Matelot (Loti)/14

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 60-63).
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XIV


À Antibes, il arriva en juillet suivant, n’ayant reçu en route aucune lettre.

Le taciturne capitaine, qui l’avait pris en amitié, lui permit de descendre à terre aussitôt, sans s’occuper de rien. Et, dans son pauvre costume toujours le même, bien brossé, mais jauni et trop étroit, il traversa la ville, avec une sorte d’humilité toute nouvelle en lui, ne regardant personne, indifférent à sa tenue défraîchie et à son aspect de presque misère.

Antibes était accablé de soleil et de silence. Vite, vite, Jean courait à la maison, sentant ses jambes fléchir de hâte et d’impatience, ayant un tremblement qu’aucun retour ne lui avait causé.

La porte de chez lui était entr’ouverte, et voilée du traditionnel rideau de mousseline pour empêcher les mouches de passer. Miette se tenait là, dans le corridor frais, qui dit : « Ah ! monsieur Jean !… » sur un ton qui lui glaça le cœur, — un ton qui lui rappelait tout à coup celui dont elle l’avait accueilli le jour de son refus à l’école navale.

— « Grand-père ?… — demanda-t-il, à voix basse et suppliante, redevenu de dix années plus jeune, presque petit enfant. — Où est grand-père ? »

Au gémissement qui lui répondit, il comprit tout… Sa mère descendait, l’ayant entendu ; ils se rencontrèrent dans l’escalier et se tinrent embrassés longuement, — et elle pleurait, sans rien lui dire, voyant bien qu’il avait déjà interrogé Miette, et qu’il savait…

La tête bruissante comme après un grand choc, il entra avec sa mère dans leur petit salon du premier étage. Un homme de vilain aspect était là, avec une redingote noire luisante, et, sur la table des couverts d’argent s’étalaient, appareillés deux par deux :

« Eh ! bien, prenez-les à ce prix-là, monsieur, » dit la mère, pressée à présent d’en finir avec un marchandage commencé.

Alors, tandis que Jean demeurait muet et glacé, l’homme posa des billets de banque sur le tapis, puis mit dans ses poches les couverts et les emporta, — leurs couverts de famille, ceux de leurs dîners d’autrefois, marqués au chiffre du grand-père…

Et dès qu’il fut parti, elle prit son fils par les deux mains :

— « Eh ! oui, mon pauvre petit ! Ça et tout le reste, il faut vendre, vendre, et la maison et le jardin, tout, vois-tu, tout ce que nous possédions !… Sa pension m’aidait à vivre… Mais, à présent qu’il n’est plus là… je ne puis plus ! »

Elle parlait, un peu agitée comme une folle, paraissait presque distraite des choses cruelles qu’elle disait et qui pourtant lui avaient causé de longs désespoirs, — distraite par la présence de Jean, par la joie de l’avoir là, de le regarder, de l’admirer, grandi, fortifié et si beau…

Lui, se jeta dans les bras de sa mère, appuya la joue sur son épaule, comme se réfugiant là en un asile contre tant de malheurs, d’effondrements qui les accablaient.