Massé… doine/05

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Librairie Beauchemin, Ltée (p. 92-124).


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APRÈS LE RÊVE, LE RÉVEIL


1837 !

On vivait alors des jours de terreur. Le peuple, dans les transes de l’anxiété, attendait l’heure de la délivrance : la patrie en travail allait enfanter la liberté !

L’oligarchie, cantonnée dans ses derniers retranchements, résistait désespérément aux assauts furieux d’une démocratie jeune et vigoureuse. Mais ceci devait tuer cela !

La constitution de 1792, compromis hybride entre l’intransigeance des tories et l’émoi causé aux whigs par la révolte des treize colonies — révolte dont la métropole gardait un cuisant souvenir — n’était qu’un grossier pastiche du système parlementaire anglais. C’était — l’événement l’a démontré — une insidieuse mesure jetée comme un os au parti populaire qui, au lendemain de l’invasion américaine, réclamait la libre disposition des impôts. Ainsi, l’équilibre entre les divers pouvoirs administratifs — condition rigoureuse — faisait absolument défaut. Le Conseil Législatif, à la nomination de ce qu’on appela le ministère (lisez : le Gouverneur) fut toujours recruté parmi les immigrés et certains Canadiens anglomanes. Quant au corps exécutif, il ne compta jamais ; c’était un simple conseil consultatif dont s’entourait le Gouverneur à seule fin de masquer son autocratie.

Comme on le voit, on donnait d’une main et on reprenait de l’autre. De tout temps, Albion fut dure à la détente ; sans doute sait-elle le prix de ce qu’elle donne et n’entend-elle donner qu’à bon escient. Quoi qu’il en soit, Downing Street, en 1792, n’était pas encore disposé à faire confiance à ses nouveaux sujets en leur abandonnant les rênes de l’administration. On en était encore au stage expérimental du self-government ; aussi, importait-il d’y acheminer prudemment cette race impulsive de Français impatients du joug, de leur doser graduellement la liberté afin qu’ils pussent se l’assimiler sans danger de complications. En diététique comme en politique, on ne doit pas brusquer les changements de régime, crainte d’entraîner des perturbations funestes dans l’organisme.

Comme la colère, le fanatisme est mauvais conseiller : il desservait nos ennemis en réalisant contre eux notre union sacrée. Car c’est un ghetto vraiment providentiel que celui où les préjugés nous tinrent, à cette époque décisive de notre existence, parqués à l’écart de l’ambiance assimilatrice. Cet ostracisme prévint notre anglicisation en nous forçant, pour ainsi dire, à serrer nos rangs, à présenter aux assaillants un front uni, une masse compacte difficile à entamer. Une diplomatie plus clairvoyante, c’est-à-dire moins aveuglée par la haine, eut eu recours aux blandices du pouvoir pour effriter notre bloc solide. Ces rigueurs se relâchèrent pourtant quelquefois — quand la république voisine, aux prises avec la métropole, envahissait notre territoire. Oh ! alors, on montrait patte de velours, on cherchait à propitier notre clergé, à amadouer le parti canadien en accordant certains privilèges, certaines réformes. Mais une fois passées ces alertes, une fois que l’autocratie sentit ses forces croître et ses griffes pousser, on fut moins circonspect, on jeta bas le masque, on dépouilla toute contrainte. De son côté, le peuple s’était vite acclimaté à l’atmosphère du parlement, il s’était rompu au maniement de la parole et l’on se rendit bientôt compte qu’il prenait son rôle au sérieux.

Cependant, lorsque la lutte s’engagea entre les factions, le peuple s’aperçut que l’arme qu’on lui avait mise entre les mains était chargée à blanc, truquée : la Chambre d’Assemblée délibérait et votait mais c’était, en définitive, l’émissaire de Londres, le Gouverneur, qui détenait le pouvoir.

Incapable de mâter ces frustes « habitants » qui avaient pris goût au régime parlementaire, outré de tant de résistance chez de vulgaires « colonials », Lord Gosford avait pris le parti extrême de violenter la volonté de la Chambre en requérant l’intervention du Parlement impérial. C’est alors que Lord John Russell fit voter, aux Communes anglaises, une série de « résolutions » en vue d’autoriser le gouvernement canadien à passer outre à la « procrastination » de l’Assemblée qui, pour réduire le Conseil Législatif et faire adopter les réformes prônées, refusait de voter les subsides, entre autres la liste civile, au grand ressentiment des bureaucrates consternés de se voir ainsi couper les vivres.

Le mécontentement ne fit que s’accentuer et l’effervescence populaire se traduisit, chez une race primesautière comme la nôtre, par des excès de langage. On parla de brigandage administratif, on dénonça ces forbans, ces bandits qui crochetaient les coffres publics, on déclara que le temps était venu de faire parler la poudre, etc.

De fait, après que les représentants du peuple se furent tus, ce fut la voix mal assurée des vieux mousquets longtemps endormis qui interpréta les imprécations populaires dans cette vallée du Richelieu que, deux fois depuis la Cession, les nôtres avaient conservée à la couronne impériale.

On sait ce qui s’ensuivit…

Bien ou mal avisés — la question n’est pas là — les patriotes de’ 37 furent des héros, précisément parce qu’ils furent braves jusqu’à la témérité et qu’ils eurent un idéal alors que leurs adversaires eurent un intérêt ! Dans le domaine de la pensée et de la morale — et c’est un point de vue intéressant pour des latins — il vaut mieux faire des rêves fous que des calculs mesquins !

Fou, le Docteur Chénier le fut qui rêva de ravir ses concitoyens aux griffes du vautour rapace. Ce fou, la reconnaissance populaire a auréolé son front et sa race gardera sa mémoire plus longtemps que le bronze qui décore la Place Viger de notre métropole ne conservera les traits de sa mâle figure.

S’ils eussent réussi, ces fous, ils seraient adulés et portés aux nues comme des libérateurs. L’histoire a de ces courtisannesques complaisances pour le succès. Si Washington eut échoué, si Bolivar n’eut pas osé, ils ne seraient que des félons et des songe-creux. On admire le chêne dont la tête du ciel est voisine ; que la tempête l’abatte et chacun met hache en bois !

Il y a des historiens qui manquent de la probité la plus élémentaire. Ils osent faire fond des désordres mêmes provoqués par tel système politique dont s’accommode leur mentalité racornie, fruit d’une éducation faussée ou d’un tempérament ingrat, pour préconiser ce système et dénoncer les réformes qu’on tente d’y apporter. Monsieur Josse reste orfèvre ! C’est par un procédé analogue qu’on tente de passer l’éponge sur les horreurs de l’ancien régime à la faveur des excès auxquels se porta la réaction.


Colborne est un vieux brûlot,
C’est la faute à Papineau !


L’agneau n’apitoie ces bonnes âmes qu’à la condition de se laisser égorger en bêlant sa plainte dolente. Malheur à lui s’il s’avise de regimber sous les crocs du loup. Il cessera d’être intéressant et Messer Loup aura la considération des bourgeois !

Il reste que 1837 marque la fin d’un régime et l’aube d’une ère nouvelle ! 1837, c’est la date de naissance de la nation canadienne !

Déjà, en effet, s’éveillait chez nous le sentiment national, vague, confus, encore mal défini, mais quand même impérieux et de plus en plus pressant. Déjà s’ébauchait la conscience des destinées ethniques auxquelles nous nous sentions instinctivement appelés. Nous surtout, colons du génie français, nous considérant comme un poste avancé des idéals latins, nous étions déterminés à ne pas mourir, ayant déjà en nous l’intuition de quelque vocation sublime sur cette terre d’Amérique : gesta Dei per Francos !

Les luttes et les vicissitudes dont l’Acte de 1792 fut la résultante avaient marqué l’éclosion du nationalisme canadien ; 1837 en fut l’explosion. Tout embryonnaire en 1791, ce nationalisme était devenu, en 1837, assez conscient de soi pour être présomptueux.

