterie avait trop duré, et n’était peut-être pas du meilleur goût.

Marylka se rassit sans un mot, tandis que peu à peu les conversations reprenaient leur cours. Hélas ! en serait-elle déjà réduite, le premier jour, à regretter son équipée !… Que c’était donc compliqué la vie… et dur… et cruel !…


xii



L e salon des demoiselles Bielska était fort recherché à Lublin ; on y recevait, de trois heures de l’après-midi à minuit, tout le long de l’année, ce que la société du pays avait de plus distingué. Ce terrain neutre où l’on pouvait aller et venir à toute heure avait une grande attraction. On s’y donnait rendez-vous, on y discutait d’affaires intimes, et c’est là que s’étaient faits ou défaits, sous la haute présidence de Mlle Catherine, la plupart des mariages du pays. Les travers des deux vieilles filles excitaient bien un peu les railleries ; on s’amusait de leur cour de vieux attentifs, cependant l’on était flatté d’être admis dans leur cercle.

Un soir, tandis que Marylka, blottie dans un grand fauteuil, ne prêtait qu’une vague attention à ce qui se disait autour d’elle, un nom, crié à haute voix par le valet de chambre, lui fit faire un soubresaut :

« M. Voytek Radowski ! »

Et elle vit en effet un grand jeune homme traverser le salon et aller saluer les maîtresses de maison.

Voylek !… était-ce possible ! son ami d’autrefois, son camarade de Konopka !… Celui qui l’avait si tendrement aidée à soigner son père !… Et il lui sembla qu’une bouffée de ses chères plaines venait la frapper en plein visage et rafraîchir son cœur. Joyeuse elle s’était élancée à sa rencontre, une flamme dans les yeux, le visage tout illuminé, les mains tendues.

« Vous !… s’était-il écrié à son tour, tandis qu’il la considérait interdit.

— Oui ! oui ! moi,… la petite Marylka, la même que vous avez grondée si souvent là-bas… » Et elle riait sans chercher à déguiser sa joie.

Lui ne pouvait détacher d’elle ses regards. Comme elle était changée, grandie, embellie surtout !…

« Me reconnaissez-vous encore ? » demandait-elle malicieusement, amusée de son étonnement.

Elle aussi l’observait à son tour, remarquant combien il était plus élégant, plus homme du monde qu’autrefois.

Il portait sa barbe taillée en pointe maintenant, et ses cheveux bruns, légèrement ondés, mettaient sur son front une ombre de mélancolie. Il avait toujours le regard sérieux, la bouche fière, surmontée de fines moustaches et cette expression de bonté qui le caractérisait.

« Si je vous reconnais ! murmurait-il : aurais-je jamais pu vous oublier !… Mais je m’attendais si peu à vous voir ici !… Quand donc êtes-vous arrivée ?

— Il y a à peine huit jours…

— Et vous resterez longtemps ? »

Elle parut hésiter un peu, puis, devenant subitement sérieuse :

« Oh, très très longtemps, je pense. »

Il la regarda surpris.

Comment ! ce n’était pas une simple visite qu’elle faisait !

« J’ai quitté Konopka pour toujours », dit-elle à voix basse, et il vit qu’elle avait les yeux gonflés de larmes. « Ma mère s’est… remariée… avec Alexandrowicz… Vous le savez peut-être ?

— En effet, je l’ai appris par les journaux…

— Je ne pouvais pas vivre avec eux !… »

Et tout de suite, d’une voix entrecoupée, elle lui conta tout ce qui s’était passé, et son coup de tête final. À mesure qu’elle parlait, sa voix s’exaltait, devenait vibrante. Quand elle arriva à la scène avec l’Arménien, sa surexcitation était à son comble.

Lui l’écoutait, douloureusement ému, retrouvant, malgré les deux années écoulées, l’enfant rebelle et passionnée d’autrefois, que l’amour paternel était seul parvenu à dompter.

Toujours la même !… Pauvre petite Marylka !… songeait-il en l’enveloppant d’un regard de tendre compassion… Que de dures expériences la vie lui ménageait encore avec cette nature impressionnable, toute de prime-saut !

« Pourquoi me regardez-vous ainsi sans me parler ? lui demanda-t-elle ; trouvez-vous que j’aie mal fait ? »

Il hésita un instant :

« Vous voulez que je sois franc ?… Eh bien, oui,… en dépit des froissements, des humiliations, au risque de ne pas vous avoir là auprès de moi, ce qui me cause pourtant une si grande joie, je préférerais vous savoir encore chez votre mère, dans ce milieu sain, champêtre, où vous avez grandi ; tandis qu’ici… » Il fronça le sourcil. « Oh !… je comprends si bien vos colères, vos révoltes, votre jalousie même, mais si vous aviez pu à la longue… vous résigner…

— Alors, vous me blâmez ?… dit-elle d’une voix sombre ; et cette pensée lui était insupportable.

— C’est qu’il me semble que vous aviez encore une si belle tâche à remplir auprès des paysans !…

— Vous ne savez donc pas, au contraire, comment cet homme les accaparait !… J’aurais dû m’humilier à chaque instant ! » Elle avait la gorge serrée. « Enfin, c’est fait, ajouta-t-elle avec impatience, et je suis décidée à travailler ici !… »

Il la regarda très étonné :

« Travailler ? »

Peut-être avait-il devant les yeux la fugitive vision des Mémoires toujours avortés.

« Oh ! dit-elle vexée, vous êtes comme tous les autres,… vous vous moquez de moi !… Me croyez-vous donc incapable de persévérance !

— C’est que je sais si bien qu’on ne vous le permettra jamais, dit-il doucement. Savez-vous que si je ne vous avais pas rencontrée ici, je serais peut-être allé vous surprendre cet été à Konopka, après les moissons. — Il y avait dans sa voix une nuance de tristesse qui étonna la jeune fille. — Depuis bien longtemps déjà, je caressais ce projet. J’aurais été si heureux de revoir avec vous ces plaines,… ces forêts… et surtout les belles rives du Dniester. Mais vous voilà, dit-il en s’efforçant de sourire, et mon voyage est inutile… »

Elle rougit comme si elle devinait une secrète intention dans ses paroles.

Un silence gênant s’était fait entre eux.

« Au moins, vous verrai-je souvent ici ? » demanda-t-elle en lui tendant spontanément sa petite main.

Il fut touché de l’expression anxieuse de son regard.

« Aussi souvent qu’il me sera possible, murmura-t-il. Mon oncle m’a nommé administrateur de tous ses biens dans le district,… je suis indépendant maintenant, et presque votre voisin.

— Vraiment ! » Son visage était illuminé et elle battit des mains.

Oh oui ! elle était bien toujours la petite Marylka, impétueuse et tendre tout ensemble, celle qui avait tant troublé son cœur jadis !… Oh ! les souffrances endurées après le départ de Konopka, les efforts qu’il avait dû faire pour chasser cette obsédante image… et voilà que ce soir, d’un regard, d’une parole, elle le reprenait…

La voix un peu cassante de Catherine, jugeant sans doute que ce tête-à-tête avait assez duré, les rappela à la réalité.

« Approchez-vous donc, cher monsieur, et donnez-nous des nouvelles de votre cousin Thadée. On dit que son régiment passera bientôt par Lublin, à cause des grandes manœuvres d’Ivangorod. »

Ce soir-là, quand le dernier convive se fut retiré, Catherine, ayant baisé sa nièce sur le front :

« Il faut avouer, ma chérie, que vous êtes une singulière créature : Il y a huit jours à peine vous lancez en plein salon une profession de foi déclarant que vous détestez les jeunes gens !… et le premier qui fait ici son apparition, vous vous jetez à son cou ! Il faudra vous défaire de ces façons impétueuses… Je sais bien que ce jeune homme est fort honorable et ancien ami de notre famille… En tout cas il est sans fortune, ce n’est pas un parti ; et je tenais à vous le dire tout de suite pour qu’il n’y ait pas d’erreur là-dessus plus tard… Et maintenant allez dormir, n’est-ce pas ? et faites de beaux rêves. »


xiii



L a maison dont les tantes de Marylka habitaient le rez-de-chaussée s’appelait La Villa ; elle était précédée d’un mélancolique jardinet planté de grands tournesols aux têtes nonchalantes dont Marylka aimait à suivre de sa fenêtre les paresseux balancements.

Un matin qu’elle soupirait après ses belles steppes, confiant à Kanounia, tout en déjeunant d’une pomme et d’un morceau de pain, son désespoir à l’idée de passer l’été dans cette ville étouffante, des fanfares sauvages éclatèrent tout à coup dans l’air, en même temps que des piaffements assourdissants résonnaient sur le pavé. Bientôt, au milieu d’un épais tourbillon de poussière, un fringant escadron de hussards, précédé d’officiers tout chamarrés de dorures, déboucha sur la chaussée.

Précipitamment Marylka a ouvert la croisée, et, sans s’inquiéter du qu’en-dira-t-on, enjambe le châssis très bas, et s’élance dans le jardinet. Là, abritée sous les grands tournesols qui forment un épais rideau, elle s’accoude au petit mur bas et regarde.

Aussi loin que l’œil peut parcourir l’espace, une houle humaine, sombre et mugissante, s’avance lentement. Plantés droits sur de superbes chevaux, des hommes de six pieds, couverts de poussière, le teint basané, le front ruisselant de sueur, défilent ; leur moustache est traînante, ils ont des yeux de flamme. Çà et là émerge une face plate de Tartare, larges oreilles, lèvres charnues, nez épaté ; ou bien c’est la tête de bronze, roulant des yeux blancs, d’un Kalmouk, rendue plus effrayante encore par le contraste de la large casquette de neige, sans visière, portée bien en arrière.

En tête de chaque bataillon, deux rangs de soldats à cheval, munis de fifres et de cymbales, de tambourins et de pavillons chinois qu’ils agitent bruyamment, hurlent des refrains sauvages avec une verve infernale. Jamais Marylka n’a vu un spectacle pareil, et elle se sent terrifiée, écrasée ; elle songe avec stupeur à ces hordes asiatiques que jadis Attila déchaîna sur la vieille Europe. Certes ces barbares devaient avoir ces hautes statures, ces faces rudes et bronzées, et volaient au carnage en proférant ces farouches chants de guerre.

Dans le peuple, des voix s’interpellaient :

« Savez-vous d’où ils viennent ?

— De Kief, dit-on ; et ils vont à Ivangorod, où le tsar doit les passer en revue.

— On dit que 180 000 hommes d’infanterie et de cavalerie traverseront Lublin ces jours-ci.

— Bonne affaire pour les cabaretiers !

— Vous avez vu le camp au haut du faubourg de Cracovie ? il y en a là des milliers qui bivouaquent… et ça durera toute la semaine. »

Tandis que Marylka regarde, un mouvement imperceptible la fait tressaillir. Elle s’était crue seule. Quelqu’un est donc caché tout près ? Doucement elle écarte les feuilles et aperçoit une jeune fille en noir. Sa taille mince et cambrée fait une jolie ligne sur ce fond de verdure palmé de pétales jaunes. Elle tient les mains jointes, dans une attitude d’angoisse, et son visage a cette pâleur transparente des races orientales. Deux épaisses nattes d’un noir bleuâtre pendent le long de sa robe, et, quand elle tourne la tête, Marylka reconnaît les grands yeux profonds de celle qu’autrefois elle appelait Lia. Mais l’expression naïve de jadis a fait place à une fixité contemplative où l’on devine une ardeur, en même temps qu’une tristesse indicible. Se voyant découverte, elle dit très vite, d’une voix à peine distincte, car ce coin du jardin lui est interdit :

« Pardon ! »

Et elle veut s’éloigner, mais Marylka la retient.

« Non, non, restez ! Vous êtes Lia, n’est-ce pas ?… Je me souviens de vous. »

Un mélancolique sourire de gratitude effleure les lèvres de la jeune juive, et, sans répondre, hypnotisée, semble-t-il, par cette mer vivante qui avance toujours et dont chaque vague est un flot de têtes humaines, elle se remet à sa contemplation, et l’on devine que ses prunelles fixes, qui brûlent d’un feu obscur, scrutent chacun de ces visages hâlés, comme si elles espéraient toujours voir surgir celui ardemment désiré.

Aux uhlans ont succédé les dragons, et maintenant ce sont les fantassins qui défilent, plus harassés, plus couverts de poussière encore. Ils défilent, aux sons bruyants des cuivres, écrasés sous le poids de leur pesant havresac. Tous ont la cuiller de bois plantée dans la tige de la botte, quelques-uns portent de primitives lanternes carrées fixées au bout d’une perche.

Les derniers fantassins ont disparu, il n’y a plus sur la chaussée plantée d’acacias qu’une énorme machine de guerre, gamelle ambulante, qui s’avance péniblement en soufflant et en fumant.

Marylka a posé la main sur l’épaule de Lia, sa nature tendre devine qu’un drame se joue dans l’âme de la jeune israélite.

« Vous êtes fiancée, Lia ?

— Ou… i… La demoiselle le sait ? on le lui a dit ?… Tout le monde le sait donc alors ?

— Et sans doute vous vous marierez quand il aura fini son temps ? Combien d’années a-t-il encore à servir ?

— Je… je ne sais ce que vous voulez dire… Il n’est pas soldat.

— Ah ! » C’est Marylka à présent qui ne comprend plus. « Ce n’est donc pas lui que vous guettiez tout à l’heure ?

— Non. » Elle hésite un peu et murmure : « Je suis venue… par curiosité… comme vous. » Mais on devine que ses lèvres mentent, et Marylka, qui voulait l’interroger, s’arrête devant l’expression morne de cette douleur fière qui se dérobe.

« Autrefois, Lia, vous étiez ma petite amie.

— Oui,… autrefois,… c’était différent,… mais maintenant…

— Maintenant vous avez du chagrin… C’est quand on souffre qu’on a besoin d’une amie… Alors… ce fiancé,… il n’est pas soldat ! »

Un éclair farouche a jailli des yeux de la jeune juive. Son beau visage a pris une teinte plus pâle encore. Éperdûment elle regarde au delà comme pour protester contre une implacable fatalité.

« Non, murmure-t-elle à voix basse. Mon fiancé s’appelle Isaac Mendel, le talmudiste du quartier juif de Wieniawa… il a dix-sept ans…

— Dix-sept ans ! mais… c’est un enfant !… et vous ne l’aimez pas, Lia ! Vous ne pouvez l’aimer !… Ah ! vous êtes malheureuse !… Mon Dieu, mon Dieu !… »

Et, dans un élan affectueux, elle saisit les mains de la jeune fille et les presse entre les siennes.

Mais une montée de sang a empourpré le visage de la juive.

