Massé… doine/01

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Librairie Beauchemin, Ltée (p. 11-42).

I

LES MÉMOIRES DE NUXETTE


C’est novembre ; il pleut à verse…

Tiens, pensez-vous, voilà une entrée en matière qui sert de prélude à quelque récit lugubre et larmoyant. Déjà vous entrevoyez le misérable taudis avec son âtre sans feu, sa huche sans pain et des meurt-de-faim dépenaillés grelottant près de la mère phtisique qui toussote, et enfin tout l’attirail à embobeliner les âmes compatissantes que délecte ce que Henri Heine appelle le « tiède breuvage de la sentimentalité ».

Ce sont là les éléments de la technique, les premières académies, le catéchisme du rapin : en deux coups de pinceau, il vous brosse une scène à attendrir l’âme la plus stoïque ; par la magie de son talent, il dompte vos récalcitrances et vous gagne insensiblement à ses impressions, fait vibrer votre cœur à l’unisson du sien, expulse, pour ainsi dire, votre âme de chez elle et y substitue la sienne. C’est ainsi que nous sommes infailliblement pris, malgré que nous en ayons, par l’artifice de la mise en scène, ce miroir aux alouettes qui leurre sans cesse nos pauvres imaginations conventionnelles, impitoyablement asservies à la routine des sentiments toujours mêmes, à la tyrannie des éternels lieux communs.

Si l’on vous annonce un radieux soleil de juillet, votre esprit serein anticipe quelque récit agréable où il y a des oiseaux sous la feuillée, des liserons aux haies qui bordent la route poudreuse, et, à coup sûr, un Roméo avec sa Juliette qui s’aiment tendrement jusqu’à ce qu’un rival entre en scène, alors que l’astre du jour, — comme il sied à un soleil bon enfant qui connaît son public — se dissimule « illico » derrière des nuages qui ont eu le bon esprit de s’amonceler pour la circonstance.

Ainsi, c’est entendu, le lecteur ne s’attend à rien de bien rigolo quand le narrateur débute en affirmant que c’est novembre et qu’il pleut. Somme toute, si l’on veut chicaner, je conviendrai que novembre, avec son ciel gris et ses journées brumeuses, évoque des pensers plutôt tristes et mélancoliques. Novembre, c’est plus que l’article-Paris en marivaudage, c’est bien l’ennui qui suinte avec la pluie, c’est la clarté du jour qui baisse comme une lampe qui s’éteint et fuligine, c’est l’arbre désolé que la bise dénude. Novembre, c’est une lettre de cachet qu’on nous signifie d’avoir à se claquemurer jusqu’à l’avril, c’est l’adieu des oiseaux qui nous quittent, c’est la nature qui entre au cloître pour y prendre le voile neigeux. Novembre, c’est aussi la pierre du cimetière, blanche comme un bristol, où se lit l’invitation fatale à laquelle il faudra, quelque jour, se rendre…

Et c’est précisément parce que novembre n’est pas un mois très gai et que, ce soir, il pleut des hallebardes, que je me demande par quel caprice du hasard ou plutôt par quel agencement mystérieux, par quel processus psychique qui confond et déroute mes tentatives d’auto-analyse, mon esprit en travail de ressouvenir s’est porté sur une aventure assez plaisante de mon enfance.

Voilà une question que je vous laisse à trancher. Peut-être, après tout, n’y a-t-il là aucun phénomène inexplicable et s’agit-il, en fin de compte, de l’évolution normale de l’esprit qui, au besoin appelant à la rescousse l’imagination et la mémoire, fait succéder le contraste à l’image, l’idée négative à l’idée positive, l’antithèse à la thèse. Pendant les canicules de juillet, votre esprit n’évoque-t-il pas, spontanément et sans progression marquée, les blizzards de janvier !

Quoi qu’il en soit et bien que nous soyons en novembre et qu’il pleuve à boire debout, nous parlerons, si vous voulez bien, de cette matinée ensoleillée de juillet 189… qui me revient à la mémoire après plus d’années que j’en veux avouer.

C’était jour de congé et, en compagnie de deux camarades, j’étais allé à la chasse dans le grand bois appartenant à Mr Woods et qui, par la suite, est devenu le Parc Victoria, à Granby. Nos armes, d’ordinaire, étaient des espèces d’arbalètes de notre confection dont la portée et la justesse de tir épargnaient le gibier avec une magnanimité qui jamais ne se démentait. Ce jour-là pourtant, le copain Maurice créa toute une sensation dans notre « party » en exhibant à nos yeux ravis une carabine, calibre 22, dérobée à la panoplie de son père.

À dix ans, on a l’enthousiasme plutôt facile et volontiers bruyant. Je vous laisse à penser si la perspective de se servir d’un vrai fusil était de nature à nous déplaire. Maurice grandit de vingt coudées dans notre estime et nous eûmes la générosité, Henri et moi, de lui céder, séance tenante, les queues de tous les écureuils que nous tuerions ce jour-là.

Est-ce là ce que les tabellions appellent une « donation à cause de mort » ?

Touché d’un procédé aussi délicat, Maurice, pour ne pas demeurer en reste, me passa la carabine : « Tiens, tu tireras le premier », me dit-il avec la courtoisie d’un marquis d’Auteroche. J’acceptai avec tout le culot d’un lord Hay.

Règle générale, la chasse consistait à courir les bois, à nous régaler de baies et de noix ou à cueillir de quelques simples dont nos parents nous avaient appris les propriétés curatives. Pour ce qui est du gibier, nous faisions invariablement buisson creux et pour cause.

Mais qu’importe le gibier si l’on éprouve l’intoxicante émotion de la chasse ! Foin des abondantes venaisons pourvu qu’on goûte à ce vivifiant tonique, attrait capital du sport, qui pimente ce que Loti appelle « le fade ragoût de la vie », qui fouette le cœur et fait fluer plus vite et comme bondir d’aise, d’un bout à l’autre du système, le sang paresseux qu’endort la prosaïque cadence du train-train routinier ! Il m’est resté de ces courses sans but, par monts et par vaux, de ces tête-à-tête avec Flore Sylvestre (je parle mythologie) une allure peut-être vagabonde et sauvage, mais aussi un grand amour de la nature, source pure et limpide, fontaine de Jouvence qui garde l’âme éternellement jeune et où il fait bon s’abreuver aux heures de défaillance et d’écœurement.

Les bois sont des cloîtres où l’âme s’esseule de la cohue profane et entre en retraite fermée pour se roborer ou se retremper. Là, l’homme laissé à lui-même, quitte les oripeaux dont notre civilisation l’a attifé ; sa vanité disparaît, son masque d’hypocrisie tombe. Il n’est plus en scène et dépouille tout maquillage, toute contrainte. Il ne pose plus, ne plastronne plus ; il comprend comme il est petit et combien insignifiant le rôle qu’il joue — bien qu’il réussisse assez les faquins — dans le grand spectacle qu’est la création. Ah ! certes oui, la solitude des bois est beaucoup moins pénible, notre isolement moins intense que cette impression d’inanité que nous ressentons au sein même de nos villes les plus tapageuses et les plus pétulantes, dans la société la plus fashionable où le snobisme s’applique à faire le vide dans les intelligences et dans les cœurs avec la précision inconsciente d’un mécanisme pneumatique.

Mais voilà que je m’emballe !… Somme toute, j’avoue avec d’autant plus de bonne grâce mon manque du stoïcisme et de l’équanimité de l’homme des bois que cette constatation vient justement appuyer mon dire. Au reste, à l’époque dont je parle, j’avais à peine dix ans. C’est dire que mon âme ne sentait pas toute la poésie de la nature et que j’étais préoccupé à toute autre chose qu’à méditer sur la magnificence de la création, à philosopher doctement et à chercher noise à ceux qui ne partagent pas ma passion pour la pêche à la ligne !