Les troubles de 1837 eurent leur répercussion dans les Cantons de l’Est, car on s’abuse étrangement si l’on s’imagine que la rébellion ne fut que le paroxysme d’un ressentiment longtemps contenu et provenant d’incompatibilités de vues, d’antipathies de tempérament et de mentalité, de préjugés de races en un mot. Non, le soulèvement de 1837 fut, même dans le Bas-Canada, affaire politique et l’histoire relève, parmi les chefs du mouvement, des noms qui ne sont pas français : les deux Nelson, Brown, Kimber, Dillon, Perrigo, O’Callaghan, McNaughton, Anderson, Whitlock, Dewitt, Webster, Davis, Dalton, Baker, Scott, Ward, Dwyer, Newcombe, Davidson, etc.

Si les rebelles se recrutèrent surtout chez ceux qu’on appelait alors tout court les Canadiens, c’est que, en somme, les nôtres étaient les premiers à souffrir des exactions des bureaucrates et c’est aussi qu’on avait ameuté contre nous les immigrés assez peu familiers avec les conditions existantes, à une époque où les préjugés de races et de religions étaient vifs à s’enflammer. Au reste, les colons n’avaient-ils pas tout intérêt à se ménager l’administration dont les faveurs toujours encanaillent l’opinion publique ?

Une fois la scission opérée entre l’Assemblée de majorité française et le Conseil, où l’élément anglais prédominait, les inimitiés séculaires devaient inévitablement se faire jour. Si Étienne-Pascal Taché s’oubliait, à Saint-Thomas de Montmagny, jusqu’à frapper un électeur qui interrompait son discours de hourras pour le roi (ceci se passait avant l’avènement de la jeune reine Victoria), d’autre part, le « Sherbrooke Advocate » dénonçait l’octroi de 350 louis aux colons canadiens-français de Kingsey, déclarant que c’était là « an impolitic premium on Canadian laziness ». Aussi, étant données ces conditions, le patriotisme de ’37 devait, chez les nôtres, par la force des choses, tourner fatalement à l’anglophobie, le torysme se parant volontiers du nom de loyalisme.

En 1837, les Cantons de l’Est subissaient le contre-coup de la lutte à mort engagée entre la Chambre d’Assemblée et le Conseil Législatif. Si les manifestations auxquelles on se livra restèrent platoniques, si les revendications populaires ne prirent pas une allure aussi tapageuse et même belliqueuse qu’ailleurs, c’est affaire de milieu et aussi sans doute de tempérament. Il reste que les « loyalistes » et les « résolutionnistes » — pour accentuer la divergence des sentiments, les tories disaient volontiers « royalistes » et « revolutionnistes » — bataillèrent ferme mais toujours sur le terrain constitutionnel.

Aux harangues prononcées à Saint-Charles, à l’assemblée des six comtés de Richelieu, Saint-Hyacinthe, Rouville, Chambly, Verchères et l’Acadie, avaient répondu les dénonciations non moins véhémentes de l’assemblée, à Sherbrooke, des six comtés de Sherbrooke, Stanstead, Shefford, Missisquoi, Drummond et Megantic.

Il y eut même ici et là quelque tumulte.

Tandis que les Dorics saccageaient l’atelier du « Vindicator », à Montréal, leurs amis des Cantons noyaient littéralement la voix des revendications populaires, en jetant dans la Rivière-au-brochet — procédé imité du conventionnel Carrier — la presse du « Missisquoi Post », feuille radicale de Stanbridge-Est.

Et les « indignation meetings » se multipliaient. À Granby » on faisait circuler des requêtes demandant des armes ; à Stanstead Plain, on enrôlait des volontaires. Mais Sherbrooke restait le foyer ardent de l’agitation. Mtre Ebenezer Peck dénonçait comme une pieuvre insatiable la British American Land Co, qui, grâce à ses accointances dans l’oligarchie, venait de s’emparer d’une large part du domaine public. On conspuait les juges qui, d’après la constitution, étaient éligibles au Conseil et on demandait le rappel de l’Acte de Judicature qui avait érigé, en 1823, le district inférieur de Saint-François.

D’autre part, on prostituait la justice en faisant de l’enceinte judiciaire une tribune politique. À la session d’octobre 1837 de la Cour des Sessions Spéciales de la Paix, les juges Bowen, alors Président du Conseil Législatif, Vallières et Fletcher (Fletcher que Silas Dickerson, dans son journal « The British Colonist », avait dénoncé comme un « rabid tory », Fletcher dont la Chambre avait recommandé la suspension mais que le Gouverneur avait maintenu dans ses fonctions et qui dût s’enfuir précipitament pendant la tourmente), dictaient aux Grands Jurés un « presentment » qui vantait le statu quo et disait que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Telle était la complexion politique des Cantons de l’Est en 1837. Le vieil esprit sectaire qui sommeillait dans les cerveaux étroits de ces colons traditionnalistes s’était réveillé et les rancœurs ataviques se traduisaient par une haine instinctive de tout ce qui de près ou de loin sapait le dogme constitutionnel : the King can do no wrong !

Imperceptiblement, le voisinage des États-Unis, lequel suscitait des appréhensions chez les tories et des espérances chez les radicaux, avait exercé, dans ce milieu propice, beaucoup de cette influence que redoutait Lord Selkirk qui, dès 1804, dénonçait la politique aveugle de la bureaucratie massant dans les Cantons de l’Est, en vue de faire échec aux Canadiens, de nombreux renforts de colons de même langue et de même foi que ceux qui habitaient outre-frontière. Des relations sociales et économiques suivies existaient avec nos cousins. Le « New York Daily Express », le « Albany Argus », le « North American, » le « Vermont Sentinel », etc. comptaient un grand nombre d’abonnés chez nous ; les communications étaient beaucoup plus faciles avec les centres limitrophes qu’avec Montréal ou Québec ; on faisait volontiers ses études dans les « States », — le Brownington Seminary étant très porté chez les gens bien.

Qu’elle était désirable, la république américaine, vue de chez nous, en 1837 !

Peu à peu, le loyalisme des ultras s’était exalté. Des discours on passait aux actes en levant, ici et là, des compagnies de volontaires pour faire face aux éventualités et repousser l’évasion qu’on appréhendait du Vermont où étaient passés les fugitifs de L’Acadie sous Gagnon l’Habitant et l’irréconciliable Docteur Côté.

Sir John Colborne, commandant en chef des troupes de l’Amérique nord-britannique, avait chargé le Colonel Heriot qui se reposait de la campagne de 1812 dans son manoir de Comfort Hall, à Drummondville, d’organiser la défense des Cantons de l’Est. Celui-ci, après s’être concerté avec Paul Holland Knowlton, de Brome, son collègue du Conseil Légalislatif, avait chargé du recrutement les capitaines Moore, de Sherbrooke, Brady, de Durham, Mathieson, de Melbourne, Cox, de Kinsey, Wetherbee, de Granby, Whitcomb, de Waterloo, etc. Missisquoi et Stanstead surtout, comtés limitrophes qui avaient chacun élu un représentant radical aux élections de 1834 : Ephraim Knight et Marcus Childs, furent l’objet d’une attention toute spéciale. Dans Missisquoi, les compagnies des capitaines Sornberger, Kemp, Baker et Hitchcock comprenaient un effectif de 437 hommes qui faisaient la patrouille à Stanbridge, Saint-Armand, Bedford, et autres points exposés. La surveillance n’était pas moins sévère dans Stanstead où les capitaines Moore, de Sherbrooke, et Kilborn, de Stanstead Plain, avaient aussi enrôlé plusieurs centaines de volontaires. Une cargaison d’armes et de munitions, débarquée à Trois-Rivières par le steamer « Saint-Georges », avait été dirigée sur Sherbrooke via Port Saint-François, Shipton, Melbourne, etc. et là distribuée aux différents corps de troupes.

Et maintenant, les réfugiés de Swanton pouvaient venir : ils auraient à qui parler.

Le 2 décembre au matin, de l’an 1837, arrivait à Saint-Césaire, aux petites heures, un groupe de fuyards qui avait mis à profit l’obscurité de la nuit pour franchir, en grande charrette, propriété de M. Joseph-Toussaint Drolet, de Saint-Marc, la distance de Saint-Charles à Saint-Césaire, en passant par la Pointe Olivier.