« Non, non,… laissez-moi, s’écrie-t-elle : je ne puis pas parler ! »

Violemment elle s’arrache à l’étreinte de sa compagne et s’éloigne rapidement à travers le buisson, où les pétales d’or des grands soleils se mêlent à sa chevelure sombre.

« Oh ! je la retrouverai », songe Marylka émue ; et elle remonte lentement le petit sentier, tandis que, échelonnées le long du mur, de vieilles juives en serre-tête débitent d’une voix nasillarde des tranches roses de pastèques, si grouillantes de guêpes, que chaque pépin semble se mouvoir.

Pendant que Marylka s’attardait étourdiment dehors, Rose s’éveillait tout éperdue. Conçoit-on une pareille négligence !… Cette sotte de Kanounia n’avait-elle pas oublié de couvrir la veille les miroirs, comme elle en avait reçu l’ordre depuis plus de vingt ans ? Aussi la vieille demoiselle avait-elle été poursuivie toute la nuit par les visions et les fantastiques images qui ne se font pas faute de surgir de ces glaces perfides.

« Si vous m’envoyiez au moins Marylka, ma sœur, pour me lire quelques pages d’Ivanhoé !

— Marylka ! elle en fait de belles, ma chère… Moi aussi, je l’ai cherchée partout, et savez-vous où elle était ? Mademoiselle avait simplement escaladé la fenêtre de la chambre pour aller voir passer le régiment ! Voyez-vous ce spectacle !… Une fille de bonne maison sauter par la croisée pour voir défiler des soldats !… en croquant une pomme, encore !… »

Mlle Catherine suffoquait.

« Mais puisque je dis à madame que personne ne l’a vue !… disait Kanounia. Madame l’effarouchera si bien avec ses remontrances, que la petite colombe s’enfuira pour de bon !…

— Oui, oui, dit Rose, qui ne s’attaquait à sa sœur que quand elle se sentait soutenue, elle vous prendra en grippe, la pauvrette ! N’oubliez pas qu’elle a vécu jusqu’ici au milieu de ses plaines et que notre logis doit lui faire l’effet d’une prison ! et puis, Ladislas lui laissait sans doute faire tout ce qui lui passait par la tête…

— Aussi est-ce bien pour cela que je tiens à la mater, ma chère !… »

En ce moment, Marylka, un peu décoiffée par les broussailles, mais les yeux brillant d’un éclat extraordinaire, fit une brusque irruption dans la chambre.

« Ma tante, s’écria-t-elle très animée, pourriez-vous me dire ce que c’est que ce talmudiste qui épouse Lia, la fille de notre propriétaire ? »

Éblouie par cette apparition exquise qui illuminait positivement les murailles enfumées de la pièce, Catherine était restée un instant muette, retenant le chapelet de ses reproches ; mais, à cette question insolite, toute l’indignation de la vieille demoiselle se réveilla.

« C’est un peu trop fort ! dit-elle. Comment ! vous escaladez la fenêtre pour voir passer le régiment, vous déjeunez de pommes vertes, un fruit de femme de chambre !… et vous voulez que je vous donne encore des détails sur les faits et gestes des juifs du quartier ?… Vraiment, Marylka, vous outrepassez les bornes ! »

Puis, tournant les talons, elle rentra chez elle, suivie de Kanounia, qui prévoyait un orage intime.

La jeune fille s’était mordu les lèvres et faisait des efforts pour vaincre la colère, qui, elle aussi, bouillonnait dans ses veines. Soudain un bras enlaça sa taille : elle se retourna et vit tante Rose qui la regardait avec tendresse.

« Asseyez-vous près de moi, ma chérie. Oui,… ouvrez cette fenêtre, écartez ce rideau… Nous ne lirons pas aujourd’hui,… mais… si vous voulez… nous parlerons de Konopka, de Ladislas… »

Deux larmes avaient jailli des yeux de l’enfant ; doucement elle s’était glissée aux pieds de sa tante :

« Oh ! vous êtes bonne !… vous êtes bonne ! » avait-elle murmuré tout bas.


xiv



L e souvenir de la jeune israélite hantait le cerveau de Marylka, et, par tous les moyens, elle cherchait à la revoir, s’informant d’elle auprès des domestiques… Un après-midi, ayant fui le salon qui regorgeait de monde, elle aperçut, dans le grand jardin situé derrière la maison, Lia, qui, serrée dans un châle sombre, s’esquivait par la petite porte ouvrant sur la campagne. L’idée fantasque d’aller la rejoindre lui vint aussitôt. Elle courut s’envelopper, elle aussi, d’un voile de gaze noire, atteignit la porte basse, et suivit la jeune fille.

La route plate et aride aboutissait au cimetière, et il fallait toute la magie merveilleuse d’un soleil couchant pour mettre un voile de poésie sur ce coin désolé.

Lia marchait si rapidement qu’il était difficile de la suivre. Arrivée près du mur funèbre, la juive fit un crochet, parut s’orienter, puis brusquement enfila un petit sentier et disparut. À ce moment une troupe de soldats parut dans le chemin : Marylka effrayée n’eut que le temps de se jeter dans le cimetière dont la grille était entr’ouverte.

C’était un vaste champ d’une tristesse infinie, planté d’arbres noirs, semé de tombes délabrées qui s’effritaient, dévorées de salpêtre.

Marylka s’était mise à marcher au hasard, mais elle avait l’âme oppressée à cause de l’idée de tous ces morts entassés là en cet espace restreint, depuis tant d’années. Dans les grandes plaines de Podolie, on ne marchandait point avec une telle parcimonie la terre aux pauvres défunts !… Mais comme elle retournait à la grille, espérant rejoindre Lia, elle vit que la porte s’était subitement refermée et ne put, malgré ses efforts, parvenir à l’ouvrir. Une terreur la prit alors. Sans être peureuse, l’idée d’être enfermée à la tombée du jour dans ce champ des morts lui causait une impression pénible.

Le soleil descendait toujours, enveloppant d’une lueur sanglante une partie du cimetière, tandis que l’autre se noyait déjà dans les demi-ténèbres. La route était déserte maintenant, et seul le cliquetis lugubre de quelque couronne métallique se balançant aux branches d’une croix coupait le silence.

Peut-être y avait-il une issue le long du mur : elle marcha.

Soudain une clameur immense, qui semblait s’échapper de milliers de poitrines, monta solennelle dans la plaine, et c’était comme si toutes les âmes de ceux qui dormaient là d’un éternel sommeil se fussent réveillées dans ce crépuscule rouge de sang pour crier au ciel leur supplique.

Et les voix montaient, montaient toujours, emplissant de leur bruit de tempête la lugubre enceinte ; puis brusquement elles s’éteignirent, et ce fut le silence. Un tertre était là : Marylka, y étant montée, vit par-dessus le mur bas une foule compacte et recueillie de soldats, et elle comprit alors, aux grands feux allumés çà et là, qu’elle était près du camp et avait assisté à la prière du soir.

Rendue plus brave à cette pensée, elle retourna à la grille, et ayant réussi, cette fois, à faire jouer le pêne, elle s’apprêtait à sortir, quand des pas sonnèrent sur la route, et elle reconnut Lia accompagnée d’un officier dont la tournure particulièrement élégante ne lui était pas inconnue. Ils se parlaient très bas, elle émue, suppliante, avec des sanglots dans la voix, lui très calme, essayant de la convaincre.

Effarée, Marylka s’était rejetée en arrière ; mais, au moment où la route faisait un crochet, l’officier ayant relevé la tête, elle reconnut Thadée. Toute bouleversée d’avoir surpris ce secret, et comprenant seulement à présent l’imprudence de sa conduite, elle reprit le chemin de la villa, s’efforçant, malgré son agitation, de ralentir son pas, afin de donner à Lia le temps de rentrer avant elle.

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Les visites de Voytek étaient rares à la villa en raison de l’accueil un peu dédaigneux que lui faisait Catherine. Très fier, il avait deviné le mobile secret de la vieille demoiselle et se tenait à distance. Aujourd’hui, cependant, la tentation avait été trop forte. Ayant appris que le régiment de Thadée était de passage à Lublin, il se demandait si l’admiration si chaleureuse de l’officier avait résisté à ces deux années d’éloignement. Tant de folles équipées s’étaient succédé dans son existence depuis cette époque ! Il avait aimé si souvent, ou fait semblant d’aimer, compromis tant de femmes dans des mondes si divers !

Comme la soirée était superbe, Voytek avait pris par les champs afin de jouir plus longtemps du merveilleux coucher du soleil. Au moment où il atteignait la palissade qui entourait le jardin de la villa, il vit venir à lui, dans le crépuscule, Thadée en uniforme de dragon accompagné d’une femme dont le visage et la taille svelte se dérobaient sous les plis vagues d’un châle. Discrètement il avait rebroussé chemin sans être aperçu, mais pas si vite cependant qu’il n’eût vu la jeune femme s’élancer furtivement par la porte d’un jardin qui n’était autre que celui de la villa. Surpris de cette coïncidence, il regagna tout rêveur l’entrée principale du logis et pénétra dans la maison. Tout le monde y était en émoi : Marylka, disait-on, avait disparu depuis plus de deux heures, et maintenant que l’obscurité arrivait, l’anxiété était à son comble. Affaissée dans son fauteuil, Rose accusait Catherine d’avoir été trop sévère pour la petite.

« Oui, répétait Kanounia en s’essuyant les yeux, j’avais bien dit à Mademoiselle que la petite colombe finirait par s’envoler !… Et qui sait où elle est maintenant ? Sur la route de Konopka peut-être, ou bien à la rivière ? Dieu garde !… »

Les vieux, tout désorientés de ce cataclysme dans leurs habitudes, erraient ahuris, émettant vaguement l’idée d’aller dans tous les sens à la recherche de la jeune fille, mais toutefois ne bougeant pas.

L’arrivée de Voytek fut une délivrance.

« Laissez-moi faire », dit-il, et, suivant son idée, il se précipita vers le jardin. À ce moment, Marylka, haletante, serrant encore convulsivement autour de ses épaules le châle dont elle était enveloppée, émergea d’une allée ; mais, devant l’expression bouleversée de Voytek, elle devina qu’il se passait quelque chose… Sans doute on s’était aperçu de son absence, et elle allait encore avoir des ennuis !

« Enfin, vous voilà ! s’écria-t-il… D’où venez-vous donc ?… La maison est sens dessus dessous… Vos pauvres tantes vous croyaient déjà enfuie,… noyée, que sais-je !… » Vainement il essayait de maîtriser son irritation.

Elle le regarda un peu froidement :

« Vraiment, dit-elle en haussant les épaules, voilà bien des histoires pour peu de chose ! » Et, passant devant lui, elle s’élança dans la direction du salon.

« Jésus ! comme elle est pâle ! Mais d’où venait-elle donc ? que lui était-il arrivé ? »

Sans se démonter, avec un de ces sourires impertinents que Voytek se souvenait lui avoir vus si souvent jadis :

« Eh bien !… quoi ?… Il faisait-chaud,… j’ai fait une promenade ; le cimetière était ouvert… j’en ai fait le tour… et me voilà… Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans tout cela ?

— C’est bien, dit Catherine : nous causerons plus tard ! Vous avez bouleversé toute notre société, et j’ai cru que votre tante allait se trouver mal !… »

Peu à peu les groupes s’étaient reformés, le calme était revenu et les conversations réprimaient leur train. Seul Voytek demeurait perplexe. Un doute horrible, une image obsédante torturait son esprit.

De loin, il observait Marylka, dont le visage restait d’une blancheur inaccoutumée. Elle allait, venait, causant avec les uns, ou bien, souple et câline, s’agenouillait devant tante Rose et lui baisait les mains comme pour solliciter son pardon. Et il épiait avec une fixité intense ces lèvres si pures, au contour angélique. Oh ! Dieu ! auraient-elles appris déjà la leçon de mensonge ? Lui aussi était d’une pâleur de cire, et tout ce calme, tout cet empire sur soi dont il était si fier avait disparu. Il n’était plus à présent qu’un juge qui veut savoir, interroger à tout prix !

Elle traversait justement le salon, très calme, souriante presque. Alors, avec un emportement inattendu, il courut à elle :

« Vous avez été horriblement imprudente ce soir !…

— Comme vous me dites ça, fit-elle avec une moue : c’est vous qui allez me sermonner maintenant, parce que j’ai esquivé une semonce ? »

Mais il ne l’écoutait plus, poursuivant son idée fixe :

« Vous êtes une enfant inexpérimentée, et vous ne comprenez pas que la vie est une chose grave,… remplie d’embûches,… de dangers !… »

Ah çà !… mais qu’est-ce qu’il avait donc ?

« Voyons ! tant de façons pour une pauvre petite promenade au cimetière !… J’en faisais bien d’autres à Konopka !

— Là-bas, ce n’était pas la même chose… Ici, vous oubliez que nous sommes en ville… les promenades y sont plus dangereuses, on peut y faire des rencontres… » Il s’arrêta. Sa voix était si âpre qu’elle en fut effrayée. « Oui, répéta-t-il, des rencontres !… »

Elle était devenue pourpre.

« Je ne sais ce que vous voulez dire ?

— Marylka, je vous en supplie, dites-moi la vérité. Osez-vous m’affirmer que tantôt, sur la route, vous n’avez rencontré personne ? »

Un instant, elle hésita, surprise. Jamais elle ne l’avait vu dans un état pareil ; la colère semblait le dominer, et brusquement son orgueil, à elle, éclata à son tour ; le rouge de l’indignation envahit son front :

« Pourquoi m’interrogez-vous de cette façon insultante ? dit-elle… Quels comptes ai-je à vous rendre ?… Eh bien ! si j’avais même rencontré quelqu’un sur cette route, que vous importerait ?… Ne suis-je pas libre ?… »

Elle semblait grandie, ses lèvres étaient frémissantes, et un éclair de révolte jaillissait de ses prunelles d’un bleu sombre.

Pourtant elle sentait bien, en lui parlant, que la colère l’emportait trop loin, qu’elle s’en repentirait plus tard ; mais c’était plus fort qu’elle ; son cœur était bouillonnant, sa tête en feu, elle ne se connaissait plus…

« Oh oui ! vous êtes libre,… bien libre, murmura-t-il sourdement, d’une voix pleine d’amertume… Je m’étais figuré que j’étais votre ami. Bah !… encore une illusion de moins !… Et maintenant… je n’ai plus qu’à m’en aller… »

Elle n’eut pas aux lèvres un mot pour le retenir… Très pâle, appuyée à la muraille, elle le regarda saluer une à une toutes les personnes du salon, puis étendre la main vers la portière et disparaître.

