Matelot (Loti)/30

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 139-141).
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XXX


Dans ce nouveau port, le jour de son arrivée, on l’informa qu’un quartier-maître, rentré depuis la veille à la caserne, avait plus de droits que lui et prendrait sa place sur le bateau sénégalais.

Ainsi se passent, en changements imprévus, tant d’existences de matelots. Expédiés çà et là comme des colis, et en général tous désireux de prendre la mer, ils stationnent souvent bien à contre-cœur dans ces ports — où, les soirs, ils ont l’air de tant s’amuser.

Finis, ou du moins ajournés pour longtemps, ses projets de grand départ. Son tour de liste l’avait fait désigner pour la « Réserve » — qui est un groupe de bateaux désarmés, sommeillant dans le port pendant des périodes indéfinies. Pour lui, c’était comme s’il se fût échoué, d’une façon tout à fait inattendue, dans cette petite ville, régulière et blanche, triste en somme, dont les rues larges et presque sans passants finissaient à de vieux remparts ombreux. On ne voyait même pas la mer, dans ce port tranquille environné de grandes plaines d’herbages, et on aurait pu s’y croire perdu dans les provinces intérieures, sans ces bandes de marins qui chantaient le soir. Ce dépaysement d’un genre nouveau, ce dépaysement sur terre et pour une durée relativement très longue, lui causait une oppressante mélancolie ; il n’avait pas prévu cet exil, à si petite distance de sa mère, — et jamais ses impressions de solitude n’avaient été pareilles.

Et puis il prenait plus complètement conscience de sa position infime de matelot, dont certaines réalités lui avaient été épargnées jusqu’à ce jour. Parmi les hommes embarqués avec lui sur cette « Réserve », pas un qui fût un compagnon possible. Tout au plus se rapprochait-il de deux ou trois très simples et très jeunes, nés dans les chaumières primitives, avec lesquels il s’entendait, à certaines heures, par des côtés communs d’enfantillage, mais qu’il dominait de haut par la pensée et par le rêve.

Toujours raisonnable d’intention, il se dit qu’il chercherait à permuter et à partir ; que, d’ici là, il vivrait sage et retiré, économisant sur toutes choses et dormant chaque nuit dans son hamac, malgré la tristesse du navire presque vide et de l’arsenal désert.

Grand garçon de vingt-deux ans, on le voyait passer dans les rues, le soir, l’allure lente et fière, très beau, les grands yeux doux, la barbe noire, le cou bronzé et puissant, découvert par le col bleu. Avec une indifférence voulue, il regardait les jeunes filles, n’en trouvant d’ailleurs aucune à son gré, et ne manquait jamais, à la nuit tombante, avant le coup de canon de retraite, de franchir la grille de l’arsenal qui se refermait derrière lui jusqu’au lendemain.