De ce groupe deux sont anglais, ce qu’on peut distinguer à leur accent. Pour ne pas révéler leur identité, appelons-les Mr Roberts et Mr Thomas. Il y a aussi deux Canadiens que la discrétion nous empêche, pour le moment, de désigner autrement que sous les noms de M. Saint-Georges et M. Simon. Les deux autres sont de condition inférieure et nous ne sommes pas tenus aux mêmes ménagements, car ils ne connaissent pas la politique et ne sont pas compromis. Aussi les appellerons-nous de leurs vrais noms : ce sont Phydime Malo, un serviteur que l’obligeant député de Verchères a commis au service de ses amis, et un guide métis qui doit piloter les fugitifs dans leurs pérégrinations et qui répond au nom de François. Quand nous disons qu’il répond, c’est par façon de parler, car François ne répond nullement, étant sourd-muet de naissance. Et c’est très heureux en l’occurrence car vous avez peut-être remarqué que les sourds-muets sont souvent gens fort discrets.

À Saint-Césaire, on se rendit tout droit chez J.-Bte Bousquet, qui cumulait les fonctions assez peu compatibles de lieutenant de milice et chef patriote.

Bien qu’on fut en pays ami, on évitait d’attirer l’attention. Au surplus, il y avait du mécontentement chez nos gens. On murmurait contre les chefs qui, après avoir ameuté le peuple, l’abandonnaient maintenant à la merci de la vengeance et du ressentiment des bureaucrates. On devenait méfiant ; les délateurs et les espions levaient le masque. Les perquisitions domiciliaires, les persécutions, les insolences se donnaient libre cours. Aussi, la rage grondait dans les cœurs et beaucoup ajoutaient foi aux accusations que faisaient circuler les bureaucrates que les chefs patriotes étaient des lâcheurs qui s’enfuyaient aux États-Unis avec les fonds.

On décida de tenir conseil à la hâte chez Bousquet qui, connaissant bien les alentours, était à même de soustraire les conjurés aux recherches dont ils allaient être l’objet.

Bousquet leur conseilla de passer aux États-Unis, car bien qu’il fallût traverser un territoire inconnu et que les principales issues à la frontière fussent gardées, mieux valait, disait-il, prendre ce moyen que se cacher dans les seigneuries où ils étaient encore moins en sûreté, et où ils compromettraient ceux qui leur donneraient asile. Ce fut, du reste, le sentiment des intéressés eux-mêmes.

Toutefois, il serait sage de prendre un itinéraire détourné afin d’éviter les chemins les plus fréquentés, les centres tories et de dérouter les recherches, dût-on négliger la voie directe pour un trajet plus long, plus pénible, sans doute, mais plus sûr.

Aussi, il n’y a pas de doute que le chemin le plus direct pour atteindre la ligne 45e eut été de se diriger vers Missisquoi en suivant la Yamaska jusqu’à Farnham puis de gagner Stanbridge et de là Saint-Armand. Mais les alentours de la Baie Missisquoi faisaient l’objet d’une étroite surveillance de la part des milices qui appréhendaient un retour offensif des rebelles de L’Acadie qu’on disait à s’organiser à Swanton et à faire des préparatifs d’incursion.

Il valait mieux côtoyer les seigneuries, suivre les townships en bordure, autant que possible, choisir de préférence les endroits colonisés par des Canadiens avec, pour objectif, Stanstead (on disait Saint-Estède) au lieu de Missisquoi. Si l’on réussissait à atteindre la tête du lac Memphrémagog, il serait possible, dans cette région où le sentiment résolutionniste était si prononcé, de se procurer des embarcations pour aborder aux États-Unis. La température s’était jusque là montrée relativement douce et il n’était guère probable que pour sept ou huit jours, il se formât une glace assez épaisse pour empêcher la traversée du lac en chaloupe.

C’est à cette alternative qu’on se rallia et sans tarder on se mit en route. Une fois en pays ennemi, quand il faudrait laisser la voiture pour prendre le bois, les fugitifs devaient se donner pour des chasseurs. Ils en avaient pris, autant que possible, l’accoutrement. Chaudement vêtus, encore mieux chaussés, ils portaient deux gibecières en bandoulière, une à chaque épaule. Ils se trouvaient ainsi pourvus de provisions de bouche et d’un peu de munitions pour quelques jours.

La prochaine station de l’itinéraire qu’on s’était tracée était Saint-Pie, près des Fourches sur la rivière, car pour éviter Granby contre lequel on était en garde, il fallait contourner le mont Yamaska, quitte à procéder ensuite à distance en suivant la ligne de Milton, Roxton, etc. |

Les chemins étaient défoncés, les roues s’enlisaient dans la glaise jusqu’aux moyeux et c’est à grand peine que les occupants, cahotés de droite et de gauche, parvenaient à rester dans la voiture. La voirie laissait fort à désirer en 1837 ; le chemin public, pour peu qu’il fut un bas-fond, servait de dépotoir aux habitants qui y érochaient leurs terres riveraines et accumulaient sur ces cailloux la relevée des fossés. L’eau des pluies délayait cette boue qui dissimulaient les roches, les trous et les ornières où les chevaux pataugeaient et boulangeaient comme dans une bouette qui, à la sécheresse de l’été, devenait dure comme pierre mais à surface sinuée, encavée, raboteuse ou pointaient des cailloux. Le chemin de La Barbue est resté légendaire !

Au lieu de continuer tout droit jusqu’à l’intersection du chemin de Granby, on prit à gauche par le rang des Lemire qu’on suivit jusqu’au trait carré où, en obliquant un peu à droite, on reprenait la route qui contourne la montagne. Il passait midi quand on arriva à Saint-Pie.

À cet endroit, il devait y avoir relai. Phydime Malo devait ramener à Saint-Marc l’équipage mis à la disposition des fugitifs par M. Drolet. Un autre serviteur de ce dernier, Célestin Parent, allait prendre la place de Malo et se tenir à leurs ordres.

À Saint-Pie, nos pseudo-chasseurs se rendirent chez Charles Drolet, fils de Toussaint, et patriote non moins ardent que son père. On s’y attabla et comme on n’avait presque rien mangé depuis la veille, on fit honneur à l’hospitalité du maître de céans.

Pendant que nos voyageurs ont dépouillé toute contrainte, que leurs traits se détendent, que leurs physionomies sont au naturel, que, sous la vivifiante chaleur de l’amitié et sans doute, de quelques réconfortantes rasades de jamaïque, la glace du découragement a fondu peu à peu et que le cœur a repris confiance, faisons plus ample connaissance avec les convives tout en respectant leur incognito.

Disons tout de suite que tous quatre — car nous ne parlons pas de Célestin Parent et du métis François Portneuf — ont le visage rasé. Mr Roberts est un géant qui dépasse six pieds, au torse imposant, aux épaules larges et puissantes. Sa figure, du reste, respire la force et l’énergie. Il y a de l’ardeur et de la résolution dans le regard ; il y a aussi de la bienveillance. Ces tempéraments impétueux sont, en somme, les plus généreux. On lui donnerait quarante-cinq ans. Il parle avec feu et sa large poitrine paraît frémir d’indignation. Ça n’est certainement pas le premier venu. Il y a de la distinction dans ses manières et de la culture dans son langage, car il parle un français fort correct.

Quant à Mr Thomas, il est de petite taille, maigre et presque chétif. Il est borgne et paraît blessé à la tête, ce qui ne relève guère sa mine. Nerveux, remuant, impulsif, il est l’homme aux réflexions saugrenues, aux mots piquants et volontiers rosses. Il a le ton badin où perce même la note caustique. À ses fleurs de littérature, il joint de ci de là quelques tiges d’ortie. Mr Thomas parle beaucoup plus facilement l’anglais que le français. S’il a 35 ans, c’est au plus.