Un bois était tout bonnement un bois, c’est-à-dire une immense solitude où l’on pouvait crier à tue-tête sans crainte d’être grondé. Un arbre était, au point de vue de mes dix ans, un long poteau fiché en terre et garni de branches, perchoirs où oiseaux et écureuils devaient se poser en cibles à nos projectiles. Un rocher, c’était une masse à surface libre de végétation où nous avions beau jeu pour écraser des couleuvres. Les fleurs elles-mêmes, les jolies fleurettes qui détachent leurs tons clairs éclatants d’un fond d’émeraude, n’étaient qu’autant de pièges tendus aux papillons.

Ce jour-là pourtant — je m’en souviens comme si c’était hier — le soleil, tamisé par la trémie du feuillage, jetait çà et là des paillettes d’or. On eût dit un vaste temple aux arceaux ajourés et comme ouvragés de filigrane. Les arbres semblaient des colonnes dont les chapiteaux de branches complétaient l’illusion. La maîtrise elle-même était représentée par des myriades d’oiseaux aux vocalises pleines de suave harmonie. C’est à peine si je remarquai qu’une fraîcheur délicieuse se dégageait de l’herbe resplendissante de rosée. L’oreille du chasseur attentif plutôt que du poète mélomane perçut les pizzicati qu’exécutait de son bec un pic-vert sur le tronc creux et sonore d’une souche, dans le chiaroscuro du sous-bois. Dans le concert harmonieux des oiseaux, je ne vis qu’un indice de menu gibier : j’étais au comble de mes vœux.

Nous cheminions tous trois, Maurice, Henri et moi, l’oreille aux aguets, parlant bas, évitant les branches mortes et les feuilles sèches, lorsque j’aperçus, sur un arbre, à quelques pas du sentier que nous suivions, un gentil écureuil dont l’attitude calme et digne me parut, à ce moment-là, provocatrice.

J’épaulai la fameuse carabine, je mis en joue et… bing ! le coup partit. Le coup partit, si fait, mais l’écureuil, lui, ne partit pas. Sans broncher mais, comme pour me narguer, il fit entendre un petit cri persifleur et ironique qui signifiait clairement : Bis, bis, mon ami !

Le dépit n’épargne pas plus l’enfance que l’âge mûr et, j’avais beau m’en prendre à la carabine, maugréer contre les cartouches, je me sentais, au fond, très humilié de ma maladresse, d’autant plus qu’il y avait là deux témoins oculaires, très oculaires même, qui, ne pouvant dissimuler leur hilarité dans leur barbe, prenaient tout simplement le parti de me rire au nez.

J’aurais sans doute pu me venger de leur affront en défiant mes camarades de faire mieux, — ils étaient, eux aussi, de piètres Nemrods — mais la présomption l’emporta et, derechef, j’épaulai et visai. Je ne crois pas que Guillaume Tell ait ressenti pareille émotion lui tenailler le cœur. Rassemblant tout le sang-froid qui me restait et éjaculant mentalement une dernière supplique à saint Hubert, je pressai la détente : rebing !

Cette fois, mon écureuil se décida à rendre pleine et entière justice à la précision de mon tir. Il exécuta une série de pirouettes de branche en branche et vint choir, inerte, pantelant, au pied de l’arbre.

Fier de mon adresse, orgueilleusement dédaigneux des compliments de Maurice comme des congratulations de Henri, j’avais enlevé ma casquette et m’épongeais le front laborieusement, histoire de souligner ce que pareille sûreté de coup d’œil comportait de concentration d’esprit. Ah ! ce que j’aurais donné pour que tous mes condisciples eussent été témoins de ma performance cynégétique. Pour un peu, j’aurais salué de droite et de gauche des spectateurs imaginaires, comme font l’homme-serpent ou l’avaleur de sabres des cirques forains. Mon âme exultait et il me semblait entendre retentir dans le bois un hallali d’allégresse.

Lorsque j’eus fait la roue bien consciencieusement et que mon orgueil de fin tireur se fut enfin vengé des précédentes railleries de mes compagnons, je daignai condescendre à ramasser le cadavre de ma victime. Horreur ! à mon approche, ledit cadavre se secoua de son étourdissement et, en un clin d’œil, alla passer son fou rire sous une grosse pierre.

Jugez de ma déconvenue ! J’eus tôt fait de rentrer mes poses de matamore et la confusion fit place à la suffisance. L’art de dissimuler et de feindre est avant tout, question de tempérament et je fus toujours piètre diplomate et médiocre acteur. J’eus donc beau soutenir mordicus que j’avais bel et bien blessé à mort l’écureuil en question, je manquais évidemment de pectus. Comment convaincre mes contradicteurs, alors que je n’étais guère persuadé moi-même. Depuis cette époque, j’ai ouï dire que « si vis me flere primo dolendum est ». « Dis donc, il avait une jolie allure, ton moribond », gouaillait ce bavard de Maurice.

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris, pour dissimuler ma confusion, j’essayais, à l’aide d’un bâton, de déloger le fugitif de dessous cette pierre où il avait cherché refuge. Peine perdue, j’en tirai bien des écales de noix, des feuilles, de la mousse, mais d’écureuil, pas plus que dans la main. De guerre lasse, j’allais discontinuer les fouilles, lorsque mon attention porta sur des lisières d’écorce enroulées les unes sur les autres. Après un examen plus minutieux, je constatai que ces lisières d’écorce de bouleau étaient couvertes de minuscules dessins, espèces d’hiéroglyphes qu’on eût dit poinçonnés ou percillés par quelque élève de Braille.

Dans l’état d’âme où j’étais, cette trouvaille arrivait à point pour faire diversion et me soustraire aux quolibets qu’inspirait à mes compagnons le sort à tout le moins problématique de mon écureuil. À cet âge, on a la curiosité facile et naïve et, l’imagination aidant, nous en vînmes à considérer mes humbles écorces de bouleau comme la formule magique, l’arcane abracadabrant, le sésame mystérieux qui devait nous ouvrir la porte de quelque cachette fabuleuse.

Notre expédition de chasse finit d’en par là.

Le même jour, voulant avoir le mot de ce que nous considérions une passionnante énigme, j’allai porter ma trouvaille au Père Édouard qui était le Salomon de nos querelles, un Larousse profusément illustré ad usum delphini, l’oracle omniscient et infaillible que nous importunions sans cesse de questions et qui trouvait réponse à tout, tant bien que mal.

Celui que son humeur débonnaire à l’égard des enfants avait fait surnommer le Père Édouard était un petit vieux septuagénaire qui souriait toujours. Le sourire du Père Édouard c’était, en même temps qu’un poème, une véritable étude de physionomie. C’était un sourire à la saint Nicolas, c’est-à-dire une illumination de toute la figure, un épanouissement général des traits. Ses lèvres s’entrouvraient dessinant, aux commissures, deux parenthèses dont les arcs se perdaient dans le flou des favoris. Des pattes d’oie semblaient deux astérisques qui accentuaient l’esprit dont pétillait son regard. Les narines elles-mêmes se gonflaient drôlement comme dilatées par quelque poussée d’hilarité. Que dis-je, les rides circonflexes de son front esquissaient des effets bizarres de fou rire ou de sereine gaieté.

Pourtant, le Père Édouard avait connu des jours de deuil, des heures d’adversité. On ne double pas le cap de la septantaine sans avoir essuyé de violentes tempêtes, donné sur bien des écueils… Je le sus plus tard, le Père Édouard avait eu sa large part des déboires et des épreuves de la vie, mais jamais sa physionomie n’avait trahi ses souffrances morales. Le malheur n’avait pu aigrir sa belle nature et lui enlever cette équanimité que tout le monde lui enviait.