Au moment où le jeune homme franchissait la porte cochère de la maison, un fiacre s’arrêta devant lui, et Thadée, accompagné de deux de ses amis, en descendit.

Alors Voytek s’engouffra dans la grande rue, noire, mal pavée, et longtemps il erra au hasard, essayant en vain d’arracher cette douleur nouvelle qui s’était despotiquement installée dans son cœur.


XV



D eux heures sonnaient à la cathédrale quand Voytek regagna son hôtel. Tout habillé, il se jeta sur le lit, mais c’est en vain qu’il chercha à trouver un peu de sommeil, la fièvre lui martelait le cerveau. Au reste, de l’étage d’en bas montait un tapage infernal, et c’étaient des hourras, des trépignements mêlés de refrains discordants : sans doute, une troupe d’officiers russes entrés après le théâtre et qui faisaient la fête. Cette joie brutale l’écœura : elle contrastait trop avec le néant désolé de son âme.

Ainsi il lui avait fallu ce déchirement de tout son être pour lire clairement ce qui se passait en lui ! Ah ! combien la résignation, le stoïcisme qu’il affectait jadis étaient de vains mots ! et ce qui était vrai, c’est qu’il l’avait toujours aimée, cette Marylka, cette enfant rebelle et sauvage, que tour à tour il morigénait ou bien écoutait charmé ! Il l’avait aimée avec toute la religieuse ferveur de sa nature tendre. Elle avait été l’étoile de son rêve, le but inavoué de ses espérances, sa madone enfin. Et jamais elle n’en avait rien su…

« Marylka !… murmurait-il en comprimant entre ses mains son front brûlant, ma petite Marylka, est-il possible qu’elle ait menti !… » Un sanglot lui déchira la poitrine. Oh ! l’effondrement était trop épouvantable !

Et, un à un, il récapitulait encore une fois tous les événements de la soirée, et il revoyait la pâleur de la jeune fille, son émotion… et sa colère ensuite quand il l’avait interrogée ! Oh ! Dieu ! il croyait encore entendre siffler à son oreille les paroles hautaines qu’elle lui avait, jetées. Mais… si elle n’avait rien à cacher ! si le hasard seul l’avait fait rencontrer Thadée sur la route,… pourquoi, elle toujours si franche, elle qui ne voyait de mal dans rien, ne le lui avait-elle pas avoué ?…

La fièvre brûlait son front. Il sentait qu’il se heurtait à une énigme. Une sourde irritation le prenait contre lui-même, contre le monde entier. Ah ! mieux valait partir,… retourner à la campagne, reprendre sa vie solitaire, et le travail ! le travail qui sauve, qui tue la pensée,… fuir surtout au plus vite la ville, cette agglomération malsaine de mensonges, de passions viles, où l’âme la plus pure finit par se déflorer !…

Il boucla sa valise, mais le souvenir impitoyable le poursuivait comme un cauchemar. Puis il se rappela l’expression si tendrement anxieuse avec laquelle elle l’avait regardé le soir de leur première entrevue à Lublin, quand il lui avait parlé de son projet de visite en Podolie, et le trouble qui s’était ensuite emparé d’eux…

Avait-elle alors soupçonné les rêves insensés qu’il avait échafaudés, et le véritable motif de sa déception lorsqu’il avait appris son installation définitive à Lublin ?… C’est qu’il comprenait si bien que, dans ce milieu artificiel et mondain, imbu de morgue et de préjugés, son âme simple s’atrophierait, qu’elle serait prise dans un inextricable engrenage et bien plus éloignée de lui que lorsqu’elle vivait au fond de ses steppes. Fallait-il, hélas ! que ses prévisions se fussent si tôt réalisées !… Il semblait vraiment que de l’accumulation de tous ces faits se dégageât une inéluctable fatalité. Oh Dieu ! pourquoi donc était-il au monde ? et surtout pourquoi avait-il reçu en partage une âme si accessible à la souffrance ?… Et puis dans quel but ces souffrances ? seraient-elles une expiation nécessaire ? rachèteraient-elles peut-être des fautes commises par d’autres ?… Il est des êtres à qui le mot bonheur ne s’appliquera donc jamais ?…

Ayant ordonné d’atteler il descendit. Comme il traversait la cour, il aperçut deux cosaques tenant par la bride un superbe alezan qui s’efforçaient, malgré les ruades de l’animal, de le faire pénétrer dans la grande salle enfumée du restaurant, où banquetait une bruyante troupe d’officiers. L’arrivée de l’animal fut saluée d’acclamations et de hourras ; un dragon ordonna aussitôt de lui verser, dans un seau de bois, force bouteilles de champagne, et tandis que le cheval, ahuri par cette boisson pétillante et inusitée, se cabrait, la bande de jeunes fous rangée en demi-cercle autour de lui se fit apporter flegmatiquement de grossière eau-de-vie.

Au milieu de la fumée épaisse, Voytek distingua son cousin. Il paraissait très animé. Un uhlan s’était mis à jouer une langoureuse valse de Tchaïkowski. Thadée se leva, empoigna une belle fille aux lèvres de carmin qui se dandinait provocante, une fleur au corsage, et fit quelques tours avec elle. Puis, s’arrêtant soudain, il jeta à la figure du garçon un billet de dix roubles.

« De l’eau-de-vie !… encore de l’eau-de-vie, cria-t-il, je propose de boire à la santé de la belle des belles ! »

Tous les yeux se tournèrent vers la danseuse.

« Non, dit-il dédaigneusement, ce n’est pas elle la dame de mes pensées ; celle dont je porte les couleurs s’appelle Marylka ! »

Son regard était vague, sa langue embarrassée, pourtant il se redressa le verre en main :

« Hourra pour Marylka ! cria-t-il.

— Hourra pour Marylka ! répétèrent en chœur tous les officiers en se pressant autour de lui pour l’interroger sur cette nouvelle conquête.

— Elle est blanche comme un lis du Dniester, ses cheveux ont des reflets dorés, ses yeux des éclairs de flamme, ses épaules… » À ce moment il fallut à Voytek toute la force de sa volonté pour ne pas aller souffleter son cousin.

Mais à quoi bon un scandale pareil qui compromettrait cent fois plus la jeune fille !

La fête tournait à l’orgie, une orgie morne, sans gaieté. On s’était remis à boire tout en brisant en mesure les verres et la vaisselle, puis un porte-enseigne ayant aperçu le seau de champagne abandonné par le cheval s’avisa d’en vider le reste dans le piano. Cet exploit fut accueilli par des hurlements, et les danses recommencèrent. Alors Voytek écœuré, l’âme bouillonnante de rage impuissante, regagna sa briska, et, ayant fouetté vigoureusement ses chevaux, les lança à fond de train sur la chaussée.


xvi



M arylka se repentait amèrement de sa dureté envers Voytek. Pourquoi ne pas lui avoir avoué franchement tout ce qui s’était passé ? Quel démon l’avait donc poussée à lui résister ainsi ? Ne pouvait-elle se confier à un ami tel que lui ? Et maintenant elle interrogeait tristement la longue chaussée plantée de tilleuls, espérant toujours le voir revenir.

Mais seul le soleil poudroyait sur la route, et les hauts tournesols du parterre verdoyaient en balançant mélancoliquement leur chevelure dorée.

« Mlle Catherine fait dire à Mademoiselle que la mère de M. Thadée, Mme la maréchale, viendra la chercher tout à l’heure pour faire une promenade en voiture.

— C’est bon, c’est bon, Kanounia, fit-elle avec une moue, je vais me préparer. »

Non. décidément, Mme Wanda, la mère, ne lui plaisait que médiocrement, et, quant à l’officier, elle éprouvait, depuis sa rencontre de l’autre soir, un invincible éloignement pour lui, en dépit des marques exagérées d’admiration qu’il lui témoignait toujours.

Une ombre passa devant la fenêtre, elle vit une vieille juive, toute noire à force d’être ridée, apparaître entre les buissons du jardinet, un carton à la main.

« La jolie demoiselle n’achète rien aujourd’hui ? Ce ruban saphir ! Ce beau taffetas rose !

— Non ! non… Merci… Pourquoi Golda ne monte-t-elle pas plutôt chez Lia,… puisqu’elle doit se marier bientôt ?…

Haïvaï ! soupira la juive : rien à faire là-haut ! La Lia est malade. Quand je viens, elle ouvre mes cartons, fouille et retourne la soie et les rubans de ses longs doigts diaphanes, mais son esprit est ailleurs, il ne regarde plus à travers ses yeux…

— Lia est malade ? demanda Marylka étonnée.

— Malade,… c’est-à-dire que personne ne s’en doute, ni le père, ni la belle-mère, ni le fiancé… Mais moi, Golda,… je le sais… bien ! Seulement voilà, toutes les maladies ne se guérissent pas de la même manière, et ce n’est pas un médecin qu’il lui faudrait à la pauvre !… » Et, en disant cela, la vieille avait tourné les talons, laissant Marylka fort troublée, si troublée qu’elle ne s’était point aperçue de l’arrivée de Mme Wanda, accompagnée du cousin Boleslas.

Un quart d’heure plus tard, tandis que la jeune fille roulait toute pensive aux côtés de la maréchale, le vieux gentilhomme était introduit chez les dames Bielska.

Bien qu’il fût près de midi, une douzaine de bougies brûlaient encore dans le salon, absolument clos.

« Ah çà ! cousine Kate, dit-il en baisant la main de la vieille demoiselle, vous faites donc du jour la nuit ?

— Oui, mon cher ! Je ne connais rien d’insipide comme la clarté du jour ! c’est d’un cru,… ça vieillit !… Je laisse ça aux pauvres diables qui ne peuvent se payer de la bougie, et je prolonge la nuit le plus longtemps possible !

— Eh bien ! et l’air ?… et l’hygiène ?

— Paradoxes que tout cela ! De l’air !… c’est-à-dire de la poussière en été, du froid et des chasse-neige en hiver ! D’ailleurs il n’y a que les malades qui aient besoin d’air !… Et, Dieu merci, nous nous portons tous parfaitement ici !

— Kate !… vous n’êtes pas raisonnable !… Ne vous étonnez donc point si votre charmante Marylka a des accès de rébellion, si elle saute par les fenêtres pour voir passer les régiments ou s’en va errer dans le cimetière à la nuit tombante !… c’est absolument comme si nous voulions mettre des entraves à une jeune cavale des steppes !…

— Là, là !… rassurez-vous : sa captivité ne sera plus bien longue !… Je la marie !

— Ah !… vraiment !… Comme cela,… sans crier gare ?

— Oui, avec Thadée Radowski, dont vous venez de nous amener la mère : c’est ensemble que nous avons fait ce projet. Vous le connaissez, lui, et vous avez remarqué les attentions extraordinaires dont il a entouré Marylka depuis son retour ?

— Oui, mais tout cela c’est de l’emballement !… Ignorez-vous donc que ce dragon est un mauvais sujet fini ?… »

Elle éclata de rire :

« Belle affaire !… Comme si tous les hommes ne l’étaient pas !

— Peuh !… il y a des nuances !

— Eh bien ! le mariage l’assagira ! Son père a été tout pareil !… Du reste, je vous avoue que j’ai toujours eu un faible pour les mauvais sujets ; et il est reconnu que c’est encore d’eux que l’on fait les meilleurs maris !…

— Oh !… dans ce cas, il sera un modèle !… Vous n’avez pas entendu parler du dernier scandale qui s’est passé il y a quinze jours à l’hôtel de Saxe ?…

— Si ! eh bien ! qu’est-ce que ça prouve ! Il faut bien que jeunesse se passe !… »

Rose venait d’entrer tout ébouriffée, car ses papillotes n’étaient pas défaites.

« Moi, dit-elle, j’avoue que je préférerais pour Marylka… l’autre,… le cousin… »

Boleslas acquiesça de la tête. Mais Catherine avait bondi dans son fauteuil :

« Voytek !… ah ! par exemple !… Vous voulez alors perpétuer à l’infini dans notre famille les ménages besogneux, toujours endettés, criant misère !… Celui de Ladislas ne vous a donc pas suffi !… et vous trouvez agréables ces appels constants à la bourse d’autrui ?… Ah ! tenez… plutôt que de voir ce vertueux jeune homme pauvre entrer dans notre famille, j’aimerais mieux prendre le major ! »

Cette fois ce fut Boleslas qui eut un soubresaut.

« Comment ! trente-deux ans de différence !

— Il n’en aurait que plus d’attentions pour sa femme ! Mais, Dieu merci ! il est hors de cause : c’est de Thadée qu’il s’agit, de ce charmant Thadée !… Oh ! je vous préviens qu’il est mon favori ! Et, pour que les deux jeunes gens se voient plus à l’aise, Wanda m’engage à aller nous installer à Naleczow sous le prétexte d’une cure hydrothérapique. Le château n’étant qu’à une demi-heure du Kursaal, nous voisinerons.

— Et… que dit Marylka de ce projet ?

— Marylka ! par exemple… Vous croyez que je lui ai demandé son avis !… Quelle naïveté ! Mais elle sera enchantée !… »


xii



I l y avait grande fête ce soir au casino de Naleczow, une petite station d’eaux ferrugineuses où chaque été l’élite de la société du pays se donnait rendez-vous. La jolie salle aux parois vernissées, aux piliers frustes fleurant bon le sapin et tout décorés de verdure, était bondée de baigneurs. Une lumière étincelante allumait çà et là les diamants dans les chevelures, se jouait sur les belles épaules nues ou dans le chatoiement des étoffes qui tourbillonnaient.

Blanche comme un lis, pareille à une jeune reine triomphante, Marylka passait entre les groupes charmés de ces hommes et de ces femmes élégantes, dans le frisson de tulle de sa robe légère. Autour d’elle montait un encens de paroles douces dont le rythme la berçait comme un murmure d’amour.

« C’est une déesse », murmurait Thadée, un éclair d’orgueil au fond des yeux. Et il s’attachait à ses pas, ne désertant ses côtés que lorsqu’il y était contraint par l’exigence des autres danseurs ; alors il venait s’asseoir auprès des deux vieilles demoiselles, toutes pâmées, elles aussi, d’une fierté sans pareille.

« Eh bien, disait Catherine rayonnante, est-ce toujours la petite Marylka dont vous avez jadis voulu me voler le portrait ?…

— Oh, tante Kate ! — il l’appelait familièrement ainsi depuis quelque temps, — oui,… toujours ! toujours !… avec la grâce, le charme !… la magie de ses dix-huit ans en plus ! Et savez-vous ce que me disait tout à l’heure mon aïeule si difficile, vous le savez, quand je la ramenais à sa voiture ?…

« — Mais c’est une duchesse, cette petite fille des steppes !… »

Catherine rougit de plaisir. L’opinion de la vieille dame était pour elle d’une grande importance.