Les deux autres, MM. Simon et Saint-Georges sont Canadiens mais s’expriment en anglais tant bien que mal. M. Simon a bonne mine malgré une démarche un peu compassé. Il doit être dans la trentaine. Il paraît plutôt sérieux pour son âge et les facéties de Mr Thomas n’ont pas le don de le dérider. On dirait qu’il se dispose à vous signifier… mais chut ! nous avons promis d’être discrets.

Le plus jeune des voyageurs, M. Saint-Georges — imberbe et n’a pas 25 ans — est exubérant de belle humeur et rit de bon cœur aux saillies du fécond Mr Thomas qui, naturellement, est ravi d’un auditeur aussi sympathique à côté des taciturnes Roberts et Simon.

Si solennelle que soit la circonstance, le « petit caporal », ainsi que l’appelle Thomas à raison tant de son âge que de sa taille, turlute volontiers quelque couplet de Bérenger ou même chansonne assez cruellement les « chouaguens ». Vif, présomptueux, impatient, volontaire, il a les qualités de son âge, bonnes et mauvaises. Il est le type de l’étudiant, non pas du bizut naif et benêt, mais du maître ès-brimades, crâneur et turbulent à qui on ne la fait plus. Regardez cet œil vif sous ce front massif et vous conviendrez qu’il y a là une intelligence plus qu’ordinaire.

À Saint-Pie, les fugitifs ne courraient guère de danger, de danger immédiat du moins. Ils y comptaient des amis sûrs et dévoués comme Charles Drolet, leur hôte, Barthélémy Dupont, le notaire Paré, François Chicoine, etc., Le curé Larocque, pour les sauver de l’exil, leur offrait sa médiation auprès des autorités. Mais l’heure n’était pas encore venue et les conciliabules qu’on tint ne firent que confirmer la résolution prise à Saint-Césaire de passer la frontière. Après un répit de quelques jours consacrés au repos et aux préparatifs, le parti se remettait en route le mercredi après-midi, 6 décembre.

Nous avons laissé nos gens, hier, à Saint-Pie, dans l’hospitalière demeure de Charles Drolet. Nous les retrouvons, ce jeudi matin, 7 décembre, dans l’auberge de Frank Bean, ainsi que la clientèle persiste à appeler François Lefevre, au Coin de Milton, (selon l’anglicisme en cours) c’est-à-dire à Milton Corners, à la bifurcation des chemins dont l’un gagne le haut du canton et l’autre conduit à Roxton.

Nos chasseurs sont arrivés de la veille au soir et se sont mis consciencieusement à parler gibier avec un groupe de flâneurs qui fument la pipe dans la salle, en avant, tout en dégustant un petit verre lorsque l’occasion s’en présente, c’est-à-dire lorsque quelque voyageur régale. Ce groupe se compose surtout de Canadiens et d’Irlandais du voisinage. L’auberge est leur lieu de réunion, le club où l’on échange ses impressions, où l’on reçoit les nouvelles, car la diligence y fait toujours escale. Le samedi soir et le dimanche surtout y vient un nombreux contingent des ouvriers de la scierie des Darrell, à Mawcook, à quelques milles du Coin. Hier soir, ça été un gala. Justement, la diligence de Montréal y a descendu trois ou quatre voyageurs qui ont apporté des nouvelles des troubles et le dernier numéro de la « Gazette. Il paraît que les rebelles ont été écrasés ; que le général Brown a été tué, que Saint-Charles et Saint-Denis ont été rasés, etc. Il est vrai que tous ces voyageurs sont Anglais si l’on en excepte un couple qui sont Édouard-Étienne Rodier, député de l’Assomption et Jean-Louis Beaudry, de Montréal, en voyages d’affaires dans les Cantons.

Ces deux derniers n’ont pu se défendre d’un mouvement de surprise en apercevant nos chasseurs mais Mr Roberts leur a jeté un coup d’œil d’intelligence en se grattant la narine de son index gauche. Ce manège toutefois n’a pas échappé aux compagnons de voyage de Rodier et Beaudry pour qui ils n’ont pas l’air de nourrir des sentiments bien vifs d’amitié.

Les nouvelles qu’on apporte ont jeté quelque froid sur l’assistance, mais Mr Thomas raconte si bien ses aventures de chasse en haut de Bytown et M. Saint-Georges a une si belle voix et sait tant de chansons qu’on ne s’est guère attardé à parler politique. Ce matin, à déjeûner à table d’hôte, vive altercation. Les commerçants anglais de Montréal ayant fait quelque allusion assez peu voilée sur la couardise des chefs patriotes, en y entremêlant un à-peu-près de calembour entre « rebel » et « rabble », Mr Thomas a pris la mouche et en dépit de M. Simon qui, pour le faire taire, lui écrasait les pieds sous la table, s’est mis à fustiger avec sarcasme la bureaucratie et ses parasites. Nos deux négociants montréalais se sont levés de table avec une indignation feinte, ont fait venir l’hôtelier et ont protesté avec des gestes et des éclats de voix contre les propos séditieux de ce commensal. Alors maître Bean alias Lefebvre dont c’est la politique de n’en pas faire, a dû installer une petite table à part, à l’autre extrémité de la salle à manger, et nos deux anglo-saxons y ont continué leur repas tout en roulant de gros yeux dans la direction de l’autre groupe et en maugréant entre eux deux des imprécations d’où ressortent en crescendo des « Frenchmen », « traitors », « murderers », etc.

Chez nos chasseurs, on a déploré cette incartade de Thomas. La consigne est de surveiller sa langue, de ne rien dire ou faire qui puisse attirer l’attention sur eux. Sans doute, il faudra essuyer des affronts, des avanies, mais on doit quand même garder un masque impassible. Le salut est à ce prix. « We must eat crow and smack our lips over it », a dit à Thomas M. Roberts qui n’est pourtant pas le stoïcisme personnifié.

Le repas fini, laissons nos deux Anglais ronger leur frein dans une petite pièce attenante à la salle à manger. Quelques tories de Milton leur servent d’auditoire. Dans la grande salle d’entrée, nos chasseurs ont l’air soucieux. Pourtant le groupe des habitués ordinaires s’y trouve presque au complet et leurs regards cherchent le boute-en-train de la veille, l’intarissable M. Saint-Georges. Celui-ci a l’air songeur, ce matin ; un pli barre son front. Quelque chose l’inquiète, le préoccupe. Il jette un coup d’œil furtif vers la porte du fond. Enfin on le voit s’approcher vers son auditoire de la veille et il leur parle ainsi :

— Mes amis, je suis désolé vraiment d’avoir à vous quitter, mais la journée s’annonce belle et si nous voulons être au lac cette après-midi il est temps de partir. Au reste, nous vous reverrons à notre retour et vous ferons part de notre chasse.

— Chantez-nous quelque chose avant de partir, s’il vous plaît, interrompt l’un d’eux.

— Volontiers, mes amis, mais comme vous n’avez pas d’église ici et que vous n’entendez guère de cantiques, nous chanterons ensemble, si vous le voulez bien, un hymne religieux.

Au même instant, le jeune homme ôtait sa casquette et au milieu des assistants debout, têtes nues et le front pieusement penché, il entonna d’une voix forte mais, à dessein, sans distinctement détailler les paroles, ce cantique qu’avait déjà popularisé dans le diocèse de Montréal le curé Boucher-Belleville de Laprairie : « Nous vous invoquons tous ».

À cet air familier, la porte de la chambre où délibéraient nos English s’était ouverte lentement et à la vue de ce groupe recueilli au milieu duquel un jeune homme chantait en battant la mesure ce qu’eux croyaient être le « God save the Queen », ils se tinrent à l’attention, guindés, raides, esquissant le salut militaire.

Quand le chant eut pris fin, l’un des deux, le principal offensé du déjeûner, se dirigea vers M. Saint-Georges, lui prit la main, lui donna un vigoureux « shake-hand » avec force protestations de bon vouloir et d’excuses pour les avoir mal jugés, lui et ses amis.

Tandis que nos chasseurs reprenaient carniers et gibecières, Thomas, en passant près de Saint-Georges, lui tapa sur l’épaule : « Petit caporal, vous portez dans votre giberne le bâton de maréchal ! »

Il ne se trompait pas.