Oh ! il y avait peut-être bien dans ce sourire (aussi rebelle à l’analyse que celui de la Joconde) un peu de désenchantement et de désillusion, mais le tout était si heureusement édulcoré de sage philosophie, si habilement dosé de charité chrétienne que la fine ironie de ses propos n’avait rien de mordant ou de caustique et déridait à coup sûr les plus taciturnes, On dira ce qu’on voudra, je tiens, moi, qu’un cœur rongé par l’envie, qu’une âme dévorée par le remords n’ont pas, pour interprète, le sourire du Père Édouard.

Avant que le rhumatisme ne lui eut donné le fatal croc-en-jambe, le bon vieillard avait abattu des hécatombes de gibier, fait des Saint-Barthélemy de poisson, mais maintenant force lui était de rester au logis où il racontait ses exploits passés à de nombreux auditeurs attirés autant par le cidre et le tabac du Père Édouard que par ses aventures, pourtant peu banales, relatées avec une verve inimitable.

À la rigueur, on eut peut-être pu lui reprocher d’être un peu le « laudator temporis acti » que suppose tout vieillard attaché aux anciennes traditions, mais, outre que ce travers est bien excusable, le Père Édouard taquinait et plaisantait avec tant de belle humeur ceux qu’il appelait « les messieurs d’aujourd’hui » que personne ne trouvait mot à redire.

Je vous ai dit, je crois, que le Père Édouard raffolait des enfants. À part ses petits-enfants et arrière-petits-enfants qu’il adorait, il s’intéressait également aux autres bambins dont il avait connu, pour la plupart, les parents ou grands-parents. Il écoutait leurs menues doléances et, volontiers, les amusait de récits où le merveilleux le disputait à l’invraisemblable, mais qui n’en intéressaient pas moins prodigieusement nos jeunes intelligences neuves aux impressions.

Le Père Édouard me reçut donc avec sa bienveillance accoutumée lorsque je vins le trouver, cet après-midi-là. Je lui racontai, avec forces détails, mon aventure de la matinée, tout en ayant soin, va sans dire, d’en supprimer certains incidents (on devine lesquels) qui n’auraient pourtant pas manqué de l’amuser, mais à mes dépens.

L’aïeul m’écouta avec un intérêt que ses jeux de physionomie exagéraient à plaisir, sans doute, mais dont je fus alors la dupe. À la fin, lorsque je le crus bien enferré, je lui exhibai mes précieuses écorces de bouleau.

Le Père Édouard mit ses lunettes, examina attentivement les écorces, les rides de son front se contractèrent comme lorsqu’il méditait quelque malice et il finit par me dire : — « Ce que tu as trouvé là, mon garçon, est un document qui a une grande importance. D’après ce que je puis voir par cet examen superficiel, il s’agit probablement du journal ou de l’autobiographie de cet écureuil que tu me dis avoir tué. Grâce à mon expérience et aux connaissances que j’ai acquises par mes longues courses dans les bois et mes expéditions de chasse dans la forêt, je connais bien les mœurs et habitudes des animaux. Ces piqûres sur cette écorce sont des caractères d’écriture que les écureuils tracent de leurs incisives ; j’en ai souvent vu et je crois que je puis encore les déchiffrer. Cette écriture a beaucoup d’analogie avec le genre cunéiforme des anciens… »

Et le Père Édouard continuait sur ce ton avec d’autant plus de succès que je n’y comprenais plus goutte. Si son intention malicieuse de vieux pêcheur était d’amorcer mon attention, si son but, habitude de piégeur, était de captiver mon imagination, je dois reconnaître qu’il y réussit à merveille.

Il m’assura qu’il allait se mettre à l’œuvre aussitôt et commencer par abluer la pièce ; après quoi, à l’aide d’un procédé dont il avait le secret, il viendrait bien à bout de déchiffrer ce manuscrit ou plutôt ce… dentiscrit.

Dix jours, dix siècles après, le travail était terminé et voici, en langue vernaculaire, la substance de ce document qui, n’eut été le savoir philologique du Père Édouard, serait resté un inintelligible grimoire :

Je m’appelle Nuxette et suis née dans un trou pas cher, au pied d’un vieux hêtre — sub tegmine fagi — à l’orée du bois » près du chemin qui mène à Saint-Alphonse.

Si je puis vous décrire ainsi par le menu le lieu qui m’a vue naître, c’est que je fus témoin, peu après ma naissance, d’un incident qui m’est toujours resté gravé dans la mémoire.

C’était par une matinée de printemps. Le bois où nous habitions était plein de rumeurs étranges : des chants d’enfants, des voix d’hommes, des heurts de ferblanterie, de grands coups de cognée sur les troncs d’arbres. Soudain, je tressaillis, un choc venait d’ébranler le vieux hêtre où nous étions « ouachés ». Instinctivement, je me pressai contre mes parents. Papa, à qui cette alerte avait fait ouvrir l’œil, alla se poster à l’entrée de la bauge pour reconnaître ce dont il s’agissait et se tenir prêt aux éventualités au cas qu’il devînt prudent d’évacuer notre logis.

Tout-à-coup, nous entendîmes une voix qui disait : « Hé ! « Baptiste, que fais-tu donc là ? C’est pas un érable ça, espèce d’andouille, c’est un hêtre ! »

J’attendais, anxieuse, la réponse de Baptiste, mais papa partit aussitôt d’un fou rire inextinguible ; littéralement, il se tordait. Ce n’est qu’un quart d’heure après qu’il put nous expliquer que nous étions au temps des sucres et que Baptiste, sans doute quelque garçon de ferme peu ferré en essences forestières, avait pris notre hêtre pour un érable. Bon vieux hêtre, tu nous préservas, cette fois-là, de quelque fâcheuse aventure.

Inutile de vous dire si cet incident fit époque dans la famille. Papa, qui avait des lettres, répétait souvent : « Hêtre ou ne pas hêtre « that’s the question ! »

J’accorde peut-être trop d’importance à ce souvenir de mes jeunes ans, mais la vie, qu’est-ce autre chose, après tout, qu’une série de menus incidents insignifiants en apparence mais qui, souvent, influent de façon décisive sur nos destinées en façonnant notre esprit ou notre cœur par les enseignements philosophiques qui se dégagent de ces faits-divers de l’existence.

Ah ! si je me rappelle le foyer paternel, ce vieux hêtre rabougri à l’écorce tailladée, hachée d’initiales d’amoureux ! Ce fut toujours pour moi un lieu de pèlerinage jusqu’à ce que les feux de forêts d’il y a cinq ans l’aient fait disparaître. Mais passons, je sens une larme mouiller ma paupière. À mon âge, on ne parle pas impunément de ces souvenirs.

Non, elle n’a pas toujours été gaie, la vie. Je crois même que, à tout prendre, elle ne vaut pas d’être vécue. Si la balle de quelque chasseur m’eut atteinte alors, elle m’eut épargné beaucoup de peines sans me priver de bien grandes joies.

On dit cela, on le croit et on a sans doute raison. Pourtant, l’espérance est là, au fond de nous, qui nous leurre toujours d’un nouveau mirage. La curiosité, voilà le mobile de la vie ! Demain est la grande panacée qui guérit d’hier ! Demain, c’est l’antidote d’aujourd’hui ! Demain c’est l’Éphpheta qui ouvre à l’imagination inassouvie des horizons merveilleux !! Demain, c’est l’expectative qui miroite et éblouit, similor du bonheur !!!

Mais si j’ai résolu, pour égayer l’ennui du vieil âge, d’écrire mes mémoires, je devrai y aller en douceur, ne pas faire, comme on dit, de chichi à propos de bottes et surtout avoir soin de bien coordonner les événements.

Les origines de ma famille se perdent dans la nuit des temps, car vous pensez bien que les miens ne se sont pas toujours appelés Écureuils. Ce que je sais pertinemment, c’est que nous descendons des latins. Nos ancêtres, en effet, avaient nom Sciuri ; ils étaient apparentés, à ce que j’ai appris, à la famille grecque Skionoi. Je n’ai jamais eu le loisir de descendre plus bas dans l’arbre généalogique.

