Matelot (Loti)/48

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 215-221).
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XLVIII


Il ne mourut pas cette nuit-là, cependant. En bas, dans ce « mouroir », le médecin le ranima encore.

Pendant plusieurs jours, il continua d’exister et de réfléchir, avec des alternatives d’espoir, ou d’effroi plus glacé devant la mort solitaire. Il prenait un soin obstiné de lui-même, dans la pensée de plus en plus dominante, unique, de durer assez pour revoir sa mère.

Chaque jour, une pauvre lettre commencée pour elle traînait sur son lit, une lettre pour lui dire adieu, qu’il se mettait à écrire en hâte de fièvre, avec une effusion de toute son âme, — puis qu’il interrompait par fatigue épuisée, et qu’il déchirait après, dans un moment d’espoir revenu ou d’entêtement à ne pas mourir.

Sa « boîte » de matelot — coffret de bois blanc comme ils en ont tous — demeurait à la tête de son lit, contenant de précieuses petites choses qu’il s’inquiétait d’abandonner : des portraits, des lettres de cette mère si désirée et appelée, quelques-unes très anciennes, toutes jaunies, mais se rapportant à des circonstances particulièrement marquantes de leur vie passée ; et enfin, deux de ses cahiers de collégien,

… Tête renversée, il regardait de bas en haut les choses féériques…
couverts de figures de géométrie, et sur lesquels, un soir de beau soleil et de beau rêve, il avait inscrit la date de son admissibilité au Borda.

Il souffrait très peu, mais il était si faible, d’une faiblesse croissante, profonde, irrémédiable… Il avait des assoupissements agités de songes, des somnolences épuisantes qui le baignaient de sueur. Dans sa tête, était commencé le travail de la mort, le détraquement pitoyable, l’ironique retour aux idées et aux affections de l’enfance. Constamment il repensait à des choses du début de sa vie et se les rappelait avec une intensité morbide qui devenait comme une double vue.

Au contraire, les images de femmes et d’amour avaient cessé d’apparaître : pour je ne sais quelle cause, sans doute très sombrement physique, ces images-là étaient mortes les premières, dans sa mémoire prête à mourir aussi… Oubliée à présent, la jeune fille de Rhodes, qui, tous les soirs d’un mois de juin, était descendue pour lui vers le vieux port désert, attirée par le noir velouté de ses yeux de dix-huit ans ; oubliée, la Canadienne blonde qui lui avait quelque temps fait aimer une rue isolée d’un faubourg de Québec ; oubliées, toutes… À Madeleine seule, il repensait encore, certaines fois, parce que son amour pour elle avait été plus complexe, plus amalgamé à ce grand mystère du tréfonds humain que nous appelons l’âme ; il lui arrivait de revoir encore sa figure pâle et ses jeunes yeux d’ombre, ou de réentendre ses craintives causeries crépusculaires, dans la petite allée triste, sous les tilleuls fleuris, sous les feuilles nouvelles où tambourinait la pluie tiède des soirs d’avril.

Mais il en revenait vite à sa mère, à sa Provence ensoleillée, à son enfance, — surtout à l’époque du premier costume d’homme, du petit feutre brun à ruban de velours. Et d’indicibles désespoirs le déchiraient tout à coup, à la pensée de ne jamais, jamais revoir certains lieux de ce pays, certaines choses de ce temps-là ; — à la pensée, par exemple, de ne repasser jamais, jamais plus, par certain tournant de sentier, où il s’était assis avec sa mère, sous des pins, un soir de dimanche, au printemps…

— « Il ne s’en ira qu’aux premiers froids, » avait dit le médecin. Et en effet, l’Alisé, qui entrait par les panneaux ouverts et par les manches tendues, l’Alisé doux, tiède, égal nuit et jour, le soutenait, dans un état stationnaire.