Nous avons accompagné en imagination — les données strictement historiques sont plutôt restreintes — les fugitifs à partir de Saint-Césaire jusqu’à Milton. C’est maintenant que notre tâche devient ardue car il nous faut reconstituer la suite de leur odyssée et nous n’avons que quelques vagues jalons pour nous repérer. Au reste, comme on le verra, il est d’autant plus difficile de suivre la piste qu’à un moment donné le groupe se disloque, pour ainsi dire, c’est-à-dire que deux de nos personnages rebroussent chemin et que les deux autres bifurquent dans leur hâte d’atteindre au plus tôt la frontière.

En quittant l’auberge de Milton, nos chasseurs suivirent un instant la route qui conduit au lac de Roxton. François, le guide métis, à qui on avait désigné, sur une mappe, le lac Memphrémagog comme l’objectif à atteindre, battait la marche, secondé par un chien d’apparence assez peu engageante que Mr Thomas avait baptisé Craig. Célestin Parent portait un paquet ou ballot contenant quelques couvertures de laine pour se garer du froid et des intempéries, la nuit.

Bien qu’on sût s’engager dans un territoire inconnu et même hostile, les esprits étaient sereins et confiants parce que, le corps reposé et l’estomac avitaillé, on était frais et dispos.

François ne suivit pas longtemps le chemin du lac. Lorsqu’il eut jugé ne plus être à portée de regard de l’auberge, il obliqua à droite et s’engagea dans la forêt. L’on enfonça tant qu’on put à l’intérieur afin de se trouver un bon gîte pour y passer la nuit. À cette époque, le jour baisse tôt et l’obscurité ne tarde pas à tomber sur la forêt touffue. On était toutefois à distance respectable de toute habitation et on pouvait sans crainte faire du feu et s’installer pour la nuit, la première nuit passée à la belle étoile.

La fatigue aidant, on dormit tant bien que mal, tandis que les guides se relayaient comme sentinelles et alimentaient le feu de combustible abondant.

Au petit jour, la marche reprit dans la même direction et, après quelques heures, on aboutit à un « settlement ». Où était-on ? On envoya en reconnaissance le débrouillard M. Saint-Georges qui revint avec la nouvelle qu’on se trouvait à courte distance de Granby.

— Vraiment, nous allions nous fourrer dans un guêpier, disait Thomas. Jamais je n’aurais cru que nous nous dirigions aussi au sud. Décidément, notre plan ment comme Ananias ou bien la boussole a la berlue. Passe encore que notre guide soit sourd-muet, mais il serait plaisant qu’il fut aveugle. Nous mener à Granby ! Moi qui suis borgne, je n’aurais pas fait pis.

Granby, en 1837, avait mauvaise réputation chez les patriotes qui considéraient l’endroit comme infesté de torysme.

On jugea prudent de retraiter en toute hâte pour se diriger plus au nord-est, contourner autant que possible les cantons de Granby et Shefford, les plus à redouter et là surtout où la milice était le plus en éveil.

On marcha dans les bois pendant plusieurs heures et, vers midi, on arriva au bord d’une rivière, la branche nord de la Yamaska qu’il fallait bien franchir à gué, quelque danger que l’on courût.

Mr Roberts se hasarda le premier suivi par le métis François et Célestin Parent. C’étaient les trois colosses du groupe. Les trois autres, de moindre taille, restés sur le rivage, voyant que leurs compagnons avaient de l’eau jusqu’aux aisselles, n’osèrent s’y aventurer et remontèrent la rivière sur une certaine distance afin de trouver un endroit plus facilement guéable. Ils finirent par le découvrir et, une fois rendus sur l’autre rive, grelottants, ils remirent leurs vêtements et firent diligence pour rejoindre Roberts et les guides.

Ils n’y purent parvenir. Leurs appels mêmes restèrent sans réponse soit que la distance qui les séparait d’eux fut trop considérable, soit que leurs voix ne portassent pas par défaut de résonnance, accidents de terrain, etc.

Ils durent, à la fin, se rendre à l’évidence. Ils se voyaient en pleine forêt, à la merci du hasard, des bêtes fauves, sans provisions, sans guide, sans boussole.

— Continuer dans ces conditions, c’est de la folie, opina Saint-Georges. Nous n’avons qu’à retourner dans les paroisses et attendre les événements.

— Il me semble que nous n’avons pas le choix, appuya M. Simon. Nous avons 99 chances sur 100 de crever de misère. Va pour les seigneuries.

— Et moi, mes amis, dit Thomas, j’aime mieux la rage des loups ou des ours que la haine des bureaucrates. D’ailleurs, avec un peu de chance et quelques jours de marche, nous atteindrons la frontière.

— Allons donc ! Et la milice, et la faim, et le froid…

— Et la liberté !

— La liberté, sans doute, mais il faut aller la chercher bien loin et l’entreprise n’est pas réalisable dans l’état où nous sommes.

— Évidemment ça n’est pas l’État de Vermont…

— Mais enfin, Thomas, c’est de la témérité cela, c’est de la démence, ripostait Saint-Georges qui s’échauffait devant tant d’entêtement, réfléchissez, général, raisonnez.

— Je vois, mon ami, que vous avez moins haute opinion de moi que Gosford. Il a estimé, lui, ma tête à cent louis. Quand on a une tête de ce prix-là, M. Saint-Georges, on y tient énormément. Aussi, c’est tout réfléchi et tout raisonné : bonjour !

La détermination était irrévocable de part et d’autre. Mais malgré sa façon enjouée et son ton blagueur, Thomas était ému et son étreinte fut prolongée lorsqu’ils prirent congé.

Puisqu’ils cessent d’être nos hôtes, nous pouvons bien vous confier, sans être taxé de délation, que M. Simon n’est autre que Siméon Marchessault et M. Saint-Georges, Georges-Étienne Cartier, le futur Premier Ministre de son pays. Nous n’avons pas non plus à expliquer ici comment tous deux, sans guide, finirent par s’égarer, et que Marchessault fut capturé non loin de Bedford.

Nous reverrons Mr Thomas dans la suite de ce récit. Il est du reste optimiste et débrouillard et quoique sa situation ne soit guère enviable, nous avons confiance qu’avec l’endurance de son âge et les ressources de son esprit inventif, il saura bien se tirer d’affaires.

Allons retrouver Mr Roberts et ses deux guides qui, après avoir traversé la rivière et avoir remis leurs vêtements ont fait diligence tant pour réchauffer leurs membres transis que pour rejoindre leurs compagnons qu’ils croient avoir traversé l’eau en amont.

C’est dire que plus ils allaient de l’avant et plus ils s’éloignaient de l’autre groupe car tandis que Roberts se hâtait en suivant la rivière vers l’est, Marchessault et Cartier perdaient un temps précieux à parlementer avec Thomas. Et c’est ce qui explique que les appels de part et d’autre comme les aboiements de Craig restèrent sans réponse.

Lorsqu’il lui fallut enfin se rendre compte que ses amis et lui se trouvaient séparés, Roberts qui était un homme de cœur en conçut un vif chagrin. Cet événement malheureux lui sembla de mauvais présage et il se prit à douter de l’heureuse issue de leur voyage. Il était, lui, l’âme de ce parti ; c’est lui surtout qui avait conseillé la fuite et, par un fatal contretemps, il voyait maintenant leurs forces divisées, leur salut compromis. Ce qui ajoutait encore à ses inquiétudes et à ces regrets, c’est qu’il savait ses compagnons abandonnés en pleine solitude, sans guide et sans provisions, alors que lui avait tout. Que penserait-on de lui ? Ne l’accuserait-on pas de trahison, de lâcheté, de basse déloyauté envers des compagnons d’infortune, après avoir compromis leur avenir, leur liberté, leur vie dans cette révolte dont il avait été l’un des plus ardents instigateurs.

Et à ces pensées qui le harcelaient, il se dépitait, maugréait contre les deux guides et maudissait le sort advers. Bien que la marche fût difficile, il brûlait les étapes, espérant ainsi atteindre ceux qu’il croyait en avance d’eux.