Je compte plusieurs ancêtres parmi la noblesse de robe et le mot « curule » n’est que la corruption de notre nom. Au surplus, je n’entends nullement tirer vanité de l’origine de notre famille, car je sais que les préjugés de castes ne sont point d’aloi dans notre démocratie animale. Dieu merci, le culte de l’honneur, plutôt que des honneurs, fut toujours très vivace chez les nôtres. La richesse, les distinctions, balivernes que tout cela, mais le panache, par exemple, le panache ne fut jamais pour nous un vain mot.

Ainsi, n’allez pas croire que mes ancêtres furent tous des aristos ; il y eut parmi eux des humbles, des modestes. Qui n’a entendu parler des Funambules et de la célébrité qu’ils acquirent dans leur art ? Une branche cadette de la famille, les Xeri, dut même s’exiler en Afrique. Peu soucieux de l’eugénique, ils sont, paraît-il, bien dégénérés. Il n’est peut-être pas hors d’à-propos d’ajouter ici qu’un écureuil a laissé un grand renom dans les fastes du sport ; le sieur Paul Atouche qui faisait de l’aviation il y a plusieurs siècles.

Dès mon bas âge, on s’occupa de mon éducation et je dois à la nature un tribut de reconnaissance pour m’avoir fait naître de parents aussi dévoués et aussi prévoyants. L’éducation domestique, voyez-vous, tout est là ! C’est elle qui pétrit et façonne notre esprit et notre cœur. C’est une semence de vertu dont l’ivraie du vice peut, à la rigueur, retarder la croissance, mais qui finit toujours par porter des fruits.

Mon père, qui avait beaucoup voyagé, fut pour moi un excellent précepteur et, douée d’une heureuse mémoire, je profitai beaucoup de sa vaste érudition. Il n’était certes pas le farouche pédagogue plus familier avec la férule qu’avec les logarithmes ; non, son système était celui que les hommes ont tenté de nous copier, mais qu’ils n’ont fait qu’affubler du nom baroque de « kindergarten ».

Lorsqu’on me jugea assez dégourdie, on m’envoya à l’école buissonnière. On a beaucoup déblatéré, en certains milieux, contre cette maison d’éducation, mais la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers mon Alma-Mater me fait un devoir de rétablir les faits.

Tout d’abord, il faut bien remarquer que l’école buissonnière ne s’occupe nullement d’instruction primaire ; c’est bel et bien une école technique. Elle présuppose, chez les sujets qui la fréquentent, une intelligence ouverte, un jugement sain et surtout beaucoup d’esprit d’observation. Il faut donc envisager son programme d’études à ce point de vue si l’on veut rendre pleine justice à cette institution. Les cours sont des plus pratiques et vous rendent aptes au « struggle for life », comme j’ai entendu dire à un mien cousin établi depuis peu aux États-Unis et qui s’appelle maintenant Mr  Squirrel.

Si l’instruction est la préparation à la vie, cela doit s’entendre, à fortiori, de la formation post-scolaire qui vise à développer les aptitudes, je dirai, techniques, qui s’accusent chez les individus une fois qu’ils ont atteint à peu près le développement intellectuel dont ils sont susceptibles.

Chez nous, on enseigne la botanique, la zoologie, la gymnastique comparée, la sylviculture, la météorologie, etc. et les diverses classes sont pourvues des appareils d’expérimentation les plus modernes. La dentigravure n’est de rigueur que pour les écureuils tandis que les chiens seulement sont astreints à la pataud… logie. Tous les jours, on consacre une demi-heure aux racines… L’étiologie est facultative, mais la callisthénie est obligatoire pour tous.

L’école buissonnière a encore ceci d’avantageux que la régie n’y est pas sévère. Loin de réprimer les transports de notre nature, le personnel enseignant les favorise et les facilite comme autant d’aptitudes précieuses qu’il s’agit ensuite de diriger ou de canaliser de façon à ce qu’elles profitent à chacun aussi bien qu’à la collectivité. Le but de la civilisation est l’amélioration de l’espèce au triple point de vue intellectuel, moral et physique. Je suis même d’avis qu’une bonne et saine constitution est d’importance primordiale et que la santé intellectuelle et morale est considération sinon secondaire du moins accessoire. Primo vivere, n’est-ce pas ?

Et voilà, dans le creux de la patte, toute l’économie de ce système en honneur chez nous et que nous a furtivement chipé Herr Von Froebel, un jour que nous avions le dos tourné.

Encore une réminiscence que je cueille dans l’herbier du souvenir : Il s’agit d’une compagne de classe du nom de Merlette dont l’allure joviale, le spirituel babil et l’humeur insouciante faisaient nos délices. Où avait-elle puisé ce pessimisme blagueur, cette ironie de fine pince-sans-rire, ce répertoire de satires parfois irrévérencieuses, mais jamais virulentes, pleines de sel, mais non de fiel, cette façon de penser et de dire, dentibus albis, qui procédait d’une sorte de bohémie philosophique assez difficile à définir.

Merlette et moi avions à peu près les mêmes goûts, sous beaucoup de rapports, et une mentalité presque identique ; nous devînmes, en peu de temps, deux intimes, deux inséparables. Cette similitude de sentiments constitue, je crois, la physiologie de l’amitié.

Grâce aux talents dont la nature m’a avantagée, je réussis merveilleusement dans toutes les… branches de l’activité animale et même dans quelques… harts d’agrément pour lesquels j’avais des dispositions particulières. Je ne tardai pas à succomber à la tentation de grimper dans l’arbre de la science du bien et du mal. Que celle qui est sans péché me jette la première pierre ! Mais glissons, n’appuyons pas !…

Dussé-je vivre cent ans, je me rappellerai toujours la tragique aventure qui marqua le commencement de l’été 188… C’était, si je me rappelle bien, le 24 juin et un grand remue-ménage avait lieu dans le bois où nous avions fixé nos pénates. Il s’agissait d’un pique-nique de Saint-Jean-Baptiste. Il y avait là des messieurs en huit-reflets et en fracs, tout chamarrés de décorations étincelantes, il y avait de belles dames rieuses et babillardes, parées comme des reposons, et une ribambelle d’enfants qui couraient dans le bois et s’en donnaient à cœur joie. Des gens en livrée, la bouche collée à des feuilles de cuivre tournées en corolles de fleurs, les joues gonflées comme des outres, faisaient un tintamarre à n’y rien comprendre. Ils appellent ça, paraît-il, musique ou harmonie ! Si ça ne vous fait pas suer !

Curieuses comme des femmes, ma mère et moi étions sorties pour nous payer ce spectacle et papa, s’ennuyant, seul au logis, vint bientôt nous rejoindre. En écureuil qui a beaucoup voyagé et beaucoup vu, il nous expliquait les mille et une curiosités qui frappaient notre vue.

— « Vous voyez, nous disait-il, cet enfant aux boucles blondes, couvert d’une toison blanche et qui de sa main caresse un agneau, c’est lui qui mime saint Jean-Baptiste. »

— « Et cet autre », questionnai-je, tendant la patte dans la direction d’un marmot qui lançait des pierres aux oiseaux ? »

— « Celui-ci, répondit mon père qui affectionnait le calembour, celui-ci n’est qu’un petit singe en batiste ! »

Maman ne put s’empêcher de pouffer de rire, ce qui attira vers nous l’attention des gamins.

— « Quiens, des écureux ! » fit l’un de ces sans-pitié.

— « Singulier de pluriel ! » ricana mon incorrigible papa. Comme poussée à bout par ces réflexions ironiques, la marmaille ramassait des pierres à notre intention et nous jugeâmes prudent de déguerpir. Maman et moi prîmes les devants et papa suivit, protégeant notre retraite.

