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Marylka/XIX

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 197-206).
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xix


L ’automne touchait à sa fin, peu à peu on rentrait à Lublin, et c’étaient chaque jour des voitures encombrées de bagages qui traversaient la chaussée.

Dans le jardin de la villa, les feuilles s’amassaient, balayées par le vent du nord, et les grands tournesols, dépouillés de leur corolle dorée, penchaient languissamment leur tête chargée de lourdes graines.

Toutes larges ouvertes, les fenêtres du rez-de-chaussée montraient le va-et-vient des domestiques qui frottaient, époussetaient à la hâte.

« Il y a du nouveau, disait le valet de chambre au concierge qui l’aidait dans sa besogne, Mlle Marylka va sans doute épouser M. Thadée Radowski, l’officier de dragons.

— Hé ! un fameux parti !

— Oui, et on dit qu’il va donner sa démission pour se marier…

— Ça fera donc deux noces dans la maison !

— Comment cela ?

— Mais oui, la fille du propriétaire, qui épouse Isaac Mendel !…

— Ah ! » fit dédaigneusement le valet de chambre.

Ces nouvelles, portées de bouche en bouche, avaient bien vite franchi l’escalier de service, pénétré à tous les étages et, s’insinuant dans chaque appartement, étaient ainsi parvenues aux oreilles de Rebecca, la femme du propriétaire, qui pétrissait des gâteaux de pavot dans la cuisine :

« Hé !… Lia, — cria-t-elle de cette voix gutturale et chantante des juifs russes, en employant le jargon moitié allemand, moitié hébraïque usité, — entends-tu ?… le riche Thadée Radowski, l’officier de dragons, qui va quitter l’armée pour épouser la demoiselle Marylka, celle de notre parterre !… »

Lia, qui brodait dans un coin, releva la tête.

« Donner sa démission ! » dit-elle seulement.

Et son visage blêmit au point que ses yeux se creusèrent brusquement et parurent bien plus grands encore.

Une servante juive entra, amenant les enfants de l’école : les garçons en petite culotte fendue montrant un bout de chemise, le visage encadré de deux longues mèches plates de cheveux, les fillettes, rousses, ébouriffées, bavardes et remuantes ; et, comme la cuisine s’était emplie de cris et de jacasseries, Lia sortit lentement. Elle chancelait un peu et avait mis la main sur son cœur pour en contenir les battements précipités. Il se mariait !… et ces rumeurs auxquelles jamais elle n’avait voulu ajouter foi étaient réelles !… Il se mariait !… sans s’être même donné la peine de rompre leur misérable liaison !… rien qu’un peu plus de froideur,… un peu plus d’indifférence,… et puis… le silence ! Oh Dieu ! où donc était-il le temps où il était à ses pieds, où il la nommait sa reine !… Six mois tout au plus s’étaient écoulés depuis lors !… Et elle se rappelait le début de leur intimité. C’était à Zamosc, près de la forteresse où il tenait garnison ; elle demeurait chez sa tante et il trouvait toujours un prétexte pour venir à la distillerie. Et quand il lui avait souri la première fois, quand il avait emprisonné sa taille mince dans ses deux mains, en attirant son visage tout contre le sien, elle s’était sentie mourir… Le monde où elle avait vécu jusque-là s’était comme effondré, et elle avait compris que pour l’amour de cet homme, de ce goïm[1], comme disaient les siens avec mépris, elle serait capable de braver les lois talmudiques, le Kahal[2] et Bet-dine[3] ! Il lui appartenait alors !… posait sa tête sur ses genoux, couvrait ses mains de baisers et répandait des roses autour d’elle, ou bien,… blottis tous les deux au fond d’un traîneau, enveloppés de riches fourrures, ils se laissaient emporter à travers la forêt étincelante de neige, oubliant tout excepté, leur radieux amour…

« Tu es belle comme Balkis, la divine reine de Saba !… » lui disait-il, et ils faisaient des rêves d’or, cherchant le moyen de fuir ensemble à l’autre bout du monde… Il demanderait à être envoyé dans un régiment du Caucase,… elle le suivrait et, sur cette terre sauvage où les préjugés de la civilisation n’avaient pas encore pénétré, ils s’aimeraient librement à la face du ciel. Il n’y avait que six mois de cela !… Rappelée brusquement à Lublin par son père qui avait sur elle des projets de mariage, elle l’avait quitté la mort dans l’âme, essayant de croire aux promesses formelles qu’il lui faisait de tenter l’impossible pour l’empêcher d’appartenir jamais à un autre ; mais, malgré elle, des pressentiments la hantaient déjà et il lui semblait qu’en quittant Zamosc, elle y laissait les cendres de son amour.