À ce moment Marylka parut, ramenée par un cavalier. Son visage était légèrement troublé, et elle dit très vite :

« Devinez qui je viens de voir ?… Voytek !

— Eh bien, quoi d’étonnant, mon cœur ? N’est-il pas proche voisin, lui aussi ?

— C’est qu’il y a si longtemps que nous ne l’avons vu, murmura-t-elle.

— Bah ! mon cousin a toujours été un sauvage », dit Thadée en cherchant à attirer la jeune fille dans le cercle de la danse.

Mais elle résistait. « Non vraiment, elle se sentait lasse un peu… », et de fait une ombre légère avait comme assombri son front. Puis, se ravisant tout à coup :

« Si vous me donniez plutôt votre bras pour faire un tour de galerie, on étouffe ici !

— Vous savez bien que je suis à vos ordres… toujours… » Et, comme Catherine acquiesçait d’un signe, elle posa légèrement sa petite main sur la manche de drap fin de l’officier, et tous les deux disparurent à travers l’élégante cohue.

Un impérieux désir de retrouver Voytek remplissait le cœur de Marylka. Ainsi il était là… à quelques pas d’elle ; et il la fuyait. Il lui en voulait donc bien !… Une fièvre faisait battre ses artères, et c’était elle maintenant qui entraînait Thadée, furetant à droite et à gauche parmi ces groupes serrés d’hommes qui s’écartaient sur son passage. Tout à coup elle tressaillit : là-bas, dans cette galerie, accoudé à un balcon qui dominait la campagne,… c’était lui !… Avec une décision dont l’officier subit le contre-coup elle marcha droit à Voytek.

« Bonsoir ! »

Il releva brusquement la tête, la vit au bras de Thadée et pâlit.

Encore… toujours cette vision obsédante !

C’était pourtant de son propre gré et pour obéir à un secret désir de la contempler, ne fût-ce que de loin, qu’il était venu à ce bal !… de quoi se plaignait-il alors ?… Chaque jour ne lui avait-il pas impitoyablement apporté l’écho de ses succès !… les relations suivies qui s’étaient établies entre le château et le cottage habité par ses tantes, et surtout ces vagues rumeurs de mariage qui l’avaient si fort bouleversé ? Il était venu pourtant !… Mais à présent qu’elle arrivait à lui, dans tout l’éclat de sa beauté rayonnante, appuyée au bras de cet autre,… il eût voulu être à cent pieds sous terre, et il maudissait sa lâcheté.

« Bonsoir. » Ces deux syllabes si douces résonnaient sur son cœur comme deux notes troublantes.

Très vite elle avait lâché le bras de son cavalier.

« Merci, lieutenant,… il fait bon ici, je ne veux pas abuser. Monsieur votre cousin me ramènera, n’est-ce pas ? » ajouta-elle en se tournant vers Voytek.

Désappointé, mais se soumettant, Thadée s’était incliné et avait disparu ; et maintenant ils étaient seuls tous les deux, enveloppés dans cette nuit divine, et il osait, à la faveur de l’ombre qui l’abritait, s’enivrer à longs traits de sa beauté. Il ne vit pas cependant qu’elle était pâle,… que ses lèvres tremblaient…

« Écoutez-moi, dit-elle très vite, l’autre jour nous nous sommes mal quittés,… j’espérais vous revoir,… pourquoi n’êtes-vous pas revenu ?… je vous aurais dit…, expliqué… C’était un enfantillage de ma part, un entêtement absurde, et, à présent que j’y pense,… j’ai honte. Mais je veux tout vous dire… »

Et, sans lui donner le temps de répliquer, elle se mit à lui narrer rapidement toute son aventure : la juive,… le cimetière… sa terreur d’y être enfermée, et puis la rencontre de l’officier, dont elle tut le nom par discrétion. « Quand vous m’avez interrogée, dit-elle, vous paraissiez si irrité, votre voix était si acerbe, si autoritaire, que cela m’a froissée, je l’avoue… et je me suis révoltée comme lorsque j’étais petite fille,… vous vous souvenez ? Le lendemain… j’ai eu des remords,… j’espérais vous revoir,… vous parler,… mais vous n’êtes pas venu !… et on m’a dit que vous étiez parti. Aujourd’hui, quand je vous ai aperçu, j’ai voulu à tout prix m’expliquer avec vous… et vous dire que… si je vous ai fait de la peine,… je vous en demande pardon !… »

Doucement elle lui tendait sa petite main. Mais il ne la prit pas. Une barrière de pierre semblait s’être élevée entre les paroles qui venaient de ses lèvres à elle, et son cœur à lui : il l’écoutait froidement, ironiquement presque. Que signifiaient ces histoires ; pourquoi jugeait-elle nécessaire de lui donner tous ces détails dont il ne croyait pas un mot. Oh ! c’était bien inventé et fort romanesque, à coup sûr ! Thadée avait évidemment collaboré à cette petite combinaison. Le prenait-on pour un sot ? Un petit rire nerveux le secoua.

« C’est très intéressant tout ce que vous m’avez raconté là, dit-il, mais à quoi bon revenir là-dessus ? il y a si longtemps que ces choses se sont passées, et depuis nous avons été occupés tous les deux si différemment ! »

Elle le regardait hébétée, sans bien comprendre.

« Alors… vous ne m’en voulez pas ? balbutia-t-elle.

— Moi !… mais pas du tout ; pour quoi faire ?… »

Et il rit encore une fois, de ce mauvais rire un peu saccadé ; puis, saisissant la main qu’elle lui tendait toujours, il la serra dans la sienne ; et elle eut l’impression d’un étau glacé qui emprisonnait ses doigts. Dans son gosier étranglé les paroles s’arrêtèrent. Tant de choses lui restaient à dire encore,… son ardeur au travail, car elle s’était mise à faire des traductions d’anglais, ses projets pour l’hiver,… mais elle sentait bien que tout cela ne l’intéressait plus. Quelque chose était mort entre eux, qui jamais ne renaîtrait plus.

Une troupe de danseurs fit une brusque irruption sur la galerie, venant à cor et à cri réclamer celle qu’on nommait déjà la reine du bal. Quand la foule se fut retirée, emmenant presque de force la jeune fille, et que Voytek se retrouva seul dans la nuit, il lui sembla que toute la vie s’était retirée de lui, et longtemps il revit comme en un rêve les douces prunelles claires, lumineuses comme des étoiles, et il entendit chanter à son oreille la voix si vibrante et si chère en dépit de ses mensonges.

Pourquoi était-elle venue ? par pitié sans doute ! par un reste d’amitié pour celui qui avait été son camarade autrefois. Mais il sentait bien qu’aucun effort, aucune lutte désormais ne la rapprocherait plus jamais de lui, qu’elle était engagée dans une voie fatale dont il était incapable de l’arracher et qu’ils avaient passé tous les deux à côté du bonheur.

C’est en vain que, ce soir-là, Marylka guetta sa rentrée dans le bal ; alors, le cœur lacéré par cette inexplicable froideur, elle continua à tourner automatiquement sous le lustre de la salle, gardant aux lèvres un sourire figé, et répondant çà et là, par de courtes exclamations dédaigneuses, aux compliments excessifs que lui débitaient ses danseurs… L’orchestre jouait une valse passionnée de Strauss ; l’officier, qui avait erré pendant quelque temps dans le hall, apercevant Marylka, fendit brusquement la foule et, après lui avoir fait faire quelques tours dans la salle, l’entraîna dans un boudoir, désert à cette heure.

« Si nous nous reposions ? » dit-il.

D’un air indifférent, Marylka inspecta la petite pièce, puis, apercevant un miroir, elle s’en approcha pour rajuster les fleurs de sa chevelure. Lui, sans parler, la contemplait.

« Que vous êtes belle !… » murmura-t-il doucement.

Elle fronça le sourcil.

« Ne pourrez-vous donc jamais me parler sans m’accabler de ces fades compliments ?

— Oh ! s’écria-t-il avec impétuosité,… si vous vouliez m’écouter, j’aurais bien autre chose à vous dire !

— Dites très vite, alors, fit-elle d’un petit air impertinent, car je suis pressée,… ce bal me fatigue ; je voudrais m’en aller… »

Il s’était approché d’elle, avait saisi ses deux mains, et d’une voix que l’émotion faisait trembler :

« Vous n’avez donc pas deviné que je vous aime comme un fou, Marylka ! »

Vivement elle s’était reculée :

« Et Lia ? demanda-t-elle, moqueuse, en le dévisageant.

— Lia ? répéta-t-il, pâlissant un peu.

— Oui,… Lia, la jolie juive,… celle avec qui vous vous promenez le soir, sur la route du cimetière de Lublin. »

Il avait eu maintenant le temps de se remettre :

« Ah ! cette fille s’appelle Lia, je l’ignorais !… Oui, en effet, la malheureuse est venue un soir au camp me trouver ; elle est, paraît-il, fort éprise d’un de mes sous-lieutenants, et m’a raconté que son père veut à toute force lui faire épouser un de ses coreligionnaires, jeune talmudiste… » Il souriait maintenant, complètement rassuré. « Mais qui donc a pu vous dire tout cela ?

— Que vous importe !

— Ah ! Panna Marya !… vous m’espionnez !… prenez garde, je croirai que vous êtes jalouse !… Mais vous aurez beau me tendre des pièges, allez !… je vous défie de trouver gravé au fond de mon cœur un autre nom que le vôtre !… et cela depuis si longtemps déjà ! depuis ce jour… où, pour la première fois, je vous ai aperçue sur cette véranda, avec votre petite robe de toile bleue au col marin et vos longues tresses flottantes !… Vous souvenez-vous ? Nous avons dansé l’oberek ensuite… et je vous ai suppliée de venir un jour à Lublin… Il me semble que tout cela s’est passé hier… Eh bien, aujourd’hui que vous êtes enfin venue parmi nous, ne récompenserez-vous pas ma longue fidélité,… ne me donnerez-vous pas un peu d’espoir ? »

Un froid subit avait envahi le cœur de la jeune fille, elle jeta à l’officier un regard de terreur. Certes elle n’avait aucun motif pour douter de ses paroles, mais cette déclaration inattendue la remplissait d’angoisse.

« Je vous en supplie, balbutia-t-elle, ne me parlez pas ainsi, laissez-moi,… ramenez-moi à mes tantes… »

Mais lui, tenace, s’attachait à elle.

« Pourquoi me repoussez-vous ?… que vous ai-je fait ?… Dites au contraire que je puis espérer,… que vous serez à moi…

— Non, non !… jamais de la vie !… Mais c’est impossible ! » s’écria-t-elle en s’arrachant à son étreinte, et des larmes jaillissaient de ses yeux. Cette obsession l’irritait à la fin !

Un couple de danseurs approchait, elle respira ; posant alors sa main sur le bras de l’officier, elle lui dit à haute voix :

« Voici la valse finie… Voulez-vous me ramener à ma place ? »

Lorsque Catherine aperçut le jeune homme, elle fut frappée de l’altération de ses traits.

« Que se passe-t-il ? » fit-elle le sourcil froncé, et puis, répondant à la jeune fille qui la suppliait de quitter le bal : « Ah ! par exemple, rentrer avant le cotillon, c’est une absurdité !…

— Restez si vous voulez, ma tante, quant à moi, je suis décidée à ne plus danser. »

Il y avait dans sa voix une telle nuance de fermeté, que l’autoritaire demoiselle, toute désarmée, fut obligée de reconnaître son sang, — et céda. Thadée s’était mordu les lèvres, et, comme il reconduisait ces dames à leur voiture :

« Rassurez-vous, lui glissa Catherine à l’oreille, ce ne peut être qu’une boutade, je connais ça… »

Mais, seules enfin au logis, elle apostropha sa nièce :

« Prenez garde, ma belle,… la coquetterie est une arme à deux tranchants, elle ne réussit pas avec tous les hommes !

— De la coquetterie ! moi ! » Marylka avait bondi. « C’est un peu fort !… et pourquoi, je vous prie ?

— Voyons, vous ne prétendez pas ignorer que Thadée est amoureux de vous !… Or, comme c’est un des plus beaux partis du pays, il serait maladroit, pour un caprice d’enfant gâtée, de manquer un pareil mariage !…

— Mais, ma tante, vous oubliez que M. Radowski est militaire ; jamais mon père ne m’aurait permis d’épouser un officier servant dans l’armée russe !

— Croyez-vous ?… Eh bien ! mais le remède est tout simple : on donne sa démission !

— Oh ! voulez-vous dire que Thadée, qui adore son métier, pourrait quitter l’armée à cause de moi !…

— Ce serait en effet une fameuse victoire ! Mais un homme amoureux, ma chère, est capable de tout !

— Amoureux sérieusement, lui… un homme si léger !… Parlez-moi d’un caprice, à la bonne heure !

— Si, si, amoureux !… et au point que tout le monde en cause autour de nous… et que déjà même on vient me féliciter. »

Marylka eut une exclamation étonnée :

« Vous féliciter !… » murmura-t-elle abasourdie, et elle s’enfuit dans sa chambre sans vouloir en entendre davantage.


xviii



T hadée avait pris l’habitude de venir chaque matin saluer ces dames, à Naleczow, mais le lendemain du bal il ne parut pas.

« Il boude », se dit Catherine qui ne pouvait oublier l’air dépité du jeune homme, et toute la journée elle fit froide mine à sa nièce. Enfin, vers le soir, tandis qu’assise près de la table où chantait le samovar, la vieille demoiselle, sa cigarette entre les doigts, confiait à sa sœur ses craintes et son irritation, une calèche s’arrêta devant le cottage.

« Madame la maréchale ! s’écria Kanounia tout effarée, car elle aussi était au courant de ce qui se passait.

— Eh bien, quoi, sotte ? Ne fais pas tant d’histoires et va la recevoir. »

Mais Catherine n’était pas moins agitée que sa suivante : il devait se passer quelque chose de grave si Wanda, de santé si délicate, et qui ne sortait jamais le soir, venait à pareille heure.

« Mes bonnes chéries ! » s’écria la maréchale en se jetant avec effusion au cou de ses deux amies.

C’était une femme d’apparence très mignonne ; elle avait les traits d’une mobilité extraordinaire, et dans ses yeux pâles se lisait une expression d’inquiétude perpétuelle.

