Matelot (Loti)/22

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 98-101).
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Au large. Partout alentour, le vide, l’infini cercle bleu de la mer. En haut, l’échafaudage des voiles blanches et des cordes rousses aux senteurs de goudron, domaine de Jean et des gabiers ; mécanisme organisé merveilleusement, presque animé, dont chaque nerf moteur a son nom, sa fonction et sa vie ; et, circulant dans tout cela, l’équipage, c’est-à-dire quelques centaines d’hommes que le hasard a rassemblés, dont les noms sont tout à coup devenus des numéros, et dont les personnalités s’absorbent dans les fonctions remplies. Chez ces jeunes et ces simples, qui vivent là isolés du reste du monde, l’être individuel s’annihile, autant que dans les communautés religieuses ; les préoccupations de la vie quotidienne se réduisent pour eux à se demander si l’exercice de manœuvre a marché vite, si le loch a été filé à l’heure, si le ris de chasse a été bien pris le soir. Chacun, dans ce tout si minutieusement combiné, se borne à jouer son rôle spécial et toujours pareil ; il est le générateur de force physique qu’il faut à tel ou tel point précis, le ressort vivant qui raidit telle corde et jamais telle autre ; il est aussi la main qui chaque jour, à l’instant fixé, nettoie et fait reluire telle poulie de bois ou telle boucle de fer ; il accomplit automatiquement la série d’actes que d’autres avant lui — des inconnus qui portaient le même numéro — accomplissaient aux mêmes moments et aux mêmes places. Et dans cette abnégation absolue de leur libre arbitre, la vie saine et fortifiante qu’ils mènent leur épaissit les muscles, leur donne la gaieté de surface et le bon rire, — les fait tout à coup s’endormir du plus tranquille sommeil, n’importe où ils se couchent et à des heures quelconques de la nuit ou du jour, dès que les sifflets aigus de la manœuvre ne les appellent plus.

Chez ceux qui sont nés songeurs, le rêve prend, en dessous de ces excès de vie matérielle, une intensité plus grande, dans une sphère plus cachée. Chez quelques-uns aussi, il y a comme une sorte de dédoublement de l’être : certain gabier, qui ne parle que voilure et cordages, qui ne semble vivre que pour son métier de mer, est, au fond, demeuré un enfant attaché à quelque hameau de la côte bretonne, à des affections ou à de tout petits intérêts qu’il a laissés là-bas, — et cela seul compte pour lui, il parle et travaille ici machinalement, l’âme ailleurs, ne voyant rien du monde qu’il parcourt, ni de l’inconcevable immensité de la mer.

Dans le repos des soirs, un tel, qui était par exemple : « 218, bras de misaine bâbord », redevient le Pierre ou le Jean-Marie de ses premières années et s’en va s’asseoir à côté d’un autre garçon de son pays, qui lui-même a repris son être d’autrefois. Ils se cherchent, ils se trient, par âmes à peu près semblables, ou seulement par enfants des mêmes villages, tous ces entraînés aux grandes fatigues d’un métier si dur…

Jean, lui, causait avec les uns ou les autres, en leur langage, tout à fait matelot à l’extérieur, et planant assez haut, du reste, au-dessus de presque tous, pour pouvoir s’amuser gentiment, sans ironie, de leurs causeries naïves.