Tapis au fond de la bauge, nous attendions avec anxiété l’arrivée de mon père. Comme il tardait !… Lui serait-il arrivé malheur ?…

Enfin, nous le vîmes déboucher d’un corridor, clopin-clopant, la figure contractée par la douleur. Une pierre, lancée par un des gamins, l’avait atteint au pied gauche et il était tombé à la renverse. Une fillette, profitant de cette chute, l’avait alors saisi par la queue. Le danger lui donnant des forces, le blessé avait fait un effort pour se dégager. Il avait réussi mais, hélas ! la cruelle enfant était restée possesseur du panache de ce pauvre père, contrairement à la prétention des anciens qui assuraient qu’il n’y avait rien d’aussi difficile à écorcher que la queue.

Voilà pourquoi il nous était apparu méconnaissable, avançant à clocheton, avec un moignon de queue grand comme ça.

Maman fut navrée de ce malencontreux accident et, tandis qu’elle dressait de son mieux la blessure, je sortis par une porte dérobée pour aller cueillir du plantin vulnéraire.

L’alerte passée, papa sembla reprendre sa belle humeur et, sans doute pour rentrer ses sanglots qu’il dissimulait mal, il affecta de blaguer.

— « Ah ! ma vieille, disait-il à maman, tu pourras te vanter d’avoir un époux modèle. Il n’y a d’exemple dans l’histoire que l’aventure de Joseph qui préféra abandonner, lui aussi, sa queue… d’habit aux mains de la Putiphar plutôt que de se laisser asservir par une femme !

Un renard, en pareil cas, eut proposé aux autres animaux l’ablation de l’appendice caudal, afin de dissimuler son infirmité sous couleur de fashion. Papa était bien trop fier pour jamais songer à pareil subterfuge.

La suppression de la queue chez la plupart des animaux ne porterait pas à conséquence, tandis que chez nous, il s’agit d’un organe à peu près indispensable. Quelqu’un a dit qu’un écureuil sans panache est une année sans printemps, un printemps sans fleurs.

À combien de multiples usages la queue ne sert-elle pas à l’écureuil ! C’est un anémographe qui nous avertit des variations météorologiques imminentes, c’est une voile que nous déployons contre le vent lorsque nous voulons filer à grande vitesse et faire du quarante à l’heure ; c’est en même temps une hélice et un gouvernail qui font de nous les plus gracieux nageurs, c’est, l’été, un flabellum qui nous garantit des rayons trop ardents du soleil, c’est une étole dont nous nous emmitouflons l’hiver, c’est enfin et surtout, un panache que nous arborons bien haut comme le signe distinctif de notre race et sans lequel nous passerions inaperçus sur la scène du monde, confondus dans la banale tourbe des comparses ignorés. La queue de écureuil, c’est sa personnalité. La queue, c’est l’écureuil même, comme disait notre ami Buffon. Elle a, en effet, un véritable langage en ce qu’elle traduit les sentiments qui agitent l’âme, et ses diverses attitudes représentent autant d’impressions de l’être intime. Voilà la raison du vieux dicton : la queue est le miroir de l’âme.

Je ne connais que deux animaux qui soient plus que l’écureuil fiers de leur queue : le mandarin et le paon.

Cependant, mon pauvre père dépérissait à vue d’œil. Il avait beau s’évertuer à se faire une raison, se dire qu’un de nos ancêtres, un Sciurus authentique, avait été castrat, qu’il était lui-même, en style héraldique, un écureuil diffamé, tout cela ne parvenait pas à lui dissimuler son humiliation.

Ajoutez à cela que de misérables ne perdaient pas une occasion de lui décocher de cinglants lazzis et vous aurez une idée de ce qu’était son supplice. Il lui était impossible de mettre le nez à la porte pour respirer une bouffée d’air pur qu’il ne fut l’objet de remarques désobligeantes de la part des va-nu-pieds de la paroisse : « Où l’avez-vous oubliée, votre queue, Mister « Bob-tail » ? disait l’un. « Son voisin la lui a empruntée pour jouer au billard », répondait un autre. Etc. etc.

Ces sottes plaisanteries n’étaient pas de nature à lui remonter le moral, à dissiper sa neurasthénie. Aussi, son mal s’aggrava et, au commencement de l’automne, il s’éteignit doucement. Ses dernières paroles témoignaient bien de sa constante préoccupation, persistante obsession qui avait hâté sa fin : « Je te quitte, ma chère compagne, adieu, ma fille, je vous étais devenu à charge. »

Comme maman se récriait, il continua : « Que le public ignore toujours cette déchéance à laquelle je ne veux pas survivre.

« Pour l’amour de notre famille, que ce secret périsse avec moi. Perdons la queue, soit, mais, à tout prix, sauvons la face ! »

Pauvre, pauvre père, qu’il repose en paix sous la feuille de bardane à l’ombre de laquelle nous l’avons inhumé.

Il ne faut pas s’étonner si, après ce que je viens de raconter, je n’éprouve que de la haine à l’égard de cette maudite engeance qu’est l’humanité. Êtres cruels, sanguinaires, tyrans oppresseurs, bourreaux, tortionnaires, de quelle vile boue êtes-vous donc pétris pour vous complaire ainsi à nous traquer, à nous asservir et à nous massacrer sans quartier. Quel mal vous avons-nous jamais fait ? Comment avons-nous jamais encouru votre ressentiment, mérité vos atrocités ?

Ah ! les humains, ce qu’ils sont inhumains !

En vertu de quelle délégation de pouvoirs de notre auteur commun s’arrogent-ils sur nous droit de vie et de mort ? Nous sommes les aînés sur cette planète, nous sommes plus qu’eux en communion intime avec la nature. Ils se disent les rois de la création, mais leur règne, si tant est qu’il existe, ne procède que de la loi du plus fort. La nature nous avait défini les rapports, les relations des êtres organisés entre eux. Dans son incommensurable orgueil, l’homme a voulu faire mieux que notre mère à tous. Dès son intervention, l’harmonie a cessé d’exister dans le concert universel, l’ordre de la création a été irrémédiablement troublé. Il n’a pas même assez de bonne foi pour convenir qu’il a piteusement échoué et que sa prétendue civilisation n’est qu’un sot travestissement de la grande loi naturelle qui nous régit tous.

Avec sa suffisance hautaine, gonflé, comme une baudruche, de prétentions et de fatuité, il nous conteste l’intelligence dont il s’attribue l’apanage exclusif. À peine daigne-t-il dénommer instinct notre perspicacité dont l’évidence saute aux yeux et qu’il est bien forcé de reconnaître.

À les entendre, la fidélité du chien ne serait qu’abjecte soumission, l’industrie de l’abeille et du castor que fonctionnement machinal et inconscient de l’activité animale. Pour eux, la bonne ayrshire qui les nourrit n’est qu’une créature avachie qui se laisse traire par le premier venu et s’ils admettent le porc à leur table, c’est, vous pensez bien, comme mets et non en qualité de commensal. J’apprends — la chose est incroyable — que des mécréants, novateurs pernicieux, farcis de préjugés contre l’animal le plus paisible qui soit — j’ai nommé notre sympathique ami, le mouton — réclament, en termes virulents et irrespectueux, que son image même soit bannie des assemblées populaires ! N’est-ce pas inouï ?

Pour quelques rets que nous avons éventés et prestement réduits en charpie, ils ont répandu la calomnie que nous, écureuils, sommes des rongeurs. Quel mal y a-t-il à ce que nous grignotions par ci par là quelques amandes. Et même si parfois il est arrivé à quelque guerlinguet affamé de gruger d’une noix la largeur de sa dent, est-ce bien à eux de crier : Haro !

S’il se trouve, parmi eux, quelque être privilégié qui fuit leur commerce, ils disent pour le ridiculiser : C’est un ours ! D’un escroc, d’un filou, ils diront : C’est une fine mouche, c’est un vrai renard. D’une personne dépourvue d’intelligence : C’est une oie, c’est un dindon. D’une coquette qui tient haut la dragée : Quelle grue ! Ils se croient très malins d’insulter jusqu’à l’humble insecte en répandant le bruit que, devenu vieux, le diable se fit termite !