« Marylka n’est pas ici ? ajouta-t-elle vivement, ah ! tant mieux !… c’est que j’ai à vous parler en particulier,… il s’agit de ce bal… Mon pauvre Thadée en est revenu si sombre… Il n’a pas voulu me dire ce qui s’est passé entre eux deux… Mais, je le devine, elle l’aura découragé… Du reste il l’accuse d’être si froide, si changée depuis quelque temps… Mon Dieu, il n’y a là peut-être qu’un caprice de jeune fille, mais il faut si peu de chose pour contrarier les hommes,… une paille suffit quelquefois dans leur chemin. Toute la journée j’ai réfléchi… et je me suis demandé… Ah ! mes bonnes amies, vous allez dire que je suis folle ! mais vous savez comme je vous parle toujours à cœur ouvert ; je me suis demandé si une personne malintentionnée n’aurait peut-être pas rapporté à la chère enfant quelque vétille exagérée sur mon fils. Oh ! je n’ignore pas que le pauvre garçon a des peccadilles à se reprocher, mais on ne sait pas les tentations auxquelles est exposé un jeune homme dans cette abominable vie de garnison ! »

Tout en parlant, la maréchale scrutait avec anxiété le visage des deux vieilles filles. Pouvait-elle leur dire les angoisses qui l’avaient déchirée depuis quelques jours et la découverte dans la chambre de son fils, où elle avait l’habitude de fureter, de certain billet portant le timbre de Lublin, et dont les simples lignes sans signature aucune l’avaient tellement effarée ? Et quand elle avait interrogé l’officier à ce sujet, il s’était violemment emporté, lui reprochant de fouiller dans sa vie privée !… Alors, elle, faible comme toujours, s’était tue, mais elle était restée sous le coup d’une menace de malheur. « Il me serait si dur, continua-t-elle en donnant cette fois un libre cours à ses larmes, de renoncer à la joie de nommer cette chère enfant ma fille, — et je n’ai d’espoir qu’en elle pour arracher Thadée à la vie militaire ! »

Catherine se taisait. L’attitude de Marylka hier soir ne l’avait que médiocrement rassurée.

« Écoutez-moi, Wanda, dit-elle tout à coup, il faut que vous causiez vous-même avec ma nièce ; c’est une enfant exaltée, imbue d’idées un peu excentriques, mais elle a du cœur. Prenez-la par les sentiments, et j’ai idée que vous seule en viendrez à bout !… Prétextez un voyage de ces messieurs… et demandez-la-moi un après-midi… »

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Il était neuf heures du soir quand Marylka, ramenée par Catherine, quittait enfin le château, tandis qu’une grosse pluie d’orage ruisselait mélancoliquement le long des vitres de la voiture.

Blotties chacune dans leur coin, elles ne se parlaient pas, et Marylka écoutait oppressée les battements de son cœur. De temps en temps elle sentait peser sur son front le regard interrogateur de sa tante ; alors un frisson d’impatience la prenait, et il lui semblait que les mailles du réseau qui l’enveloppait depuis la veille se resserraient de plus en plus.

C’était dans le boudoir intime de la maréchale qu’elle avait été reçue, une petite pièce encombrée de bibelots et de jolis meubles, tous choisis par Thadée. Les murailles étaient tendues de jolie soie fleurie, un parfum subtil flottait dans l’air, et elle revoyait, parmi les floraisons odorantes et tout à côté d’un guéridon bas où étaient assemblés les derniers romans de la saison, la maréchale en déshabillé somptueux, accoudée sur sa chaise longue. Oh ! la voix tour à tour doucereuse et suppliante, les éclairs inquiétants de ses prunelles claires et les chatteries, les compliments même dont elle avait été accablée. Et tandis que la maréchale lui disait l’amour,… l’adoration de son fils,… elle, Marylka, toute froide, demeurait silencieuse.

« Savez-vous bien, ma mignonne, que vous êtes l’unique femme au monde pour laquelle il renoncerait à cette carrière militaire, notre cauchemar à son père et à moi ! Comprenez-vous maintenant l’empire que vous avez sur lui ? et comment le bonheur de trois personnes est entre ces petites mains-là !… Ah, Marylka ! cette œuvre de charité,… de patriotisme,… de dévouement… ne la tenterez-vous pas ?… »

Puis, changeant de tactique, elle avait rappelé à la jeune fille la lettre affolée écrite par elle deux ans auparavant, lors de la maladie et du désastre de son père, et elle revenait avec une insistance perfide sur l’empressement qu’avait mis Thadée à accourir à son appel.

« Il était fou, ce jour-là !… jamais le train ne l’amènerait assez vite en Podolie !… et à son retour ! avec quel enthousiasme il nous parlait de vous, ma mignonne,… et de votre cher père dont l’accueil l’avait si profondément touché !…

— Oui, murmurait Marylka, plus émue qu’elle ne prétendait le paraître, je n’oublierai jamais combien M. Thadée a été bon pour nous alors… » Mais elle en voulait à la maréchale de chercher à l’attendrir par ces souvenirs-là ; elle comprenait qu’en échange des consolations apportées aux derniers moments de son père on lui demandait de rendre aujourd’hui un fils à ses parents… À la fin, vaincue par une crise de larmes de la maréchale, elle avait promis de réfléchir…

Cette nuit-là, dans le silence de sa petite chambre, les yeux tout grands ouverts, sondant l’obscurité, elle réfléchissait…, Thadée était-il bien le compagnon qu’elle aurait choisi ?… Et, à cette pensée, son cœur se serrait !… Mais puisqu’on ne choisit pas,… les femmes du moins !… Il était affectueux, gai,… plaisait à toute sa famille. M. Ladislas lui-même l’avait trouvé charmant… Pourquoi, mon Dieu ! ce mariage, qui eût rendu joyeuses tant de jeunes filles, excitait-il en elle si peu d’enthousiasme ?… Et puis elle se raisonnait… Pour une fille sans fortune comme elle, c’était un parti inespéré… « Il est certain, pensait-elle, que, si je refuse, la vie avec tante Catherine ne sera plus tolérable. Comme ce serait bon de demander conseil à quelqu’un maintenant ! » Mais c’est en vain qu’elle passait en revue tous les gens qu’elle connaissait. Ah ! si Voytek était encore son ami ! et, à l’évocation de ce nom, sa gorge s’étrangla, ses lèvres eurent un pli amer, et elle enfouit sa tête dans l’oreiller, incapable de penser à autre chose qu’à cette peine inouïe qu’il lui avait faite l’autre jour, alors qu’elle venait si ingénûment à lui… « Oh ! mon Dieu, je suis donc toute seule !… toute seule », balbutiait-elle.

Quand elle ouvrit ses yeux à l’aube, elle aperçut Rose penchée sur elle qui la regardait.

« Oh ! ma tante !… si vous saviez ! la maréchale m’a demandé d’épouser son fils !

— Et que lui avez-vous répondu, ma chérie ?

— Mais rien,… rien encore ; … c’est terrible de prendre une décision pareille !

— Thadée est un beau parti !

— Oh ! je sais.

— Et, s’il veut donner sa démission, il n’y a vraiment plus rien à dire…

— Non, rien…

— Et alors, ma mignonne, je suppose que vous direz oui ?

— Je suppose…

— Je voudrais vous voir dire cela avec plus d’entrain.

— Moi aussi !… La vérité, tante Rose, c’est que je ne l’aime pas assez pour dire oui… et trop pour dire non !… et que je me casse la tête pour trouver un bon motif de refus ; … mais c’est plus fort que moi !… » Et elle éclata en sanglots.

Tout émue, Rose n’insistait plus, devinant le combat qui se livrait dans ce jeune cœur.

À la fin, Marylka releva la tête. « Croyez-vous, dit-elle avec anxiété, que ce mariage aurait fait plaisir à mon père ?

— Au dire de votre mère,… oui ; … je tâcherai de retrouver la lettre où justement elle y fait allusion. »

La jeune fille poussa un profond soupir, mais, pendant la semaine qui suivit, elle restait encore indécise, à la grande irritation de Catherine. À la fin, la vieille demoiselle, énervée de cet état de choses, dut écrire sans doute à sa belle-sœur Nathalie, car, peu de jours après, elle tendait à Marylka un billet plié en quatre.

« Tenez, lisez ceci, c’est une lettre de votre mère, arrivée à l’instant ; vous verrez que feu Ladislas rêvait pour vous ce mariage : ce serait, disait-il, le meilleur moyen d’acquitter sa dette !… Mais il n’osait espérer la réalisation d’une telle chimère… »

Marylka s’était jetée sur la lettre et la dévorait. Longtemps elle resta abîmée dans sa lecture, longtemps elle essaya de retenir les larmes pressées qui s’amassaient sous ses paupières.

« Et si je refusais ? demanda-t-elle enfin d’une voix troublée.

— Je vous tiendrais pour folle !… dit Catherine, et je me dirais que vous avez eu grand tort de quitter l’égide maternelle.

— Fi ! ma sœur » ! s’écria Rose, blessée d’une pareille dureté.

Mais Marylka l’avait interrompue, et doucement :

« Rassurez-vous, ma tante, dit-elle résolument, vous pouvez dire à Thadée qu’il vienne… Mon père avait raison, ce sera le meilleur moyen d’acquitter sa dette ! »


xix


L ’automne touchait à sa fin, peu à peu on rentrait à Lublin, et c’étaient chaque jour des voitures encombrées de bagages qui traversaient la chaussée.

Dans le jardin de la villa, les feuilles s’amassaient, balayées par le vent du nord, et les grands tournesols, dépouillés de leur corolle dorée, penchaient languissamment leur tête chargée de lourdes graines.

Toutes larges ouvertes, les fenêtres du rez-de-chaussée montraient le va-et-vient des domestiques qui frottaient, époussetaient à la hâte.

« Il y a du nouveau, disait le valet de chambre au concierge qui l’aidait dans sa besogne, Mlle Marylka va sans doute épouser M. Thadée Radowski, l’officier de dragons.

— Hé ! un fameux parti !

— Oui, et on dit qu’il va donner sa démission pour se marier…

— Ça fera donc deux noces dans la maison !

— Comment cela ?

— Mais oui, la fille du propriétaire, qui épouse Isaac Mendel !…

— Ah ! » fit dédaigneusement le valet de chambre.

Ces nouvelles, portées de bouche en bouche, avaient bien vite franchi l’escalier de service, pénétré à tous les étages et, s’insinuant dans chaque appartement, étaient ainsi parvenues aux oreilles de Rebecca, la femme du propriétaire, qui pétrissait des gâteaux de pavot dans la cuisine :

« Hé !… Lia, — cria-t-elle de cette voix gutturale et chantante des juifs russes, en employant le jargon moitié allemand, moitié hébraïque usité, — entends-tu ?… le riche Thadée Radowski, l’officier de dragons, qui va quitter l’armée pour épouser la demoiselle Marylka, celle de notre parterre !… »

Lia, qui brodait dans un coin, releva la tête.

« Donner sa démission ! » dit-elle seulement.

Et son visage blêmit au point que ses yeux se creusèrent brusquement et parurent bien plus grands encore.

Une servante juive entra, amenant les enfants de l’école : les garçons en petite culotte fendue montrant un bout de chemise, le visage encadré de deux longues mèches plates de cheveux, les fillettes, rousses, ébouriffées, bavardes et remuantes ; et, comme la cuisine s’était emplie de cris et de jacasseries, Lia sortit lentement. Elle chancelait un peu et avait mis la main sur son cœur pour en contenir les battements précipités. Il se mariait !… et ces rumeurs auxquelles jamais elle n’avait voulu ajouter foi étaient réelles !… Il se mariait !… sans s’être même donné la peine de rompre leur misérable liaison !… rien qu’un peu plus de froideur,… un peu plus d’indifférence,… et puis… le silence ! Oh Dieu ! où donc était-il le temps où il était à ses pieds, où il la nommait sa reine !… Six mois tout au plus s’étaient écoulés depuis lors !… Et elle se rappelait le début de leur intimité. C’était à Zamosc, près de la forteresse où il tenait garnison ; elle demeurait chez sa tante et il trouvait toujours un prétexte pour venir à la distillerie. Et quand il lui avait souri la première fois, quand il avait emprisonné sa taille mince dans ses deux mains, en attirant son visage tout contre le sien, elle s’était sentie mourir… Le monde où elle avait vécu jusque-là s’était comme effondré, et elle avait compris que pour l’amour de cet homme, de ce goïm[1], comme disaient les siens avec mépris, elle serait capable de braver les lois talmudiques, le Kahal[2] et Bet-dine[3] ! Il lui appartenait alors !… posait sa tête sur ses genoux, couvrait ses mains de baisers et répandait des roses autour d’elle, ou bien,… blottis tous les deux au fond d’un traîneau, enveloppés de riches fourrures, ils se laissaient emporter à travers la forêt étincelante de neige, oubliant tout excepté, leur radieux amour…

« Tu es belle comme Balkis, la divine reine de Saba !… » lui disait-il, et ils faisaient des rêves d’or, cherchant le moyen de fuir ensemble à l’autre bout du monde… Il demanderait à être envoyé dans un régiment du Caucase,… elle le suivrait et, sur cette terre sauvage où les préjugés de la civilisation n’avaient pas encore pénétré, ils s’aimeraient librement à la face du ciel. Il n’y avait que six mois de cela !… Rappelée brusquement à Lublin par son père qui avait sur elle des projets de mariage, elle l’avait quitté la mort dans l’âme, essayant de croire aux promesses formelles qu’il lui faisait de tenter l’impossible pour l’empêcher d’appartenir jamais à un autre ; mais, malgré elle, des pressentiments la hantaient déjà et il lui semblait qu’en quittant Zamosc, elle y laissait les cendres de son amour.

Depuis, les lettres et les visites de l’officier s’étaient faites rares ; elle devinait que la pensée de la voir réintégrée chez ses parents l’irritait ; mais quand elle lui offrait de tout quitter pour lui plaire, de le suivre où bon lui semblerait, il hésitait,… donnait de vagues réponses : il fallait qu’elle eût encore un peu de patience, il était l’homme des résolutions soudaines,… au dernier moment il trouverait un moyen,… mais à aucun prix il ne permettrait qu’elle appartînt à ce talmudiste !…

Et maintenant… brutalement, sans préparation aucune,… elle apprenait ce mariage ! La tête vide,… les mains molles, elle s’était laissée tomber sur un siège près de la fenêtre, collant son visage à la vitre pour essayer de rafraîchir son front brûlant.