Depuis, les lettres et les visites de l’officier s’étaient faites rares ; elle devinait que la pensée de la voir réintégrée chez ses parents l’irritait ; mais quand elle lui offrait de tout quitter pour lui plaire, de le suivre où bon lui semblerait, il hésitait,… donnait de vagues réponses : il fallait qu’elle eût encore un peu de patience, il était l’homme des résolutions soudaines,… au dernier moment il trouverait un moyen,… mais à aucun prix il ne permettrait qu’elle appartînt à ce talmudiste !…

Et maintenant… brutalement, sans préparation aucune,… elle apprenait ce mariage ! La tête vide,… les mains molles, elle s’était laissée tomber sur un siège près de la fenêtre, collant son visage à la vitre pour essayer de rafraîchir son front brûlant.

Ainsi… pour plaire à cette nouvelle conquête… il consentait à donner sa démission !… Ah ! comme il le regretterait !… et comme il le lui ferait payer cher, son sacrifice, à cette Marylka !…

Croyait-elle donc le tenir,… l’aveugle ! et ignorait-elle que rien au monde n’était capable d’arrêter cet homme quand il s’agissait de satisfaire un de ses caprices !… Aujourd’hui c’étaient ses liens avec l’armée qu’il brisait,… demain ce seraient ceux du mariage qu’il ferait casser !… Quels obstacles existaient donc pour lui ?… Oh ! les larmes de sang qu’il lui ferait verser, à cette femme, en échange du semblant de bonheur qu’il lui donnerait…

Un anéantissement la prenait, elle regardait comme hébétée la longue allée d’acacias qui se déroulait devant elle.

La vie lui faisait horreur !… tout était gouffre autour d’elle, elle se demandait à quoi bon l’existence… et elle eût voulu se glisser dans ces ténèbres sans fond et disparaître pour toujours. Alors, brusquement, la pensée de son prochain mariage lui vint, et elle eut un frisson d’angoisse.

À ce moment, une voiture chargée de malles s’arrêta devant la maison, et Marylka en descendit suivie de ses tantes.

Un cri mourut dans la gorge de Lia, elle se rejeta en arrière en un sursaut d’agonie.

Oh ! le supplice allait commencer maintenant ! Farouche, elle avait bondi de l’autre côté de la chambre, ouvert toute grande la porte. La voix de sa belle-mère cria : « Lia, Lia, viens ici !… » Mais elle ne l’écoutait pas. Déjà elle était au bas de l’escalier, traversait le jardin, et maintenant elle courait à travers la grand’route, les yeux égarés. Sur le pas d’une vieille masure, Golda, la colporteuse, était assise.

« Hé ! Lia, cria-t-elle,… attends un instant !… Où cours-tu comme cela le matin ? »

Elle s’arrêta à contre-cœur.

« Golda sait bien que c’est aujourd’hui le jour du bain ! » dit-elle impatiente, et elle reprit sa course. C’était sur la rivière même qu’était situé l’emplacement clôturé où se baignaient les femmes juives. Un escalier précédé d’une galerie et d’une vaste cabine y donnait accès.

Çà et là, entre les eaux transparentes, on voyait glisser de belles jeunes filles souples comme des ondines, vêtues de longues chemises roses ou bleues, et elles plongeaient sous l’onde verdâtre, se jouaient à fleur d’eau en tournant vers le ciel leur profil oriental, tandis que, sur le bord, des vieilles accroupies, toutes nues, se savonnaient à grands tours de bras. Suspendus en grappes aux marches de l’escalier, des gamins de huit et neuf ans barbotaient bruyamment.

Soudain une clameur monta de la rivière, puis un tumulte… suivi d’un plongeon rapide,… une courte lutte… et brusquement on vit apparaître à la surface de l’eau un visage si pâle que la mort semblait y être écrite.

« Qu’est-il arrivé ?… que se passe-t-il ? » et des questions s’entre-croisaient dans les groupes.

« C’est Lia, la fille d’Aaron, le riche marchand de grains ! Quel accident ! haïvaï ! … Sans Gunhilde, elle se serait noyée sûrement !… »

On avait porté la jeune fille dans la cabine, et l’on s’empressait autour d’elle, Golda, venue, on ne sait comment, aidait à lui faire reprendre connaissance. Quand elle fut revenue à elle, et rhabillée, elle considéra un instant d’un œil sombre toutes les figures curieuses qui se penchaient sur elle, puis, avec une hâte fébrile, elle courut vers la porte comme pour se sauver, mais aussitôt ses forces la trahirent, et on fut obligé de la ramener chez elle en voiture.

  1. Chrétien.
  2. Gouvernement administratif des juifs.
  3. Tribunal judiciaire.