Entendons-nous, car tout est relatif en ce bas-monde. Si ces comparaisons sont une preuve de culture intellectuelle et de bon goût, il est temps qu’on le sache. Nous n’avons nulle objection à entrer en parallèle avec l’homme et nous ne serions peut être pas en reste sur le chapitre des rapprochements lesquels, qu’on m’en croie, ne seraient ni moins odieux, ni moins grotesques.

Combien de fois n’ai-je pas entendu mon père s’apitoyer sur la rapacité des loups et dire : Ces pauvres bêtes, les voilà encore à s’entre-dévorer comme des Canayens ! Et lorsque maman, dans ses bonnes, lâchait bride à sa verve, papa s’écriait : Ma chère amie, mais tu parles comme une femme !

Certes, je n’ai pas pour mes semblables cette solidarité chauvine qui caractérise les hommes lorsqu’on met en doute leur prétendue dignité exclusive d’êtres raisonnables. Non, de tous temps et chez toutes les races, il y eut des mauvais sujets. L’homme n’a pas fait faute d’attribuer sa déchéance au serpent. Est-il pourtant un être plus modeste et plus terre à terre que le serpent ? Que lui reproche-t-on, après tout, à part cette affaire galante avec feue Eva Adam ?… Au surplus, sa responsabilité dans cette aventure ne m’a jamais paru clairement établie. Depuis quand la tourterelle se laisse-t-elle séduire par le crapaud ?… Est-ce l’étoile qui s’énamoure du ver de terre ?…

Et vous savez quel a été le résultat de ce chantage ? Le genre humain, avec une partialité toute filiale, auréola la femme, tandis que le malheureux serpent eut en partage l’opprobre et la flétrissure. Voilà ce qu’il advient des mauvaises fréquentations. Ah ! on a bien raison de dire, en présence d’une affaire louche : cherchez la femme !

J’admets que le serpent est un être rampant, mais, nom d’une souche ! s’il fallait écraser la tête à tous les êtres qui ont cet habitus particulier, ce serait l’annihilation du genre humain !

J’aurais beau jeu, en vérité, si je voulais imputer aux hommes les travers dont souffrent quelques-uns d’entre nous. J’aime mieux faire preuve de largeur d’esprit et admettre, bien franchement, que nous avons, nous aussi, nos brebis noires, qu’il y a bien des buses sous plumage de phénix et autant d’ânes sous pelage d’hermine !

Ah ! si tout le monde était libre de préjugés à notre endroit comme ce bon Lafontaine dont mon pauvre père me parlait si souvent. Lui était émerveillé de notre industrie, de notre esprit, etc. Si des hommes de bien comme les Antoine de Padoue, les François d’Assises, les Fabre etc., n’ont pas dédaigné notre compagnie c’est que, assurément, nous en valons la peine ! Vous connaissez Montaigne, l’un des quelques humains qui ne se gobent pas ? Voici ce qu’il écrit au livre II de ses « Essais », son ouvrage de « bonne foy » :

« Quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux et combien ils ont de part à nos plus grands privilèges et avec combien de vraysemblance on nous les apparie, certes j’en rabats beaucoup de notre présomption et me démets volontiers de cette royauté vaine et imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures »

Je vous le demande, est-ce assez concluant ?

Fouquet, le grand Fouquet, l’illustre Fouquet, à qui ses rivaux ont pourtant dérobé tant de sa gloire, ne dédaignait pas s’inspirer de notre exemple en prenant pour devise de sa maison la parole de l’un des nôtres : quo non ascendam ! Hélas ! son malheur fut de n’avoir pas su acquérir notre pondération, tout en copiant notre agilité, avec la conséquence que, parvenu au faîte de la fortune et des grandeurs, il ne put se maintenir en équilibre. Vous connaissez sa lamentable dégringolade.

Notre intelligence, mais elle saute aux yeux, elle apparaît claire et évidente dans toutes nos actions, dans nos faits et gestes même les plus insignifiants. Si l’homme était moins prévenu à notre égard, il admirerait notre sagacité, notre pénétration et force lui serait d’admettre que, sous ce rapport, nous lui rendons des points.

Ainsi, nous n’avons pas de baromètre et, cependant, le changement de température nous est connu à l’avance, l’hiver ne nous prend jamais au dépourvu, qu’il soit hâtif ou tardif. Machines, nous ?

Lorsque l’air contient un souffle glacé qui passe inaperçu aux sens grossiers de l’homme, émoussés par la bonne chère, mais qui secoue notre épiderme d’un léger frémissement, nous savons que l’automne approche. Automates, disent-ils !

Ce frisson quasi imperceptible, cette sorte de titillation des glandes capillaires provoquent chez les animaux à fourrure une lente pilation, et plus l’hiver sera rigoureux et plus longue et plus drue se fait notre pelisse. Trouvez-moi donc une invention humaine, baromètre, thermomètre, almanach, etc. qui puisse rivaliser avec nous pour pronostiquer ce que seront les saisons prochaines.

Aussi, en gens prévoyants, nous nous préparons selon les éventualités. Nous faisons au logis les réparations voulues et commençons à entasser nos provisions d’hivernement. Il arrive souvent que l’être spoliateur qu’est l’homme choisisse cette époque pour dévaster nos demeures et faire main basse sur le contenu. Puisqu’on est roi de la création, on aurait bien tort de se gêner. Et si Sa Majesté trouve nos magasins bien garnis, elle a tout juste assez de jugeotte pour conclure que nous nous préparons pour un long chômage. Vite, notre homme court copier servilement ce renseignement dans son almanach. Quel eurêka frauduleux ! Si ce n’est pas là du plagiat, je ne m’y connais pas.

Le papillon, lui, constate, avec non moins de perspicacité, que le pollen se durcit dans l’anthère ou que l’ovule se forme dans le pistil : donc la déhiscence a pris fin et l’été a vu ses beaux jours. Les arboricoles, eux, voient pâlir les feuilles le long de leurs nervures, les stomates s’atrophient, la pétiole se débilite, la sève se tarit, l’arbre, pris d’anémie, s’engourdit, l’alopécie se déclare, il perd sa toison, et enfin, la léthargie hibernale commence.

Croit-il, l’homme, que l’oiseau attende que la neige tombe pour songer à la migration. Non, dès que l’automne s’annonce, il sent, au bout de ses rémiges, un léger frisson qui l’avertit que l’heure du déménagement est arrivée.

Mais à quoi bon insister, les écureuils et autres animaux qui me liront ne savent-ils pas par expérience la souveraine injustice des hommes à notre égard !

J’ai interrompu mon récit à la mort de mon père, laquelle, comme bien on pense, créa un grand vide chez nous.

Cependant — ainsi va la vie — ma douleur se calma peu à peu. J’étais jeune, voyez-vous, et j’aimais les plaisirs. Aussi, comme nous étions dans la belle saison, je me repris bientôt à courir le long des haies fleuries, à jouer à cache-cache avec mes compagnes dans les ormes touffus. Les oiseaux piouitaient de tous côtés tandis que les papillons virevoltaient dans l’espace ensoleillé, zigzaguant de ci de là comme enivrés de pollen.

Puis, lasses de nous balancer sur les hauteurs, nous redescendions le labyrinthe des branches pour venir folâtrer dans les fougères, rôder autour des sources. Là, nous donnions libre cours à notre coquetterie, nous attardant, notre toilette finie, à nous mirer dans l’onde, à lustrer notre pelisse et à paraître sémillantes et gentilles. Enfin, après nous être parfumées le museau de sénéga ou de menthe, nous reprenions notre course, cherchant un coin de rocher couvert d’une nappe de lichen où faire la dînette. Oh ! notre menu n’était guère recherché : des noix longues, des merises, des faînes, des cerises, etc., selon la saison, et, après avoir dépêché notre frugal repas, nous faisions la sieste sur un tronc d’arbre renversé par le vent ou sur une souche vermoulue.