Ainsi… pour plaire à cette nouvelle conquête… il consentait à donner sa démission !… Ah ! comme il le regretterait !… et comme il le lui ferait payer cher, son sacrifice, à cette Marylka !…

Croyait-elle donc le tenir,… l’aveugle ! et ignorait-elle que rien au monde n’était capable d’arrêter cet homme quand il s’agissait de satisfaire un de ses caprices !… Aujourd’hui c’étaient ses liens avec l’armée qu’il brisait,… demain ce seraient ceux du mariage qu’il ferait casser !… Quels obstacles existaient donc pour lui ?… Oh ! les larmes de sang qu’il lui ferait verser, à cette femme, en échange du semblant de bonheur qu’il lui donnerait…

Un anéantissement la prenait, elle regardait comme hébétée la longue allée d’acacias qui se déroulait devant elle.

La vie lui faisait horreur !… tout était gouffre autour d’elle, elle se demandait à quoi bon l’existence… et elle eût voulu se glisser dans ces ténèbres sans fond et disparaître pour toujours. Alors, brusquement, la pensée de son prochain mariage lui vint, et elle eut un frisson d’angoisse.

À ce moment, une voiture chargée de malles s’arrêta devant la maison, et Marylka en descendit suivie de ses tantes.

Un cri mourut dans la gorge de Lia, elle se rejeta en arrière en un sursaut d’agonie.

Oh ! le supplice allait commencer maintenant ! Farouche, elle avait bondi de l’autre côté de la chambre, ouvert toute grande la porte. La voix de sa belle-mère cria : « Lia, Lia, viens ici !… » Mais elle ne l’écoutait pas. Déjà elle était au bas de l’escalier, traversait le jardin, et maintenant elle courait à travers la grand’route, les yeux égarés. Sur le pas d’une vieille masure, Golda, la colporteuse, était assise.

« Hé ! Lia, cria-t-elle,… attends un instant !… Où cours-tu comme cela le matin ? »

Elle s’arrêta à contre-cœur.

« Golda sait bien que c’est aujourd’hui le jour du bain ! » dit-elle impatiente, et elle reprit sa course. C’était sur la rivière même qu’était situé l’emplacement clôturé où se baignaient les femmes juives. Un escalier précédé d’une galerie et d’une vaste cabine y donnait accès.

Çà et là, entre les eaux transparentes, on voyait glisser de belles jeunes filles souples comme des ondines, vêtues de longues chemises roses ou bleues, et elles plongeaient sous l’onde verdâtre, se jouaient à fleur d’eau en tournant vers le ciel leur profil oriental, tandis que, sur le bord, des vieilles accroupies, toutes nues, se savonnaient à grands tours de bras. Suspendus en grappes aux marches de l’escalier, des gamins de huit et neuf ans barbotaient bruyamment.

Soudain une clameur monta de la rivière, puis un tumulte… suivi d’un plongeon rapide,… une courte lutte… et brusquement on vit apparaître à la surface de l’eau un visage si pâle que la mort semblait y être écrite.

« Qu’est-il arrivé ?… que se passe-t-il ? » et des questions s’entre-croisaient dans les groupes.

« C’est Lia, la fille d’Aaron, le riche marchand de grains ! Quel accident ! haïvaï ! … Sans Gunhilde, elle se serait noyée sûrement !… »

On avait porté la jeune fille dans la cabine, et l’on s’empressait autour d’elle, Golda, venue, on ne sait comment, aidait à lui faire reprendre connaissance. Quand elle fut revenue à elle, et rhabillée, elle considéra un instant d’un œil sombre toutes les figures curieuses qui se penchaient sur elle, puis, avec une hâte fébrile, elle courut vers la porte comme pour se sauver, mais aussitôt ses forces la trahirent, et on fut obligé de la ramener chez elle en voiture.


xx



L ’accident arrivé à Lia, car c’est ainsi qu’on qualifiait l’événement dans la maison, avait beaucoup préoccupé Marylka ; la similitude de leur position à toutes les deux la frappait plus encore qu’autrefois. Mais quand elle avait voulu exprimer sa sympathie à la jeune juive, elle s’était heurtée à une hostilité muette, inexplicable, accompagnée de regards farouches qui longtemps l’avaient poursuivie.

Heureusement que jusqu’ici la présence de Thadée n’était pas venue envenimer encore davantage la situation. L’officier faisait en ce moment les démarches nécessaires pour obtenir un congé d’abord et pour que sa démission fût acceptée ensuite ; il n’était donc pas près d’arriver. Marylka ne s’en plaignait point, et jouissait de ce dernier temps de liberté en sortant le plus souvent possible avec tante Rose ; c’était d’ordinaire vers la solitude du jardin de Saxe que se dirigeaient leurs pas.

Un après-midi qu’elles voulaient traverser la chaussée, un cortège funèbre leur barra le passage. En tête marchaient les popes à la longue chevelure, qui psalmodiaient lugubrement ; derrière eux, les diacres qui portaient, dans des plats d’argent, le riz qu’on allait déposer sur la tombe ; enfin le cercueil découvert d’où émergeait, sur un coussin de satin blanc, la face grimaçante du mort. Rose, qui redoutait ces spectacles, se rejeta brusquement en arrière, mais, à ce moment, une vigoureuse poussée de la foule la sépara de sa nièce. Effrayée, la jeune fille cherchait à rejoindre sa tante, quand elle vit soudain Voytek fendre la foule, aller droit à la vieille demoiselle, et lui offrir le bras.

À la vue du jeune homme qu’elle n’avait pas revu depuis le bal, tout le sang de Marylka afflua vers son cœur, et elle se sentit pâlir.

Tout aussitôt une éclaircie dans la foule lui permit de se rapprocher de Rose, mais la pauvre demoiselle était encore si tremblante que les deux jeunes gens durent presque la porter jusqu’à un banc du parc.

Il faisait un de ces petits froids piquants de fin octobre où les feuilles sèches, toutes couvertes de givre, craquent sous le pied qui les foule.

« Je ne vous savais pas à Lublin, avait dit Marylka à Voytek, affectant une voix indifférente.

— Oh ! je n’y suis que de passage,… je n’y viens jamais… C’est bien pour cela que j’ai tardé si longtemps à vous présenter mes vœux, mademoiselle Marie.

— Quels vœux ?…

— Mais pour votre prochain mariage, dont tout le monde parle !…

— Ah ! oui,… c’est juste. »

Elle dit cela d’une voix brève. Aucune rougeur n’était montée à son front, aucun sourire heureux n’avait illuminé ses yeux.

Il fut frappé de cette tristesse, et se tut, gêné…

Elle, au contraire, paraissait plus à l’aise maintenant, le regard un peu fier, attendant qu’il parlât. Et devant cet œil limpide où il lisait comme un reproche caché, il sentit pour la première fois la pointe d’un remords l’atteindre en plein cœur.

« Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez », balbutia-t-il humblement.

Reposée, à présent, mais toujours émue, Rose s’était levée, désirant rentrer.

« Vous me permettez de vous reconduire ? » avait demandé le jeune homme.

Et, tandis qu’il marchait devant, avec la vieille demoiselle, Marylka s’attardait sous les grands arbres dépouillés de leurs feuilles, dont les branches menues faisaient sur le ciel bleu, traversé du vol noir des corbeaux, une fine guipure.

« Vous devez me trouver bien absurde, disait Rose en s’appuyant au bras de son cavalier,… mais je suis si impressionnable, et ces enterrements me révolutionnent toujours !…

— Mlle Marie est bien pâle, elle aussi, aujourd’hui…

— Bah !… c’est peut-être à cette idée de mariage que vous avez réveillée, et j’avoue qu’à sa place… je serais toute pareille !

— Elle fait pourtant… un mariage d’inclination… », murmura-t-il, et, en disant ces mots, il attachait sur la vieille demoiselle un regard si anxieux qu’il semblait que toute sa vie eût dépendu de ce qu’elle allait lui répondre.

Rose lui jeta un petit regard moqueur.

« D’inclination !… dit-elle avec un éclat de rire ! Vous croyez encore à ces chimères-là !… C’est-à-dire que Marylka… en fille raisonnable, s’incline devant les meilleures raisons du monde,… voilà tout ; appelez ça inclination, si vous voulez !… »

Dans l’étroite rue solitaire où les cailloux blanchis par le gel scintillaient sous la caresse du soleil, Voytek marchait à grands pas avec l’air hagard d’un homme ivre. Marylka faisait un mariage de raison ! elle souffrait… Oh oui !… elle souffrait, il le sentait maintenant ! Sa Marylka,… celle qu’en dépit de tout il n’avait pas cessé d’adorer… Et ce n’était pas vrai qu’elle avait menti,… ce n’était pas vrai qu’elle avait voulu se jouer de sa crédulité. Oh ! le doute, la méfiance ! et cet orgueil indomptable surtout, d’un cœur comprimé depuis l’enfance et qui n’a jamais eu l’audace de forcer les portes enchantées du bonheur ! Comme il s’en voulait maintenant !… Quels reproches sanglants il se faisait : elle souffrait, et lui, égoïste, aveugle,… il s’était complu dans sa propre misère, l’avait couvée, bercée, s’isolant de tous, et lorsque, dans cette soirée de septembre, elle était venue à lui, rayonnante de beauté, les mains tendues, un sourire dans ses yeux si purs et de si douces paroles aux lèvres, il l’avait repoussée durement, avec des sarcasmes presque…

Un voile se déchirait devant lui. Il devinait combien son âme fière avait été meurtrie par l’abandon de celui qu’elle nommait si ingénument son ami,… son frère ! Elle l’avait appelé peut-être dans ses nuits d’angoisse, alors qu’elle luttait contre la destinée ! appelé en vain, et maudit sans doute !… Marylka !… Comme il l’avait trouvée pâlie, affinée,… idéalisée par cette épreuve, et plus touchante cent fois d’avoir souffert !

Puis, se reprochant son égoïsme, il se dit qu’il devait, à tout prix, au moins veiller de loin sur elle !… Qu’importe si les morsures de la jalousie le torturaient, qu’importe si son cœur broyé criait de douleur,… il serait là invisible, toujours,… mais aussi toujours prêt à la secourir !


xxi



C omprenez-vous ce Thadée qui voudrait à présent nous faire hiverner à Varsovie ? disait Catherine au cousin Boleslas… Ah ! mais non, par exemple ! il nous a déjà traînées à Naleczow,… mais Varsovie !… c’est un peu trop fort… Et cette Wanda,… faible comme toujours, qui m’adresse également des épîtres suppliantes !… Je ne peux cependant pas comme elle me plier à toutes les fantaisies de son cher enfant !… je voudrais savoir ce qui déplaît tant à ce capricieux officier dans ce Lublin !

— Mais, dit le vieux gentilhomme d’un ton moqueur, c’est peut-être indiscret ce que vous demandez là. Sait-on jamais, avec les mauvais sujets !…

— Fi ! Boleslas, vous voyez toujours du mal partout ! »

Le refus très net de Catherine avait profondément irrité Thadée, et, dans sa mauvaise humeur, il s’en prenait surtout à sa mère. C’est que la perspective de faire la cour à Marylka dans le proche voisinage de Lia lui était insupportable. Il connaissait la nature exaltée de la jeune juive. Savait-on à quelles extrémités elle pouvait se porter ? Et ce mariage dont elle lui avait parlé,… n’était-ce point un leurre ?… Ah certes, une fois sous l’autorité de son talmudiste, avec la crainte du kahal et des juges, il n’y aurait plus rien à redouter… Mais, d’ici là, que de précautions à prendre ! Il faudrait ne faire que de courtes apparitions à Lublin, y vivre dans des transes continuelles,… une existence absurde, quoi !… Comment diable Catherine était-elle venue justement se loger dans cette maison israélite ? N’y avait-il pas assez d’appartements en ville ? Un télégramme de sa mère, lui rappelant que le prochain anniversaire de Marylka approchait, le força à prendre un parti. Soit, il irait à Lublin ; mais, afin de se donner plus d’entrain et se prémunir davantage contre les surprises de Lia, il racolerait au club quelques-uns de ses plus joyeux camarades.

Deux jours plus tard une troupe de jeunes élégants, parmi lesquels Thadée, muni d’une fantastique corbeille de roses, se faisaient conduire à la villa.

« Ah ! s’écria triomphalement Catherine en apercevant son favori, je savais bien, moi, qu’il viendrait aujourd’hui ! »

Et elle baisait maternellement le front du jeune homme, qui, à son tour, lui embrassait les mains. Mais l’enthousiasme de la vieille demoiselle n’était que médiocrement partagé par le groupe de ses habitués. En général ce mariage avait été froidement accueilli par eux : était-ce la personnalité de Thadée, sa carrière militaire ou sa mauvaise réputation ?

Cependant, en face des mines irritées de leur autocratique amie, ils s’étaient efforcés de déguiser leurs sentiments, en sorte que, bon gré mal gré, ils s’empressaient autour du jeune homme et lui apportaient leurs congratulations. Assise au piano, à l’autre bout du salon, et tout absorbée par de vieilles chansons de l’Ukraine qu’elle chantonnait à mi-voix, Marylka ne s’était pas aperçue tout de suite de l’entrée des jeunes gens. Mais, à une exclamation plus vive de sa tante, elle releva la tête, et brusquement sa voix s’étrangla dans sa gorge, tandis qu’une ombre imperceptible voilait son front. Puis, toute blanche, un peu tremblante, elle traversa résolument le salon et alla droit à l’officier qui lui tendait sa corbeille.

« Oh ! c’est trop beau », murmura-t-elle seulement, en prenant de ses mains l’énorme touffe de roses.

Thadée, alors, tout heureux et avec le sourire satisfait d’un légitime propriétaire, lui présenta ses amis, s’amusant de leur enthousiaste admiration.

Seule Marylka avait remarqué dans les façons de Thadée une surexcitation inaccoutumée. La fatuité bruyante avec laquelle il lui avait présenté ses camarades, son entrain, les regards brûlants qu’il lui jetait à la dérobée, tout cela lui causait un malaise, et elle se sentait envahir par une indéfinissable tristesse.

Comme la nuit tombait, quelqu’un proposa d’aller entendre à la cathédrale un ténor de talent qui devait y chanter. Des fiacres avaient été requis ; mais, au moment où Thadée faisait place à Catherine et à Marylka, une sorte d’attraction hypnotique l’ayant forcé à relever la tête, il vit soudain, dans l’encadrement d’une fenêtre du premier étage, un visage exsangue et deux yeux ardents qui le regardaient, et c’était à croire que cette face pâle fût encastrée dans la vitre, tant elle était d’une immobilité effrayante.

Un peu agacé, il haussa les épaules avec une petite toux nerveuse qu’on eût pu prendre aussi bien pour un ricanement.

Marylka était placée juste en face de lui dans le coupé, et elle s’étonnait de l’éloignement qu’il lui inspirait particulièrement ce soir ; mais, ce qui la frappait surtout, c’était ce pli amer des lèvres, qui révélait tout un coin énigmatique du caractère. On y lisait une fugitive expression de dureté, jamais pressentie jusqu’ici. La bouche souriait pourtant, mais il y avait dans l’éclair fuyant du regard quelque chose qui démentait ce sourire.