Cependant, la fatigue commençait à se faire sentir. À la torture morale, à la lassitude physique, la faim ajoutait son aiguillon. Les provisions s’étaient épuisées et, bien que le gibier fût abondant, on évitait de tirer des coups de feu, par crainte d’attirer l’attention, car on traversait maintenant un territoire décidément hostile, le canton de Shefford, où la milice du comté avait ses quartiers-généraux.

Pour faciliter la marche, on suivait autant que possible le terrain défriché, en lisière de la forêt, on utilisait les clairières tant celles que l’ouragan avait tracées (wind-falls) que celles que les colons avaient eux-mêmes faites, soit en les mettant en friches pour la culture, soit en y pratiquant la coupe des arbres propres à la confection de la potasse.

Ils franchissaient un terrain élevé, bien drainé et rocheux d’où ils pouvaient apercevoir la contrée environnante et orienter plus facilement leurs pas. Évidemment, la direction suivie était la bonne. À leur droite se dressait la montagne de Shefford où par ce temps limpide, des sapins abondants faisaient ressortir leur ton clair et précis sur un fond laiteux. Célestin Parent affirmait qu’on n’en pouvait être à plus de cinq ou six milles.

Là-bas, au sud-est, dans le vague lointain, s’estompait à peine la masse confuse du mont Orford, le Sinaï par delà lequel se trouvait la Terre Promise de la liberté. Il était encore bien éloigné le port de salut et pourtant l’homme est ainsi fait que la seule vue du but à atteindre fait tressaillir en lui l’espérance immortelle, incite et aiguillonne ses facultés, décuple ses forces, ranime son courage dont la flamme vacillante allait s’éteindre au souffle glacé de la déception.

Mais en consultant le plan qui guidait leur marche, Roberts constata qu’on approchait d’un endroit critique : Frost Village, quartiers-généraux de la milice, où étaient cantonnés les volontaires du capitaine Knowlton[1]. Il était de suprême importance de s’écarter de ce noyau qui comprenait Frost Village, le centre le plus considérable, Waterloo, qui n’en était alors qu’un démembrement et Knowlton Falls, ci-devant Mock’s Mills et aujourd’hui Warden.

Aussi, dès qu’on aperçut les premières huttes en troncs d’arbres équarris, on s’éloigna vers le nord-est afin d’atteindre Stukely par le nord, région où étaient établis bon nombre de colons canadiens.

La nuit, on pénétrait fort avant dans le bois afin de pouvoir faire du feu sans crainte d’éveiller l’attention. On en profitait pour se mettre quelque chose sous la dent et restaurer ses forces. On cuisait, dans la cendre ou sur la braise, navets ou patates glanés ici et là dans les champs, on faisait rôtir à la flamme une cuisse de lièvre tué à coups de bâton ou quelque marmotte que Craig déterrait de sa bauge. Car on évitait de tirer du fusil si ce n’est dans les cas urgents, par exemple pour tenir en respect un loup affamé ou un ours alléché par le relent de ces fritures improvisées.

La nuit aussi, la crainte peuplait la solitude de fantômes terrifiants de soldats en armes, de carnassiers en furie, de meutes lancées à leurs trousses. Le silence de la forêt s’emplissait de la rumeur effrayante des loups qui hurlaient, des renards qui glapissaient ou des ours qui grognaient sourdement. Si le loup redoute le feu, l’ours, au contraire, y est attiré. Certes, à cette saison de l’année, Maître Martin, quand il n’est pas terré ou « ouaché » n’est guère à redouter, mais enfin c’est un voisinage que personne ne recherche, car l’appétit d’un ours, même d’un ours bien gavé, a parfois d’étranges caprices.

Dans tous les cas, nos patriotes ne comptaient guère plus sur la bienveillance des fauves que sur l’indulgence des tories et si Roberts, succombant à la fatigue, goûtait quelque sommeil, ce n’était certes pas ce sommeil paisible et réparateur qui réconforte et revivifie.

Mais le matin, lorsque, de quelque hauteur, la vue pouvait embrasser l’horizon, on sentait son cœur battre plus fort en reconnaissant l’Orford dont la boule devenait plus distincte à mesure qu’avançait l’expédition. La neige en couvrait le sommet. On aurait dit un crâne chauve avec, à l’occiput et sur les tempes, la chevelure ébouriffée des sapinages.

L’imminence du péril aiguillonnait les fugitifs. On procédait par marches forcées afin de compenser l’inaction de la nuit.

L’air était vif, parfois humide et malsain. Le sol enchevêtré de racines, de lianes, de culs-levés, rendait la marche difficile.

Le 10 décembre au matin, un marais leur barrait la route et les obligeait à un long détour à peu de distance de Skibbérine, dans Stukely. Il y avait là un chemin assez peu fréquenté qui conduisait à la scierie d’Henry Lawrence, dans le nord. Comme ce chemin va, sur partie de son parcours, de l’ouest à l’est, on décida de le suivre quelque temps tout en ayant l’œil aux aguets. La marche au découvert reposait de la fatigue.

À la brunante, au lieu de prendre le bois pour s’y enfoncer et faire du feu, Roberts décida de passer la nuit dans une grange située à quelque distance d’une chétive hutte qui paraissait abandonnée car on ne percevait aucun signe de vie. Sans doute le colon passait-il l’hiver au chantier de Lawrence, plus au nord.

On y pénétra en tapinois et, après avoir refermé la porte, on s’installa pour la nuit, utilisant les couvertures qu’on portait et la paille que, à tâtons, on put ramasser.

Par une lucarne entrait un rayon de lune qui donnait un aspect sinistre de bandits aux faces hirsutes des malheureux blottis dans un coin, les genoux au menton. Pendant que Célestin Parent et le métis François, succombant à la fatigue, mêlaient leur respiration bruyante, Roberts, las et brisé, songeait en attendant le sommeil. Son système nerveux, surmené, détraqué, était à bout, ses pieds étaient enflés, sa tête se fendait, tout son corps courbaturé et endolori. Le manque de sommeil et de nourriture substantielle avait débilité cet organisme puissant de colosse.

Soudain, il tressaille. Une voix humaine a frappé son oreille. Il croit d’abord à quelque illusion de l’ouïe affinée par la surexcitation et les souffrances. Mais non, il ne rêve point, c’est bien une voix humaine, une douce voix de femme fredonnant ce que, à la mélodie plutôt qu’aux paroles, il reconnaît pour un vieux cantique qu’il a souvent entendu au village Debartz.

Depuis huit jours qu’il n’a ouï que la voix traînante et nasillarde du domestique Parent ou les rauques gloussements du sourd-muet François, cette voix fraîche résonne à son oreille comme une musique. Son âme ulcérée en est comme rafraîchie ; il oublie le danger qu’il court et se laisse bercer, pour ainsi dire, au rythme malhabile qui part de la maison qu’il croyait inhabitée.

C’est l’épouse de Nicolas Guilmain en train d’endormir le petit dernier et qui lui chante un cantique de Noël. Car, éloignés de l’église, c’est la manière des colons de suivre la liturgie. La chapelle, c’est l’humble foyer de bois rond, ce foyer canadien ou se répète, bon an mal an, le mystère de la procréation. Le sacrifice de la messe se remplace par l’immolation quotidienne, noble dans son ignorance, de l’égoïsme personnel, pour le bien-être de la famille et la grandeur de la patrie. La maîtrise, c’est la voix de Josephte, voix claire et ferme comme un défi à la forêt qui recule, voix douce et tenace qui, à travers les générations qui passent, chante dans nos cœurs et dans nos âmes l’harmonie des traditions ancestrales !

Dans la nuit calme, la voix inexperte a remué l’âme d’un malheureux qui sanglotte. La Noël approche et cette voix proclame la paix aux hommes bienveillants : Gloria, gloria in excelsis Deo.

