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Marylka/V

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 51-55).
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E n apprenant la réconciliation du père et de la fille, Nathalie n’avait eu qu’une exclamation ironique : « Bah ! encore une nouvelle lubie ; combien de temps cela durerait-il ? » Et lorsque Marylka, à la fois attendrie et grisée par son bonheur, avait essayé d’opérer également un rapprochement entre ses parents, elle s’était heurtée à un entêtement voulu, mêlé de dédaigneuse nonchalance et de sottise innée :

« Déjeuner le matin en famille sur la terrasse ! s’écriait Nathalie, quelle idée saugrenue !… la journée n’était-elle pas déjà bien assez longue et ne se voyait-on point assez ?… Passer la soirée dans la chambre de M. Ladislas ?… Ah non ! par exemple, au milieu de la fumée de tabac… et pour entendre causer de l’insurrection,… des paysans, et autres vieilleries !… Vraiment, cette petite était incroyable avec ses imaginations nouvelles !… »

De son côté, l’Arménien gardait une sourde rancune à la jeune tille, et il comprenait bien que, s’il s’était jamais flatté de succéder un jour comme gendre à M. Ladislas, sa dernière chance était désormais évanouie. Aussi, en homme pratique, avait-il, sans perdre une minute, braqué ses batteries d’un autre côté. Mais ce qui l’irritait à un point extrême, c’était la surveillance vigilante que Marylka s’était mise à exercer dans le domaine, au nom de son père. Jamais, pourtant, il n’essayait de résister ouvertement à un ordre ; mais il avait une façon adroite d’affecter une soumission parfaite, agissant ensuite à sa guise, quand il devinait la fantaisie du propriétaire détournée d’un autre côté.

Toutes ces mesquineries, toutes ces petites intrigues étaient ignorées de M. Ladislas. Il vivait dans une douce quiétude inconnue de lui jusqu’alors, s’abandonnant sans contrainte à la tendresse qui enveloppait son âme ; et il s’étonnait de la facilité avec laquelle Marylka, cette enfant tenue tellement à l’écart, s’assimilait sans peine ses goûts, ses idées.

Il découvrait en elle ce même amour pour les humbles, cette même soif d’idéal et ces élans fougueux qui lui avaient valu, hélas ! tant de mécomptes dans la vie.

Quant à ses préoccupations pécuniaires, elles semblaient oubliées, et son unique ambition consistait désormais à courir les campagnes pour visiter les paysans, accompagné de sa fille, ou bien à la faire étudier le soir auprès de lui, suivant avec intérêt la marche un peu fantaisiste de ses études.

Un jour, elle avait eu une exclamation :

« Pourquoi n’écririez-vous pas vos mémoires ? »

Cette idée les avait passionnés tout de suite, et ils s’y étaient attachés avec l’emportement qu’ils mettaient maintenant à toute chose. Aussi, pendant quelques jours, ce n’avaient été qu’ébauches de plans, discussions à propos du titre, de la dédicace. Écrirait-on en français ou en polonais ? Mais, comme ils étaient tous les deux plutôt gens d’action que de plume, ils regimbaient involontairement devant le labeur mécanique de cette tâche, et se noyaient dans une foule de détails, en sorte que, malgré leur zèle, au bout d’un mois, pas une ligne n’était écrite. En revanche, on pouvait lire, en tête d’une douzaine de feuilles, au moins, des ébauches de dédicace :

« À mon aïeule bien-aimée, je dédie ce livre. »

« C’est à toi, Babcia chérie, ma consolatrice, que j’offre ces pages. »

« Ce livre t’est consacré, ma chère Babcia, ma seconde mère. »

Et vraiment il semblait que cette préoccupation nouvelle n’eût été qu’un merveilleux prétexte pour donner encore plus d’essor à leur imagination, et les forcer à fouiller, à réveiller un douloureux passé, cher en dépit de tout.

L’hiver, puis le printemps, se passèrent dans ce délicieux échange d’âmes. Attiré par ce milieu si doux, Voytek venait souvent, à la veillée, s’asseoir sous la lampe, et, tout en écoutant les histoires de jadis, il observait avec étonnement la métamorphose de l’enfant rebelle et sauvage. Alors, la nuit, dans sa chambrette solitaire, il revoyait, comme en une vision, les grands yeux profonds, pareils à de sombres pervenches, le front pur comme un lis, et le sourire tendre de ces lèvres d’enfant.

Mais, au milieu de ce bonheur, la maladie ne perdait pas ses droits, et lentement, imperceptiblement, la santé de M. Ladislas déclinait.