D’où venait cette altération soudaine ?… Et, silencieuse, agitée d’un incompréhensible pressentiment, Marylka entrevit l’avenir avec angoisse !

Maintenant, sous la grande voûte à demi ensevelie d’ombre de la cathédrale, parmi les fresques rongées d’humidité qui s’effritaient, une voix grave montait, accompagnée des accords de l’orgue. Extasiée, Marylka écoutait, agenouillée dans sa stalle, les psaumes admirables de Marcello, et son âme fondue en délices oubliait tout : monde,… misères,… déceptions ; ses nerfs se détendaient, elle éprouvait comme la révélation d’une existence nouvelle, inconnue jusqu’ici ; elle devinait des bonheurs cachés,… des félicités inouïes… Ses joues étaient mouillées de larmes, elle aurait voulu mêler sa voix à ce cantique passionné.

À ce moment, venant de l’ombre d’un pilier, elle sentit un regard intense l’envelopper, et, comme elle cherchait à voir qui pouvait la regarder ainsi, elle reconnut Voytek, dont elle ignorait la présence à l’église.

Un instant, les éclairs de leurs yeux se fondirent en une communion muette, mais tout de suite elle abaissa les paupières.

Des fragments du Stabat Mater de Pergolèse et de Palestrina se succédèrent à l’orgue, puis le chant se tut enfin. Marylka regarda autour d’elle, mais Voytek avait disparu.

Lentement la foule s’écoulait, lorsque Thadée, toujours en quête de nouveauté, engagea ces dames à ne pas quitter la cathédrale sans visiter la sacristie, bâtie par les jésuites, et qui offrait une singulière particularité. Construite en ellipse, on pouvait causer, disait-on, à voix très basse à l’une des quatre extrémités de la salle et être parfaitement entendu au point opposé.

C’était une pièce vaste, mystérieusement éclairée par une lampe rougeâtre, qui jetait en se balançant de furtives lueurs. Un prêtre en surplis blanc feuilletait un bréviaire, et, au loin, le grondement des orgues paraphrasant les psaumes allait réveiller dans le clocher les corneilles endormies.

Bercée dans son rêve, Marylka s’avançait à pas automatiques. On lui avait dit de se placer toute seule dans un angle de la salle, et elle obéissait, regardant sans la voir la masse indistincte de jeunes gens qui se mouvait, à l’autre extrémité de la courbe elliptique. Tout à coup une voix très nette résonna à son oreille : « Marylka est bien dans les nuages ce soir ! Ne daignera-t-elle pas en descendre pour écouter son humble serviteur ? » Elle poussa un petit cri. « Oh ! dit-elle en regardant alentour,… qui donc est là ? » Mais elle était absolument seule, et c’était bien la voix sonore du cousin Boleslas qu’elle avait entendue. Intriguée et amusée à la fois, elle se rapprocha de la muraille fée, et, tour à tour, recueillit des phrases banales, compliments ou madrigaux, qui s’y succédaient et auxquels elle répondait en riant.

Soudain une voix vibrante, mais douce cependant comme le souffle d’un baiser, prononça son nom. Saisie par cette intonation plus tendre que les précédentes, elle écouta : « Marylka, pardonnez-moi ! disait la voix, mais je vous aime comme un fou, oh ! depuis si longtemps ! »

Son cœur avait cessé de battre. Qui donc osait ainsi lui parler d’amour ?… Mais c’est en vain qu’elle essayait de distinguer un visage parmi le groupe confus qu’elle voyait à l’autre bout de la salle. Profondément émue, elle quitta brusquement sa place, ne voulant pas en entendre davantage, et alla rejoindre ses tantes.

À la sortie de l’église, la soirée étant très belle, elle refusa de monter en voilure, et tandis que Thadée s’asseyait dans la calèche à côté de Catherine, elle se suspendit au bras du cousin Boleslas, cherchant, toute rêveuse, à deviner qui avait pu lui parler tantôt. Serait-ce Thadée ?… mais un secret instinct lui disait que c’en était un autre. Brusquement le nom de Voytek se présenta à son esprit ; alors un flot de sang empourpra ses joues. Pourquoi cette idée la troublait-elle si fort ?… Voytek ? Mais d’abord, elle ne l’avait pas revu en sortant…

De retour à la villa, Thadée la rejoignit aussitôt, se plaignant d’avoir été si longtemps séparé d’elle, et il était particulièrement tendre ce soir, cherchant à l’attirer dans l’embrasure de la croisée pour lui murmurer à l’oreille de douces paroles :

« Quand donc aurai-je le droit de vous emporter comme mon trésor,… loin,… loin,… vers un ciel toujours bleu… où il n’existera plus au monde que nous deux, où vous serez mienne pour toujours !… Mais je sens que vous ne m’aimez pas comme je le voudrais, Marylka ; je vous trouve si froide, si calme ; … regardez-moi, ne voyez-vous pas que je vous aime comme un fou ! »

Elle tressaillit, car c’était la même phrase que là-bas !… mais ne répondit pas, les yeux vagues, avec l’air plutôt de songer à autre chose. « C’est lui qui m’a parlé dans la sacristie », se dit-elle ; et la pensée que ce n’était pas Voytek la déchirait ; oui, ce ne pouvait être que Thadée, une de ses phrases banales,… comme il en disait tant… Pourtant elle ne l’interrogeait point, préférant encore l’incertitude, et elle restait devant lui, toute blanche, perplexe, la tête un peu vide, avec un grand effroi au cœur.

À minuit enfin, quand le dernier convive se fut retiré, elle courut à son petit réduit, s’abattit au pied du lit, et là, dans un grand sanglot, c’est le nom de Voytek qui s’échappa de ses lèvres.

Voytek !… Dieu ! que se passait-il en elle ? Il lui était cher à ce point,… elle l’aimait… autrement que comme un frère ?… Son front rougissait de honte !… Oh ! cette attirance irrésistible ! ce bouleversement de tout l’être ! et, quand elle avait cru reconnaître sa voix… l’angoisse, à la fois peureuse et passionnée, qui l’avait enveloppée !… Tout cela, c’était donc de l’amour ? Des larmes douloureuses obscurcissaient ses paupières, elle souffrait horriblement. Et fallait-il qu’elle s’aperçût de cette tendresse alors qu’elle était promise à un autre ! Oui, elle l’aimait, ce Voytek, de toutes les forces de son être ; et ce quiproquo fatal l’en avait instruite ! Épousée par lui, elle eût été capable de toutes les vertus, de tous les héroïsmes ; avec Thadée, au contraire, ses défauts prendraient le dessus, sa vie serait terne, sans but, sans utilité, comme celle de ces frivoles mondaines qui l’entouraient. Puis, dans sa conscience loyale, elle s’épouvanta. Comment oserait-elle promettre de l’aimer, cet homme, quand elle venait de s’apercevoir que son cœur était tout à un autre ? D’un mouvement farouche, elle s’était relevée… « Je vais aller trouver ma tante,… je lui dirai que ce mariage est impossible !… » Elle avait la tête en feu, ses mains étaient brûlantes…

Ayant allumé une bougie, elle courut à la chambre de la vieille demoiselle, poussa la porte. Catherine commençait à s’endormir. Cette brusque lumière qui blessait sa vue lui fit faire un sursaut.

« Eh bien, Marylka,… êtes-vous folle ? Que lui prend-il donc à cette petite ? Vous allez mettre le feu à mon lit !

— Ma tante, je suis venue vous dire que je ne peux plus épouser Thadée…

— Ah çà ! ma pauvre enfant, seriez-vous somnambule, par hasard ? » et elle la regardait avec ahurissement.

« Non, non, j’ai tout mon bon sens, mais, quand j’ai promis d’être la femme de Thadée,… je… ne savais pas,… je ne comprenais pas… Sa voix était entrecoupée par les sanglots… Aujourd’hui… c’est impossible,… jamais je ne pourrai être à lui !

— Et c’est justement au moment où votre fiancé vient d’envoyer sa démission à Pétersbourg, et brise pour vous sa carrière de prédilection, que vous m’annoncez cette jolie nouvelle, dit froidement Catherine, je vous en félicite. »

Marylka avait pâli. C’est vrai ! elle ne pensait plus à tout cela.

« Avouez que c’est bien lâche, ce que vous faites là !… Je vous croyais plus de cœur !… Et le désespoir de ce malheureux,… vous le comptez pour rien !… La déception de ses parents !… votre fameuse dette paternelle,… car c’est cela qui vous a décidée ! rien ne vous importe donc plus ? Eh bien, moi, je vous dis que dans la vie on doit mieux savoir ce qu’on veut. Il est trop tard maintenant pour revenir en arrière,… il faut vous résigner… et vous ne mourrez pas, ma foi, pour épouser un charmant garçon que toutes les jeunes filles du pays vous envient ! J’ignore quelle lubie vous est passée par l’esprit, mais je vous engage à aller dormir : la nuit porte conseil ; demain, j’espère, vous vous réveillerez en possession de votre sens commun, qui me fait joliment l’effet de battre la campagne ce soir. »

Lentement, à reculons, toute secouée par ces reproches, Marylka s’était éloignée, un profond découragement l’accablait ; — hélas ! ce n’était plus l’heure de la révolte, mais bien celle de la résignation, du sacrifice, qui avait sonné pour elle.


xxii



L e lendemain, vers le crépuscule, Thadée arrivait à la villa accompagné d’un de ses amis. Dans le jardinet ravagé par les bourrasques, les beaux tournesols de naguère gisaient à présent piétinés et brisés. De nombreuses voitures découvertes encombraient la chaussée, et il en descendait quantité de femmes israélites en éclatantes toilettes de soie et de velours, tandis que, sur le pas de la porte, des enfants en haillons, mendiants ou colporteurs, se pressaient avec curiosité.

« Tiens, il y a une noce juive dans la maison », dit le Varsovien.

Thadée tressaillit : serait-il possible que ce fût la noce de Lia ?

En traversant le corridor, une foule bruyante d’hommes qui s’engouffrait dans les escaliers arrêta les jeunes gens. En tête marchaient deux rabbins, revêtus de superbes lévites de satin noir, coiffés de la haute toque fourrée des Hassydes[4], qui menaient le futur à sa fiancée ; celui-ci, un jeune talmudiste blond, imberbe, était suivi de toute une tribu : vieux patriarches à tête vénérable, juifs roux aux lèvres minces, à la barbe de bouc, garçonnets le visage émacié, encadré des longues boucles en tire-bouchon.

Du premier étage, par les portes largement ouvertes, on entendait la plainte aiguë des femmes qui se lamentaient sur le sort de la jeune fille. « Hélas, soupiraient-elles, on m’a mariée, toute jeune, à un enfant presque…, Aujourd’hui j’ai vingt-cinq ans, mes joues sont flétries, et je passe mes journées à travailler pour mon mari et mes nombreux enfants… »

Une imprécation s’était échappée des lèvres de Thadée : cette maison était un véritable guêpier ! Fallait-il que sa malechance le fît tomber justement sur cette noce !…

Cependant la vue de Marylka, très pâle, bien qu’idéalement jolie et portant à la ceinture les roses qu’il lui avait données la veille, le rasséréna un peu. Mais à peine avait-il fait quelques pas, qu’une voix lui cria :

« Arrivez donc, une surprise vous attend ! »

En effet il aperçut, à demi pâmée au milieu des coussins d’un immense fauteuil, la figure anxieuse de sa mère.

« Allons, bon,… encore une tuile ! » pensa-t-il. Et, comme il s’approchait pour baiser respectueusement la main de la maréchale, elle lui glissa à l’oreille :

« Je suis morte d’inquiétude !… Stas m’a tout appris ce matin, et maintenant, cette noce ici même,… c’est épouvantable !

Stas était un ancien domestique renvoyé par Thadée et qui avait été témoin de sa liaison avec Lia.

Un éclair jaillit dans les yeux du jeune homme.

« Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire, murmura-t-il… Mais, au nom du ciel, on nous regarde : pas de scène ! » Et, très énervé, il la quitta, tandis qu’elle continuait à le suivre des yeux avec angoisse.

À ce moment, une musique lugubre ébranla toute la maison.

« Voici la fête qui commence », ricana le major.

Au même instant Boleslas parut.

« En effet, dit-il, et j’en viens justement. » On le regarda avec étonnement. « Oui, ma chère Kate, oh, ne faites pas la précieuse ! Et d’abord la mariée est adorable !… elle fait rêver aux Esther, aux Judith, dont on a bercé notre enfance. Il faut la voir tout en larmes, vêtue de blanc, assise sur un pétrin renversé, entourée de ses compagnes qui pleurent aussi,… c’est absolument la fille de Jephté !…

« En face d’elle, l’improvisateur chante des choses très poétiques : « Elle a grandi dans l’ombre, silencieuse,… pareille à la merveilleuse fleur de Saron !… la belle vierge de Sion… jusqu’à ce que vienne l’adolescent avec un voile brillant d’or… »

« Je l’ai vu, l’adolescent !… un gamin, qui lui a jeté assez flegmatiquement, ma foi, un voile de fin tissu, dont elle s’est enveloppée très vite comme pour me dérober son visage ; ensuite une troupe de vieilles mégères à la peau de safran est arrivée, s’est emparée du jeune éphèbe et l’a entraîné dans un galop furieux à travers les escaliers jusque dans la cour, sous un baldaquin d’or, où elles sont en ce moment-ci occupées à l’instruire de ses devoirs matrimoniaux et de ses responsabilités !…

— Boleslas, s’écria Catherine, toute rouge de colère, aurez-vous bientôt fini de nous conter vos balivernes ? »

Wanda, très agacée, elle aussi, approuva de la tête. Mais, sans s’émouvoir le moins du monde de cette apostrophe, le vieux garçon tourna le dos à son irascible cousine et continua à donner des détails sur tout ce qui allait encore se passer : les sarabandes auxquelles se livreraient les vieilles au retour, et puis la conduite en grande cérémonie des deux fiancés sous le baldaquin de la cour, où serait brisé le verre en mémoire de la chute de Jérusalem. « Mais ce que je ne pourrai jamais oublier, ajoutait le gentilhomme, ce sont les yeux de la fiancée,… des yeux immenses dont la tristesse vous donne le frisson !… Pauvre petite ! il n’a pas l’air de la passionner beaucoup, ce blanc-bec de talmudiste !… »

Dans la soirée, après le souper, Thadée, qui cherchait à s’étourdir, proposa de danser.