L’été, c’est la saison des plaisirs et, de mon temps, on en profitait. Je vous accorde que l’automne a bien ses sports particuliers qui ont leur charme, mais c’est aussi l’époque des pluies et des rafales. « L’automne, a dit une célèbre faisane, est un andante mélancolique qui prépare admirablement le solennel adagio de l’hiver. » Ces faisans, ils sont poètes, idéologues comme de vraies cigales, ma parole ! Nous qui sommes plus pratiques et utilitaires, nous définissons l’automne la saison de la récolte, de la cueillette des fruits et des noix en vue de l’hiver. Un écureuil prévoyant ne doit jamais être pris au dépourvu quand la bise est venue, car tout le monde n’a pas l’avantage de la marmotte qui hiverne au dépens de son embonpoint, fruit de ses boulimies estivales. Pour ma part, j’ai trop souci de ma taille pour songer à pareils excès.

D’ailleurs, à cet âge, je n’étais pas regardante de mes pas et démarches. Souvent, la cueille finie, je m’amusais à des courses vertigineuses dans les noyers. Je prenais un malin plaisir à strider à tue-tête sur tous les tons de la gamme, ce qui donnait la frousse aux moineaux apeurés qui s’enlevaient par bandes en poussant de petits cris.

Acroupetonnée sur une branche, je m’enivrais de liberté tout en me gavant l’âme des splendeurs de la nature et les bajoues de succulentes faînes. De temps à autre passaient un monôme de canards sauvages, une théorie d’outardes partant pour le pèlerinage migratoire, le cou religieusement entouré du scapulaire de leur ordre.

Une fois, comme j’étais à faire une cueille de cerises dans un verger voisin, je fus témoin d’une scène peu banale. Sur un banc rustique, au pied du cerisier, était assis un jeune couple. Qui étaient-ils ? C’est ce que j’ignore ; du reste, ma discrétion… Suffit ! Ce que je puis vous dire c’est qu’il l’appelait « ma belle chatte » et qu’elle le nommait « mon gros bébé », qu’ils se bécottaient s’étreignaient, se pinçaient, échangeaient des déclarations bébêtes à pouffer de rire, etc.

Ah ! ce qu’on en apprend des choses et des choses… à travers les branches.

À quelque temps de là, un jeune suisse avec qui j’étais allée cueillir la noisette, certain jour de pique-nique, me demanda en mariage. Maman, qui fut toujours imbue de préjugés religieux, s’opposa d’abord à cette union et tenta de m’en détourner.

Hélas ! la passion est mauvaise conseillère et maman, j’en eus trop tôt la preuve, avait raison de me déconseiller ce parti. Mais a-t-on le loisir et éprouve-t-on l’envie de se garantir du classique coup de foudre. D’ailleurs, j’étais jeune, sans expérience et naïve comme un albran. On se mit en ménage, mais notre bonheur ne fut pas de longue durée.

À ses dehors chics, à sa moustache crâne qui fleurait l’angélique, à sa pelisse chatoyante et brillamment colorée, j’avais cru découvrir un dandy de bonne famille. Je ne tardai pas à m’apercevoir que j’avais imprudemment accordé mon cœur et ma patte à un freluquet, à un gommeux, à un muscardin adonisant.

Il m’apparut alors sous ses vraies couleurs. Ma parole ! je crois que l’animal se servait de peroxyde !

Après avoir mangé le plus clair de mon patrimoine et me voyant sans le sou, le drôle leva le pied, un bon jour, sans plus d’esbrouffe, selon une de ses expressions favorites. Je pus alors méditer sur l’amère vérité du vieux dicton : pas d’argent, pas de suisse !

Je me consolai d’autant plus facilement de sa désertion que la constitution qui régit notre tribu autorise la polyandrie et que j’étais par conséquent libre de convoler. Chez nous, une « grass-widow », comme disent nos voisins, les rats, est particulièrement recherchée. Mais tout bien considéré, au risque de manquer de respect à une vieille tradition en honneur dans notre famille et sans vouloir faire ma Sophie, je ne crois guère à l’amour libre tant vanté en certains milieux : à mon sens, amour libre veut dire amours courtes.

Ainsi donc, pour ma part, vive la monogamie ! Pâté d’anguille tant qu’on voudra, j’estime qu’il faut encore préférer la cuisine uniforme mais saine de la famille aux reliefs et au réchauffé des gargotes ou aux ragoûts anonymes et aux gibelottes promiscues concoctés dans les bibines extra-matrimoniales par les Marie Graillon de l’amour !

J’ai pu avoir des aventures depuis — que voulez-vous, la chair est faible — mais je ne me suis jamais plus amourachée de personne, c’est trop bête l’amour, voilà.

La fugue de mon Alphonse me laissa dans un état de dénuement voisin de la misère. L’automne était avancé et la récolte terminée. Où trouver ma provision d’hiver et replénir mon garde-manger !

Quand on est jeune, on a du courage comme quatre ; je me mis donc résolument à l’œuvre. Mon premier soin fut d’évacuer les « prémisses « — comme on disait, paraît-il, sous Louis XIV — trop spacieuses que nous occupions et, la Saint-Michel venue, j’emménageai dans le tronc d’un merisier arsin à demi déraciné, mais entouré de quelques sapins qui me protégeassent contre les intempéries de l’hiver.

Je m’occupai ensuite de viatique pour la rude saison. Ah ! ce furent d’homériques randonnées par tout le bois, exécutant des sauts périlleux pour une noix, bouclant la boucle pour une misérable faîne. Comme il n’est bois si vert qui ne s’allume, je vins à bout de ma tâche.

La saison fut des plus rigoureuses. L’hiver, c’est la nature qui s’assoupit, c’est notre riant domaine qui s’attriste du départ des oiseaux et se dépouille de ses parures d’été. Confortablement emmitouflée, le corps bien chaud mais l’âme glacée, je songeais souvent à eux, nos frères, les chantres des bois, que l’aquilon avait forcés de prendre le chemin de l’exil.

Adieu, les promenades dans les avenues ombragées des grands arbres, adieu, les petites fleurs qui sentent si bon, adieu, la source fraîche dont une cotte de glace a comprimé les allures capricieuses. Les grands arbres frileux aux membres transis frissonnent sous le givre. Le soir, on a soûleur dans ce grand silence de mort, on se surprend à regretter même le coassement monotone des grenouilles. La sève qui se congèle fait craquer les branches. La lune blafarde jette une lumière chiche qui, dessinant sur la neige le squelette des branches, silhouette de fantastiques ombres chinoises qui font s’enfuir les lièvres poltrons.

C’est à peine si l’on peut s’aventurer dehors et s’emplir les poumons de vivifiant ozone. Bon gré mal gré, il faut être casanier et faire la grasse matinée. Moi, j’en profite pour mettre sur l’écorce les incidents les plus saillants de la vie, relater mes impressions, socratiser en us et en um. Peut-être ces mémoires aideront-ils mes nièces et mes neveux à passer la mauvaise saison.

Mon regretté père me disait souvent que si tous les animaux, même les hommes — si tant est qu’ils aient la sincérité voulue pour ce faire — recordaient ainsi leurs impressions, leurs aventures, leur façon d’envisager les faits, d’apprécier les événements, exposaient leurs idées, analysaient leurs sentiments, mettaient enfin leurs âmes à nu, le tout réuni, co-ordonné, classifié, constituerait une œuvre de génie, une encyclopédie colossale de science et de sagesse. Mon père était un fervent de l’éclectisme !…

Un jour que je m’étais gloutonnement empiffrée de raisin, je me laissai surprendre par le sommeil de l’ivresse, lorsqu’un bruit dans le fourré me réveilla en sursaut. Vite, je voulus grimper quatre à quatre dans un érable à quelque distance et, prenant mes jambes à mon cou, je m’élançai. Hélas ! j’avais compté sans cette malencontreuse ivresse. Je titubai, tanguai de côté et d’autre et, perdant tout à fait l’équilibre et la tête, j’allai donner bêtement dans un filet que me tendait un croquant. Avant que j’aie eu le temps de ronger quelques mailles, j’étais bel et bien empoignée et emprisonnée, non pas dans la classique tournette mais — ô ironie du sort ! — dans une cage à serins…

Non, mais faut-il être serine pour se mettre ainsi pompette sans rime ni raison ! Un écureuil gris ! si ce n’est pas à en rougir !

