Matelot (Loti)/50

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 229-230).
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L


Et son immersion aussi passa comme chose secondaire.

Un sinistre matin, au jour naissant, cousu dans sa gaine de toile, il fut monté péniblement, par deux hommes qui le tenaient au cou. « Qu’est-ce qu’il y a, — demandaient-ils, — qu’est-ce qu’il y a, dans le sac, avec lui, — des livres ? » — C’étaient les cahiers du Borda, les lettres, les débris et le couvercle de la boîte, tout ; celui qui l’avait cousu, — un humble ne sachant pas lire, — avait pieusement mis avec lui ce qui restait de ces choses précieuses. À grand’peine, à cause de tant de roulis, ils le montaient, avec des brutalités involontaires, qui heurtaient contre des angles de bois sa tête à jamais voilée. Par un panneau, furtivement entrebâillé pour le laisser passer, il fut remis à d’autres mains qui l’attendaient sur le pont et qui le hissèrent.

Le prêtre, âgé et malade, n’avait pas même pu venir, par ce gros temps dangereux, dire les prières des morts. Et les hommes de corvée étaient seuls, sur ce pont que les lames balayaient.

Pendant un plus effroyable mouvement de roulis, on le jeta dans un de ces gouffres d’eau, qui s’ouvrent et aussitôt se referment. Malgré le poids de fer attaché à ses pieds, une lame, une montée d’écume, le relança d’abord contre le navire, avec une force à briser ses os ; puis il disparut, plongé tout de suite dans le silence pour jamais, et commençant sa descente infinie, dans les ténèbres insondées d’en dessous…