Cette innovation n’était pas du goût des vieux habitués, qu’on avait aussitôt relégués dans deux chambres du fond assez étroites ; aussi maudissaient-ils de bon cœur l’officier.

Un jeune homme se mit au piano, les couples s’élancèrent, et pendant quelque temps on parut oublier la noce du premier étage ; cependant les danses manquaient d’entrain et languissaient peu à peu. Était-ce la physionomie préoccupée de Marylka ou bien la gaîté nerveuse de Thadée qui agissaient sur la compagnie ? Chaque fois que le piano s’arrêtait, on entendait aussitôt la voix tapageuse de l’orchestre juif emplir la maison de ses rafales discordantes.

À la fin quelqu’un cria : « Si nous montions voir la noce ! »

Cette idée, qui secouait la torpeur générale, fut accueillie avec enthousiasme.

« Oui, ce sera peut-être plus gai ! » Et il y eut aussitôt une poussée vers les escaliers.

Thadée, que cette proposition avait fait bondir, criait que c’était une folie,… qu’on désobligerait Catherine,… mais personne ne l’écoutait.

« Venez-vous ? » lui avait demandé Marylka, la main tendue, entraînée à son tour par le cousin Boleslas.

Alors, cherchant à se raidir, avec la sensation de quelqu’un qui joue son va-tout, il but coup sur coup trois ou quatre grands verres de tokay, et monta rejoindre les autres, tandis qu’affalée contre le seuil, Wanda, semblable à la statue de la Terreur, le regardait s’éloigner.


xxiii



L e festin de noce touchait à sa fin. Dans la première des deux vastes salles, brillamment éclairée par des chandeliers à sept branches, les femmes attablées entouraient la mariée. Elles étaient parées de robes d’une richesse extrême, quoique de forme démodée : ce n’était que velours de Lyon, brocarts tissés de fleurs multicolores, et beaucoup d’entre elles portaient pour plusieurs milliers de roubles de brillants : dormeuses, colliers de perles, bagues par-dessus les gants, etc. Toutes avaient une perruque, sans exception, et les plus âgées des diadèmes enchâssés de perles.

Dans la salle contiguë, les hommes, serrés autour du jeune talmudiste, fumaient en mangeant, la tête couverte du bonnet ou de la casquette à large visière. Autour d’eux le parquet ruisselait des ablutions récentes et l’on voyait encore de grossiers baquets de bois encombrer le plancher. Çà et là des servantes malpropres circulaient, distribuant avec un zèle obséquieux les meilleurs morceaux aux plus hauts dignitaires, tandis que les pauvres diables, relégués au bout de la table, en étaient réduits à attraper au vol ce qu’ils pouvaient.

L’apparition inattendue, dans l’embrasure de la porte, de toute cette jeunesse élégante et curieuse qui venait de monter, avait causé d’abord un moment de trouble ; mais, tout de suite, l’hospitalité prenant le dessus, quelques membres de la famille s’avancèrent pour prier l’honorable société de venir boire à la santé des nouveaux mariés.

Au reste on se levait de table aux sons bruyants de l’orchestre, les hommes lentement achevant leur cigare, les femmes à la hâte en secouant les miettes de leurs jupes.

Le chanteur, tour à tour facétieux ou élégiaque, exaltait le bonheur futur des deux époux :

« Sois béni, ô Éternel, qui as créé la joie, la gaîté, l’ardeur, le plaisir et l’amour ! et puissions-nous bientôt voir s’épanouir le bien-aimé, avec sa bien-aimée, et entendre leurs voix joyeuses monter de la chambre nuptiale. »

Enveloppée de ses voiles, Lia, qui se tenait rigide à sa place, n’avait pas, tout d’abord, prêté attention à ce qui se passait. Mais une exclamation près d’elle lui fit tourner la tête, et elle aperçut Thadée, bien qu’il se dérobât derrière les autres.

Frappée en plein cœur, ses lèvres avaient blêmi, une flamme indignée avait jailli de ses yeux noirs… Oh !… c’était lâche !… Ainsi il ne pouvait la laisser s’immoler en paix ! il fallait encore qu’il vînt la narguer jusque chez elle !… dans le sanctuaire de son foyer !… l’outrage était trop grand !… Elle s’était levée tout d’une pièce et, ramassée contre la muraille, écarquillait les yeux, avec un tremblement de tout le corps. Lui, très animé, la face cramoisie, avait passé son bras sous celui de Marylka et affectait de rire en chuchotant à son oreille. Tout à coup ses regards qui fuyaient rencontrèrent ceux de Lia braqués sur lui, et l’expression méprisante de la jeune fille le déconcerta si fort qu’un ricanement nerveux, involontaire, s’échappa de ses lèvres. Le visage de Lia s’était contracté, elle eut un geste de rage, écarta brusquement son voile. Non, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter !…

Toute blanche, dans sa tunique immaculée, ses cheveux aux reflets bleuâtres épars sur ses épaules, elle bondit en avant. Un frisson avait parcouru l’assemblée… Que lui prenait-il donc ? Les femmes levèrent les bras avec épouvante, et la vieille Golda, qui se tenait au bout de la table, très humble, poussa un haïvaï douloureux.

Se frayant un chemin à travers la masse houleuse des convives, elle s’élança vers l’officier :

« Sortez d’ici, lui cria-t-elle… Sortez ! entendez-vous !…De quel droit venez-vous chez mon père ? Chassez-le, vous autres !… Mais chassez-le donc !… C’est un lâche… Il a de belles manières,… de beaux habits !… mais sa bouche est menteuse !… »

Elle était effrayante ! Se tournant ensuite vers ses parents,… elle dit d’une voix saccadée,… tête basse :

« C’est vrai que je l’aimais,… que j’ai cru en ses paroles,… il n’avait qu’un mot à dire, je l’aurais suivi au bout du monde… et c’est pour lui que j’ai voulu mourir… l’autre jour… Je sais ce qui m’attend maintenant… mais je suis à bout de force !… et cela m’a soulagée de parler… À présent, prenez-moi,… faites de moi ce que vous voudrez,… je ne crains plus rien !… je ne demande que la mort ! »

Ses yeux étaient de plus en plus vagues, elle regarda encore autour d’elle, puis s’abattit comme une masse. Alors une clameur faite de gémissements et d’imprécations monta lugubrement de toutes parts :

« Dehors le goïm !… Arrière l’imposteur ! Qu’il soit maudit par le ciel et la terre… Que tous les malheurs se hâtent de l’accabler !… Grand Dieu, châtie-le ! Grand Dieu créateur, abîme-le !… massacre-le !… humilie-le !… Que le désespoir le ronge, qu’il soit puni par la phtisie, la démence,… le glaive !… Que la mort impure le frappe !… »

Terrifiée, Marylka s’était laissé entraîner dehors avec les autres. Le vieil Aaron, père de Lia, marcha vers la porte, écarta cette foule en délire. Deux larmes coulaient le long de ses joues blêmes, et, s’avançant tout tremblant sur le seuil, sa main ridée s’éleva en signe d’anathème, puis les battants de la grande porte se refermèrent avec fracas ; on entendit grincer le verrou, et longtemps, longtemps, dans le silence de la nuit, on put entendre clamer les voix terrifiantes des membres du Saint Kahal.


xxiv



L entement le soleil descend dans la grande plaine de Podolie ; des lueurs d’incendie empourprent les nuages qui s’amoncellent. Au loin, la moire mouvante des blés verts ondule, bercée par le vent, cette âme mystérieuse de la steppe, qui mêle, en rendormant, sa plainte amoureuse aux mille susurrements des insectes. Des senteurs capiteuses flottent dans l’air, et les tilleuls, tout constellés de trouées lumineuses, agitent leurs feuilles d’émeraude transparente avec un doux bruit d’éventail.

Sous le taillis, deux ombres glissent côte à côte en murmurant des paroles d’amour, deux êtres qui s’aiment à la face du ciel d’un amour qui ne finira qu’avec leur vie.

« Vous souvenez-vous, ma Marylka, de cette clairière où je vous ai rencontrée toute bouleversée, un matin de printemps, parce qu’on allait battre la Harasimova ?… Vous étiez bien petite alors, pourtant je sens que je vous aimais déjà.

— Oh ! Voytek, et vous ne me le disiez pas !

— À quoi bon ?… J’étais pauvre… et on avait en vue bien d’autres projets pour vous ! Sans le brusque événement qui nous a réunis,… vous ne l’auriez sans doute jamais su !… Cependant… un jour… je n’ai pu y tenir !… et je vous l’ai crié, cet amour qui m’étouffait !… Oh ! j’étais fou, ce jour là ! fou à la fois de désespoir et de jalousie. Thadée venait d’arriver à Lublin pour votre anniversaire et remplissait la ville de sa joie insolente ! Un hasard m’avait fait entrer le soir dans la cathédrale ; vous y étiez justement, en nombreuse compagnie. Après le salut, vous êtes allée à la sacristie. On vous avait placée à l’autre bout de la salle pour écouter les paroles que vous transmettait la muraille mystérieuse. Alors, me mêlant à la foule, j’ai pu, à la faveur de l’obscurité, vous dire ce que je comprimais depuis si longtemps ; vous le dire incognito, perdu dans la foule,… mais vous ne vous en souvenez pas… sans doute… »

Ne pas se souvenir !… Et elle revoyait, après l’aveu troublant, l’angoisse, l’émoi qui l’avaient bouleversée, et cet éveil inconscient de son cœur qui n’avait attendu qu’un mot pour être tout à lui,… puis les reproches indignés de sa tante, qui, d’une parole, avait broyé, annihilé ses révoltes et l’avait forcée à se soumettre. Le lendemain, comme un coup de foudre, avait éclaté l’incroyable scandale, suivi de la fuite de Thadée et de sa délivrance à elle !… Oh ! la colère inénarrable de Catherine, qui se voyait jouée, déçue, humiliée !…

« On ne reste pas dans une ville après un éclat pareil », s’écriait-elle ; et, tout de suite, de sa voix péremptoire, elle avait annoncé à son entourage qu’elle irait à l’étranger, à Vienne. Dresde, peu lui importait !… mais ne rentrerait à Lublin que Marylka mariée !

« Mariée ! avec qui donc ? s’étaient écriés Rose et le cousin Boleslas stupéfaits.

— Eh ! mais, avec le major, naturellement ! Je viens de lui parler, il consent !… »

Au milieu de ce nouvel imbroglio, Voytek avait surgi comme un sauveur, et il n’avait fallu entre Marylka et lui que l’échange d’un regard pour comprendre que toutes les barrières qui les séparaient autrefois étaient tombées désormais.

Comment une alliance offensive et défensive contre Catherine s’était-elle formée en leur faveur parmi les familiers de la maison, y compris Rose et même Kanounia ? Comment s’était-elle vu brusquement emporter, entre Voytek et le cousin Boleslas, dans un coupé filant à toute vapeur vers Konopka et ses steppes chéries ?… C’est ce qu’elle n’aurait pu dire, et tout cela lui apparaissait comme un rêve.

Elle avait tourné vers le jeune homme son visage ému, et, répondant à sa question :

« Si, si, dit-elle en baissant la voix, je vous avais bien deviné… »

Mais des larmes obscurcissaient ses yeux, car elle songeait qu’il s’en était fallu de si peu pour qu’ils fussent séparés à tout jamais !…

Doucement, alors, il la prit dans ses bras, et, avec des paroles tendres, il cherchait à l’apaiser comme un petit enfant.

Devant eux, la maison blanche de Konopka apparaissait lumineuse parmi les peupliers et l’enchevêtrement des vignes folles.

Konopka !… le cher domaine dont, par un contrat signé avec Alexandrowicz, Voytek serait bientôt l’unique gérant, tandis que l’Arménien retournerait en Bukovine, où il emmènerait sa famille.

Des ombres affairées passaient et repassaient derrière les vitres de la maison. Dans la salle à manger, Natalka donnait des ordres pour le souper, ou bien interpellait Madia, qui, triomphante, promenait dans ses bras un bébé de quelques mois.

« Voyez votre fils, maman ! Il rit ! il veut parler ! est-il gentil !

— Oui, oui, c’est un trésor,… mais donne-le à Niania et va voir si Voytek et Marylka sont rentrés. »

Sur le seuil, Alexandrowicz venait d’apparaître, poudreux et couvert de sueur.

« Les voilà, les voilà, nos fiancés ! s’écria-t-il. Ils traversent la pelouse et s’attardent en vrais amoureux ! »

Sur ces faces calmes, tout absorbées par le labeur quotidien, aucune trace de la rancune ancienne ne semblait avoir subsisté. Marylka n’avait-elle point, du reste, terrassé son orgueil et compris que les puérilités mesquines humilient une âme bien trempée !

Sur la table gisait une lettre ouverte.

« Des nouvelles ? demanda l’Arménien, tout en crayonnant dans un petit registre.

— Oui, j’oubliais… C’est Rose qui écrit. Il paraît que Catherine se remet difficilement de sa déconvenue et devient chaque jour plus irritable. Thadée n’a pas réussi à quitter le régiment… et on l’exile dans l’extrême Nord, à cause du scandale,… et puis… c’est cette petite juive,… Lia,… il me semble,… vous vous souvenez ?… eh bien… elle est morte, la pauvre,… morte de phtisie… ou de chagrin,… on ne sait !…

— Ah ! » fit seulement Alexandrowicz, tout en continuant à tracer des chiffres dans son carnet. Puis, se tournant vers Madia :

« Sais-tu si Samuel est venu voir la jument ?

— Oui, père, il la trouve belle, sans une tare ; il reviendra demain. »

La vie routinière continuait, implacable, sans être seulement effleurée par ces événements qui avaient bouleversé tant d’existences.

Là-bas, vers l’Orient, Ladislas, le rêveur, l’utopiste enthousiaste, sommeillait dans le petit cimetière de la steppe… tandis qu’à l’Occident, abritée sous une pierre verticale, gravée de signes hébraïques, Lia, assise dans son étroite bière, attendait, elle aussi, loin du torrent des passions humaines, l’heure du jugement.


fin.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

I 
 
 1
II 
 
 10
III 
 
 29
IV 
 
 39
V 
 
 51
VI 
 
 56
VII 
 
 63
 
 70
IX 
 
 88
X 
 
 96
XI 
 
 106
XII 
 
 123
 
 132
XIV 
 
 144
XV 
 
 156
XVI 
 
 163
 
 170
 
 186
XIX 
 
 197
XX 
 
 207
XXI 
 
 214
 
 229
 
 237
 
 244
  1. Chrétien.
  2. Gouvernement administratif des juifs.
  3. Tribunal judiciaire.
  4. Hassydes, par corruption Hussites, c’est-à-dire les Pieux.