Est-ce de la dérision ? songe amèrement Roberts, est-ce un présage ? Il a aimé son pays, il lui a sacrifié sa fortune et le voici maintenant traqué comme une bête fauve, contraint de se cacher comme un criminel. Pourtant, il se rend, lui aussi, ce témoignage : « J’ai aimé la justice, j’ai haï l’iniquité ; et voici que je vais en exil ! »

Soudain, Craig s’est dressé sur ses pattes en grognant. « Paix ! Craig, paix ! » répète Roberts d’une voix qui supplie plutôt qu’elle commande. Mais le chien aboie furieusement en trépignant ; ses deux yeux flamboient dans les ténèbres et il reste sourd aux appels consternés de Célestin Parent réveillé en sursaut.

« Qu’y a-t-il, » questionne, à la lueur blafarde de la lune, la face effarée du métis François que bouscule Parent.

Là-bas, la voix au cantique s’est tue et aux hurlements sourds de Craig répondent des aboiements pressés qui se rapprochent.

Puis, on distingue des voix humaines… Voici qu’on vient. Qui, qui donc ?… C’est une voix française qui chantait tantôt l’hymne chrétien. Le cœur bat à rompre la poitrine, la respiration se suspend et l’on attend, haletant, la parole décisive qui fixe son sort… Est-ce l’amour, est-ce la haine qui plane sur ce taudis ?… Qu’apporte-t-on au malheureux dont les membres transis grelottent et dont l’âme glacée agonise : un gîte pour quelques jours ou bien des chaînes pour la vie, l’enivrante liberté ou la potence ignominieuse ?…

Frost Village, ainsi nommé d’après le premier colon, qui vint, du Vermont, s’y établir, au commencement du siècle dernier, était, à cette époque, le centre le plus important de l’ancien collège électoral de Bedford. C’est à peine si, aujourd’hui, il s’y trouve une douzaine de familles. Déjà même, en 1837, sa prospérité déclinait au profit de ses voisins. À un mille ou deux avait surgi, à la décharge d’un lac, un groupement de quelques artisans et commerçants, bientôt promus industriels, qui avaient trouvé profit à s’installer à cet endroit où il y avait un pouvoir d’eau. Ce qui ne fut tout d’abord qu’un démembrement ou qu’une extension de Frost Village finit par se détacher peu à peu du « settlement » embryonnaire. En 1815, l’endroit était déjà assez conscient de son importance pour se donner un nom à soi et, le loyalisme aidant, on n’en pouvait trouver de plus topique que Waterloo.

Tout de même, en 1837, Frost Village était encore le chef-lieu du comté de Shefford et les quartiers-généraux d’un corps de dragons du capitaine Knowlton, l’Honorable Paul Holland Knowlton qui venait de se fixer sur les bords du lac de Brome, à l’endroit qui porte aujourd’hui son nom. Ces volontaires s’étaient recrutés dans les alentours.

La rébellion avait provoqué un marasme prononcé dans les affaires : l’industrie naissante chômait, le commerce stagnait, la colonisation était arrêtée. Bref, la solde militaire devenait une aubaine pour ces sans-travail qui n’étaient pas des désœuvrés au sens péjoratif. On relève parmi eux les noms de John Goodwill, William et Joseph Moffat, Jesse Winchester, Franklin et Otis Lincoln, James Berry, P. O. Kittredge, Horace Goddard, Mark Whitcomb, Orange Ellis (prénom suggestif !) etc. qui, étrange retour des choses, ont, quoique foncièrement torys, fait souche, pour la plupart, de descendants intensément grits.

Le 11 décembre au soir, en l’an 1837, l’auberge de Thomas Osgood, à Frost Village, était le théâtre d’une réunion fort animée.

À cette époque éloignée, l’auberge de village n’avait pas la réputation assez peu enviable qu’elle s’est acquise depuis. Les mœurs du temps étaient, croyons-nous, plus viriles et moins relâchées qu’aujourd’hui. La vertu aussi était moins farouche ou plutôt moins bégueule. Ces rudes colons avaient horreur de l’hypocrisie qui est la pire forme du mensonge.

L’auberge était alors le lieu d’assemblement, le cercle social où se réunissaient les notabilités des environs pour deviser des choses de leur état ou des intérêts de la localité ( « l’acte » municipal de 1845 ne défend pas d’y tenir les assemblées du conseil). C’était un parlement-école où l’on discutait les questions du jour et où se sont formés bien des tribuns populaires ; c’était le creuset où s’élaboraient confusément, humblement, nos destinées économiques et politiques. C’est là que le député endoctrinait ses fidèles ou que le futur candidat faisait mousser sa candidature. C’était aussi, à cette époque où le journal était chose presque inconnue dans nos campagnes, un bureau d’informations où chacun, sa journée faite, venait se mettre au courant des nouvelles du jour. Frost Village se trouvant sur la route Montréal-Sherbrooke, la diligence y stoppait.

Il se trouvait là, assis autour du feu, dans la salle d’entrée, entre autres personnages, le docteur Stephen Sewell Foster, futur député, Hezekiah Robinson, propriétaire d’un moulin à farine, d’un moulin à carde ainsi que de la potasserie. Il faisait également partie de la magistrature de Paix récemment ré-organisée. Il y avait encore Charles Allen, l’industrieux forgeron qui venait d’ouvrir une fonderie en société avec son beau-frère Daniel Taylor, et Rufus Woodward, et Samuel Brown, et Amos Holt, et David Wood et Calvin Richardson, tous des notables.

De quoi l’on y parlait, ce soir-là ? Mais de politique, bien sûr, sujet d’un intérêt palpitant pour tout le pays, On se réjouissait en bons torys qu’on eut cassé les reins à la rébellion et mis à la raison ces « mad habitants » qui avaient la folle prétention de réaliser ce que les Yankees n’avaient pu faire en 1812, ce contre quoi le génie malfaisant de Bonaparte avait échoué en Europe, etc. Toutefois, les plus timorés appréhendaient un retour offensif des chefs patriotes qui avaient réussi à franchir la frontière et qui, disait-on, des états limitrophes de Vermont et de New-York, préparaient la revanche avec la complicité ou la connivence des autorités américaines.

Maintes fois, les volontaires de Saint-Armand avaient proposé à leurs officiers de leur permettre d’organiser un « raid » au Vermont. On garantissait le succès de l’entreprise, on se faisait fort de surprendre les chefs patriotes et de les ramener prisonniers tout en faisant main basse sur des dépôts d’armes qu’on savait exister chez l’aubergiste Reynolds, à Whitehall, chez Brock, à Plattsburg, etc. et, de fait, tout le long du lac Champlain… On pouvait, à telle heure de la nuit, tel jour de la semaine, tomber à l’improviste sur Middlebury et cent hommes résolus reviendraient avec des prisonniers comme Papineau, les Docteurs Nelson et Côté, le « colonel » Mailhot, le fameux Chandler, de Stanstead, etc. Ah ! on était renseigné, allez. On savait que Gagnon était allé chercher cent fusils chez Caine, à St-Albans ; on savait que Papineau était allé se concerter avec le Gouverneur Massy, à Albany ; on savait que L’Acadie était un foyer ardent de rébellion qu’alimentaient les intrigues des émissaires de Gagnon et de Chartier ; on savait… que ne savait-on pas ?

Les autorités avaient jeté de l’eau froide sur ces bouillants élans, sur ce feu brûlant d’enthousiasme de néophytes dans le métier des armes. Le capitaine Knowlton avait lui-même mandé à son collègue Moore, de Missisquoi, que rien ne serait plus de nature à favoriser les plans des rebelles qu’une violation du territoire américain ; qu’on profiterait à coup sûr de ce prétexte pour susciter des ennuis à l’administration et, qui sait, précipiter une guerre entre les deux pays dans un temps aussi périlleux. Le soin des volontaires devait se restreindre strictement à repousser l’invasion qu’on jugeait imminente, à intercepter toute communication des chefs rebelles avec l’intérieur et aussi à empêcher les autres patriotes de passer la frontière.