L’instant d’après, ma prison était suspendue à la véranda d’une maison, non loin du bois. C’est là que je vis les choses d’en haut et que je pus méditer à loisir sur les inconvénients qu’il y a à se mettre en goguette.

Après avoir désespéré de jamais reprendre la clef des bois, le courage me revint bientôt en entendant la conversation qui m’arrivait de l’intérieur de la maison : — « C’est pitié, Pitou, de retenir captives ces pauvres petites bêtes du bon Dieu ! »

Brave âme, pensais-je, puisses-tu convaincre ton sacripant de fiston, car je devinai que cette voix fraîche était celle de la maman qui tançait son rejeton.

— « Mais maman, répondait le monstre, je veux l’apprivoiser, moi. »

Je te vois venir, vilain garnement, dis-je à part moi.

Le dialogue s’arrêta là, me laissant dans l’ignorance du sort qui m’attendait. Je me tins coite tout l’après-midi, voulant donner à mon bourreau l’impression que j’étais un écureuil peu dégourdi, borné et impossible à apprivoiser.

Le soir venu, je vis s’approcher la maîtresse de céans. Elle ouvrit la porte de la cage et me prit délicatement dans sa main. Tandis qu’elle me caressait doucement du doigt, je pus la détailler. Elle était blonde comme un rayon de soleil et ses yeux me parurent deux bleuets. Ses lèvres étaient d’un beau rouge cerise et ses mignonnes quenottes aussi blanches que les miennes. Je remarquai aussi qu’elle était vêtue d’un simple peignoir qui laissait entrevoir de ravissantes épaules. Heureusement que je suis moi-même une personne du sexe car on ne sait à quels excès j’aurais pu me porter tant il y avait de séduction dans cet adorable minois.

Et dire que ces exquises créatures s’engouent de mécréants d’une mentalité détestable. Ignorent-elles donc que les objets de leur flamme s’enorgueillissent, comme de lettres de noblesse, d’avoir inventé fusils et cartouches.

Après m’avoir longuement examinée de ses jolis yeux doux, si doux, la gentille dame alla me poser sur la clôture du jardin. Bien que ma captivité m’eut ankylosé les membres, je fis diligence, vous pouvez m’en croire, pour aller donner des nouvelles à maman que mon absence avait pu inquiéter.

J’entrai en poussant un petit cri avertisseur. Peine perdue, maman n’y était pas. Je sentis un grand coup au cœur, je chancelai et faillis m’évanouir. Un sombre pressentiment venait de m’étreindre le cœur : je ne reverrais jamais ma mère…

Brisée par l’émotion, secouée par les sanglots, je m’affaissai dans un coin, cherchant le soulagement dans le sommeil. Ce n’est qu’après avoir grugé une noix… vomique que je pus enfin calmer mes nerfs surexcités et goûter un sommeil réparateur.

Je n’ai jamais revu ma tendre mère et sa disparition inexplicable a empoisonné mes jours. En vain, je la cherchai chez les voisins, je m’informai auprès des familles qu’elle visitait habituellement, je ne pus jamais obtenir le moindre renseignement qui me mît sur ses traces.

Vingt fois, je changeai de domicile et, l’an dernier, croyant tenir une piste, je vins me fixer dans ce bocage fashionable. Je n’ai pas retrouvé ma mère et j’ai perdu la tranquillité dont je jouissais là où j’étais.

Ici, je demeure tout près de la grand’route et, à tout bout de champ, on est dérangé par des empiétements ou des criailleries. À mon âge, on aime la paix et le recueillement.

Pas plus tard que l’autre jour, j’ai été témoin d’une scène qui m’a donné des haut-le-cœur. Il y avait là, tout près de chez moi, un rassemblement tumultueux. Les braillards étaient partagés en deux camps qui vociféraient à vous rompre les oreilles. Je crus d’abord à une bagarre, à une émeute et n’y portai guère attention. Les querelles humaines m’ont toujours médiocrement intéressée ; je m’en bats l’œil.

Cependant, certaines paroles que l’éclat des voix détachait en sforzando dans ce concert rien moins qu’harmonieux me frappèrent et je prêtai l’oreille. Sous le respect que je vous dois, on s’engueulait comme poisson pourri. « Hourra pour Boucher de Boucherville ! » hurlaient les uns. — « Vive Boucher de Grosbois ! » rugissaient les autres. Puis des clameurs alternées : « Sus aux Nationards ! » — « À bas les veaux ! »[1]

Pour avoir passé sa vie à la campagne et — je ne m’en cache pas — avoir été élevée dans les bois, si l’on n’est pas initiée à toutes les finesses du beau langage, on n’en sait pas moins mettre deux et deux ensemble et conclure, de fil en aiguille, que ça fait quatre ! Écoutez donc, on acclamait les bouchers, on conspuait les veaux ! Fallait pas être bien malin, vraiment, pour comprendre le sens de ces « veauciférations, » surtout quand on n’ignore pas que les hommes, non contents d’abattre le gibier, livrent aussi à la boucherie de pauvres bestiaux inoffensifs. « Intelligenti pauca » ! comme disaient les anciens.

N’écoutant que ma compassion, je courus, sans perdre une minute, porter ce « tuyau » à Caillette, une laitière frais-amouillante du voisinage avec laquelle j’étais très liée. La pauvrette, nonchalamment étendue dans le clos, mâchonnait des brins d’herbe en regardant son rejeton d’un œil attendri. Lorsque je lui eus fait part des craintes que m’inspiraient les quelques paroles que j’avais surprises, elle se mit à pleurer comme… un veau. Et comme je tentais de la consoler en lui laissant entrevoir une lueur d’espoir : « Ah ! ma chère, me dit-elle, si tu savais comme nous sommes vaches, nous, devant l’adversité ! »

Hélas ! mes prévisions se réalisèrent : la boucherie dont j’avais éventé le complot eut effectivement lieu et le pauvre veau ne fut pas épargné.

Pour ma part, je quitte très prochainement cet endroit inhospitalier. Ça pue la marmaille ici et je ne suis plus assez ingambe pour narguer chasseurs et traquenards.

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Le récit s’arrêtait là. J’eus beau revenir, par la suite, faire de nouvelles perquisitions domiciliaires à l’endroit où j’avais découvert ce document, je ne trouvai rien de plus. L’écureuil avait-il mis à exécution son projet de déménagement ? Avait-il succombé à mon coup de feu ? Mystère !

Quoi qu’il en soit, la relation des aventures de Nuxette intéressa vivement ma jeune imagination car, sans être, à cet âge, aussi naïfs qu’on nous croit, nous préférons, aux chiffres décimaux, au « Speller » et au psautier de David, même les invraisemblables coq-à-l’âne d’un écureuil misanthrope.

Granby, nov. 1906.



  1. Allusion aux élections de juin 1890 alors que le parti libéral-nationaliste eut pour porte-étendard dans Shefford, le docteur Boucher de Grosbois, neveu de l’Honorable Charles Boucher de Boucherville, chef du parti conservateur. — « Veaux ! » aménité désignant, en argot parlementaire ( !), les transfuges politiques et qu’on appliqua, dans le temps, aux cinq députés qui avaient fait faux bond à l’Honorable M. Joly.