Aussi, les volontaires de Shefford et Missisquoi étaient sur les dents. On était informé qu’il se préparait outre-frontière une invasion de rebelles alliés à des « sympathizers » vermontois. Des éclaireurs étaient sur le qui-vive. D’autre part, il circulait de vagues rumeurs que des individus aux allures suspectes avaient été vus à Granby, Dunham, etc. qui ne semblaient guère soucieux de voyager comme de bons chrétiens dont la conscience est en paix. Et à ce propos, on faisait remarquer que plusieurs des chefs rebelles, fugitifs de la justice, pouvaient bien se trouver dans les parages. Les Viger, les Brown, les Rodier, les Wolfred Nelson, les Drolet, les Goddu, les Desrivières, etc. avaient déserté le théâtre des troubles et on les soupçonnait, à Montréal, de vouloir mettre la frontière entre eux et l’autorité constituée.

Ce soir-là, ce n’était plus l’anxiété ou l’attente qui se lisait sur les fronts. L’exultation éclairait ces physionomies. La joie brillait dans les yeux. Les voix éclataient avec un fracas claironnant et se croisaient avec un cliquetis de baïonnettes. Les gestes sabraient sans merci. Les coups de poing assénés avec conviction sur le comptoir tonnaient presque aussi fort que les canons en bois d’érable cerclé de fer qui avaient tiré à Saint-Charles des cailloux mal arrondis.

On était encore sous le coup de l’émotion qui avait accueilli la nouvelle de la grande victoire remportée, le mercredi précédent, par les volontaires de Missisquoi et le haut fait d’armes du capitaine Kemp qui, à la tête de sa compagnie, avait victorieusement repoussé les mille rebelles (le compte-rendu officiel dit de deux à trois cents) de Julien Gagnon dit l’ « Habitant ».

Au milieu de cette effervescence, la porte de l’auberge s’ouvrit et un homme, interrompant les causeurs, demanda d’une voix haletante : « Le lieutenant Alonzo Wood est-il ici ? »

Cet homme, évidemment, venait d’une certaine distance. Son teint animé par le froid, le col de son habit relevé, la casquette rabattue sur les oreilles, tout disait qu’il avait dû parcourir plusieurs milles de chemin.

Son entrée soudaine et sa parole précipitée avait fait diversion. Tout dans son attitude dénotait quelque chose d’anormal, d’inusité, d’urgent et les figures s’étaient toutes tournées dans sa direction, bouches bées et yeux questionneurs moins pressés à répondre qu’à apprendre le pourquoi de la question : « Le lieutenant Alonzo Wood est-il ici ? »

Mais avant même qu’on lui répondît, l’homme, devinant sans doute l’anxiété de ces gens et hâté lui-même de dire ce qu’il savait, apprit à son auditoire, tout attention, qu’il avait vu de ses yeux, sur la route du cinquième rang de Stukely, trois voyageurs à mine suspecte ; que leurs allures étranges avaient éveillé ses soupçons ; qu’il s’était dissimulé dans un taillis et que, de son poste d’observation, il les avait vu pénétrer dans une grange abandonnée, chez Guilmain. Ce qui semblait, disait-il, confirmer ses soupçons sur la conduite louche de ces voyageurs nocturnes, c’est qu’au lieu de s’adresser à la maison pour avoir un gîte, ils étaient entrés dans une grange abandonnée, par un temps aussi froid. Tout cela ne lui disait rien qui vaille…

Ce récit fit sensation et on se rendit aussitôt chez le lieutenant Wood qui n’était pas à la première alerte et dont l’enthousiasme ne s’enflammait plus aussi spontanément. Toutefois, par acquit de conscience et pour qu’on ne pût accuser son zèle de tiédir, celui-ci dépêcha le sergent Whitcomb avec quelques hommes dont Peter Mairs, Willard et Jos. Moffat, Milton Bowker, en tout une douzaine y compris les simples curieux qui comptaient bien que, cette fois, ça y était, pour aller en reconnaissance dans les parages en question. On amenait aussi Rover, le « hound » de l’aubergiste Osgood.

Et le détachement, après des préparatifs sommaires, partit en toute hâte. Il pouvait être dix heures quand on monta en selle ; la lune éclairait la route et le froid était vif. On avait une longue chevauchée à fournir par des chemins difficiles. Il faudrait, du reste, procéder avec circonspection et concerter un plan afin d’envelopper les fugitifs dans un réseau dont ils ne pourraient s’échapper. Il était à prévoir que, lorsqu’ils se verraient cernés, ils opposeraient une résistance acharnée. Ces gens-là n’étaient pas sans savoir ce qui les attendait, car leur sort était décidé. Les plus fanatiques, évoquant l’affaire McLane, parlaient d’écartèlement, de question, de torture, etc.

Quand nous disons qu’on partit en toute hâte, il ne faut pas se faire l’illusion de douze cavaliers dévalant à bride abattue. Nous l’avons dit, les chemins étaient impraticables. Nous ferons grâce au lecteur des ornières, cailloux, ventre-de-bœuf, cahots ou « papineaux » comme disaient alors assez pittoresquement les loyalistes à cause sans doute des soubresauts que le chef patriote imprimait à leur somnolent conservatisme. Qu’il nous suffise de dire qu’on mit deux longues heures à parcourir la distance relativement courte, malgré les méandres et les détours, qui séparait Frost Village de la route du cinquième rang.

On chevauchait au pas et en silence dans la direction indiquée lorsque Rover qui s’écartait volontiers du chemin pour aller fureter ici et là tomba soudain en arrêt en faisant entendre un sourd grognement suivi aussitôt d’un aboiement furieux.

— Nous y voici, fit le dénonciateur qui avait servi de guide au détachement.

Au même instant, des aboiements précipités partirent d’une mauvaise masure à quelque distance à droite du chemin. Sur les ordres du sergent Witcomb, les volontaires mirent pied à terre et après avoir attaché leur monture aux arbres qui bordaient la route, s’avancèrent en tapinois. On se disposa à cerner le chantier pendant que Whitcomb se dirigeait vers la maison de Guilmain, à vingt-cinq pas plus loin.

Ainsi réveillé au milieu de la nuit par un militaire armé, Guilmain resta tout abasourdi. Ce fut pis encore lorsque Whitcomb lui apprit qu’il était soupçonné de donner asile à des ennemis de sa Majesté.

C’était la bonne manière de s’assurer le concours de Guilmain qui, après force protestations, s’offrit, pour démontrer sa bonne foi, d’aller déloger lui-même les intrus qui l’avaient ainsi compromis.

Sur l’invitation de Whitcomb, il alluma sa lanterne à chandelle de suif et armé d’un solide gourdin en bois de charme, accompagna le sergent jusqu’à la bicoque où se trouvaient ses hôtes sans gêne. Il asséna un violent coup de gourdin à la porte en intimant à ceux qui se trouvaient à l’intérieur l’ordre de déguerpir.

— Qui êtes-vous, dit une voix rauque.

Ce fut le sergent Whitcomb qui répondit :

— Nous sommes des soldats de Sa Majesté et nous avons ordre de vous capturer morts ou vivants. Cette cabane est cernée de toutes parts par des militaires bien armés. Je vous somme de vous rendre.

— Nous nous rendons, répondit la même voix rauque. Cette capitulation fut suivie du déclic d’un verrou et la porte s’ouvrit.

Guilmain toujours armé de son gourdin y pénétra suivi du sergent. Célestin Parent, debout, remettait sa carabine tandis que le métis François tenait empoigné le museau de son chien Craig, le véritable délateur.

Dans un coin, gisait une loque humaine, prostrée dans une crise de désespoir.

Le sergent Whitcomb prit la lanterne des mains de Guilmain la dirigea sur l’inconnu dont il scruta attentivement les traits L’interpelant alors à haute voix : « In the name of Her Majesty I arrest you, Dr Wolfred Nelson ! »…

Quant à M. Thomas que nous avons quitté non loin de Granby, comme il était parvenu, le samedi précédent, à traverser la frontière, nous pouvons bien lever l’incognito. Il n’est autre que Thomas Storrow Brown, le virulent rédacteur du « Vindicator », l’un des plus ardents animateurs de la rébellion, le « général » Brown qui commandait à Saint-Charles.

Waterloo, avril 1910.


printed in belgium
imprimé en belgique

  1. Certains documents officiels le font « capitaine », d’autres, « colonel »